Le Colibri

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À sa sérénissime Altesse, à son Consort ou à l'Intendant Impérial,

Je suis gré de vous informer l'arrivée de treize nouvelles favorites au sein du sérail royal. J'ose demander, humblement et pour le bien de vos femmes, l'avancement des frais de la maisonnée ainsi que des dots de droits d'enlèvement. À ce jour, le comptable de votre chambre n'a pas voulu me répondre, citant votre accord comme seul frein à l'encaissement. Je vous prie, mon Seigneur -ou ma Dame- de croire en mon sincère désarroi et vous supplie de pousser vos gens à régler cette affaire rapidement. Déjà, trois nouveaux bassins de marbre ont été installés, et je n'oublierai pas de rappeler à son Impérialissime l'arrivée prochaine de deux nouvelles pièces destinées aux plaisirs des dames. En espérant ainsi vous plaire, et pour l'éternité de votre lignée.

Avec mes salutations les plus basses, et mes excuses les plus confondues de vous importuner pour ces simples détails,

Votre fidèle, Senet

J'ouvrais les yeux autour de moi, hésitante, quand la servante écarta sa main de mon visage. Son pinceau, couvert de paillettes d'or et de cuivre, éparpillait dans l'air chaud une traînée de poudre brillante. Je ne pouvais encore voir son œuvre posée sur ma paupière, mais je savais qu'elle devait me rendre désirable. Aussi belle que toutes les femmes de cette bâtisse, sans aucun doute. Lirith était une femme avisée qui comptait depuis mon arrivée sur mon succès. Les servantes des plus grandes favorites avaient la belle vie, au même titre que leur maîtresse. Maîtresse ? N'importe quoi ! J'éternuai(s) quand Lirith continua à me couvrir de poudre nacrée, me tapotant de l'applique de fourrure avec enthousiasme.

"Belle ! Il faut vous faire belle !"

Je n'eus pas la force de rétorquer. Plusieurs semaines déjà qu'elle tentait à tout prix d'attirer la faveur de l'Empereur sur moi, en vain. Un coup de peigne ne pouvait lutter contre ma mauvaise volonté ; et si j'étais maîtresse, c'était en astuces pour me défiler. L'ambiance de soie et de luxe, les femmes alanguies autour du bassin principal, l'air trop lourd d'encens et de musc, tout me donnait envie de vomir. Mais impossible de fuir, les fenêtres étaient barrées de grilles dorées, et les gardes postés aux entrées ne donnaient pas envie de plaisanter. J'étais un oiseau en cage, un de ces oiseaux chanteurs à qui on brise les ailes. Et ces murs lisses et froids, ces plafonds sculptés aux arabesques inquiétantes, rien ne me faisait penser à ma Célie natale, à l'Océan, au sable blanc... J'étais prisonnière, un point c'est tout.

Un miaulement me sortit de ma rêverie, et Lirith profita qu'un grand chat beige se frottait contre moi pour me tendre un miroir. Un fourmillement me prit le nez, me chatouilla jusqu'à la gorge. J'éternuai avec fracas.

"Lirith, enlève-le, enlève-le moi !

— Madame doit être maudite par l'esprit des félins pour avoir une telle réaction !

— Il n'y a pas de chat dans mon pays...

La servante attrapa l'animal et me fixa de ses grands yeux noirs, plongeant ses ongles dans la fourrure avec tendresse. Je sentais son incompréhension pleine de reproches.

— Des invités viendront ce soir...

— Et l'Empereur ? demandai-je avec frayeur.

— Sans doute, Madame.

Je me refermai instinctivement, attrapai mes jambes et les serrai.

— Il faudra bien le faire, continua la servante.

Je la foudroyai du regard.

— Faire quoi ?! Je ne suis pas ici de mon plein gré, je ne vais certainement pas faire d'effort pour me faire violer !

— Alors ? La petite chérie ne s'est toujours pas décidée ?

C'était l'une des autres favorites qui s'était glissée jusqu'à nous, et me regardait d'un air moqueur. Elle était magnifique, avec ses grands yeux verts cerclés de noir, ses longs cheveux d'ébènes plaqués par une chaîne cuivrée. Elle leva sa main vers moi et me haussa le menton, les breloques brillantes attachées à son poignet cliquetant à mon oreille.

— La servante a raison, tu y passeras bien.

Elle avait un de ces accents venant des terres de l'Est, mystérieux et inquisiteur. Je la toisai d'un air froid.

— Pourquoi, tu ne lui suffis pas ?

Elle se mordit la lève, me jugeant presque d'un air hautain, puis me gifla d'un coup. Hoquetant de surprise, je mis ma main sur ma joue brûlante et la fixai.

— C'est un honneur que tout le monde envie ! Et toi, petite traînée, tu n'as rien à faire ici ! Tu y passeras, oui, mais pas avec lui ! Même ses chiens seraient un trop grand honneur pour toi !

Je l'avais vexée, à n'en pas douter. Ou peut-être effrayée, mettant en doute sa place souveraine. Ici, à attendre des heures à se faire belle, la fierté s'était transformée en une rivalité sourde et malsaine. Mais même pour moi, qui ne voulais pas rentrer dans leur jeu, c'en était trop. Je bondis sur elle, les ongles en avant. Ils étaient limés avec soin, joliment peints du même rouge sombre que mes cheveux. Du même rouge que le sang. J'attrapai alors son bras quand je plantai mes dents dans sa chair. Elle hurla, mais je ne lâchai pas. Il fallut bien plusieurs hommes pour me défaire de ma victime, pour me ramener les bras derrière le dos et les immobiliser, étouffant mes couinements vengeurs...

Pourtant, je n'étais pas vraiment énervée. Tout au fond de mon cœur, une enfant se blottissait de frayeur et n'appelait qu'à la paix. Mais mes cheveux en bataille, mes lèvres rougeoyantes me donnaient des airs d'animal sauvage, et je lançai un regard rageur aux gardes. Non, décidément, je ne serais pas présentable pour ce soir...

+++++++

La porte de ma prison était inlassablement close. À travers la persienne sculptée, je pouvais admirer les derniers préparatifs de mes compagnes. Leur corps à peine caché par des voilages mordorés, des soieries aux couleurs chatoyantes importées des lointaines cités du sud ; leur visage rehaussé de teintes mystérieuses et entouré de bijoux lumineux: tout n'était qu'un tableau absolument charmant. A croquer, elles l'étaient toutes, et j'y avais goûté avant l'heure. Les invités seront ravis. Et j'avais bien décidé de ne pas participer au principal festin.

"Dépêchez-vous ! Ils arrivent !"

Aux paroles du responsable, toutes s'ébrouèrent avec entrain. Elles piaillaient de joie, se remuaient en courant à petits pas à travers l'immense salle principale pour choisir la meilleure place, le podium de choix. Je ne pus m'empêcher un petit rire et glissai mes doigts à travers la grille pour mieux voir. Peut-être qu'Il sera là, après tout. En quinze jours de détention, je ne l'avais vu qu'une seule fois.

"Souriez, mesdemoiselles !"

Et la porte s'ouvrit. C'était la porte principale, celle à double battant rehaussée d'or fin. Les gardes postés des deux côtés, nos hôtes défilèrent. Grands seigneurs invités de multiples contrées, certains n'étaient visiblement pas intéressés par la politesse de l'Empereur. D'autres, la bave aux lèvres, s'essuyaient bruyamment, le bras passés aux cous de servantes qu'ils avaient déjà empruntés. Le marché n'eut le temps de commencer que des murmures envahirent la pièce. Je me mis sur la pointe des pieds, le souffle coupé.

"Choisissez, mes amis, celle qui vous conviendra pour la soirée. C'est jour de fête, qu'il en soit ainsi !"

Je vis son sourire malicieux, presque narquois, briller dans le contre-jour. Nonchalamment, il s'avançait à travers ses pairs, attrapa la main de l'une des femmes, l'effleura. Il semblait jeune, le regard luisant à travers ses mèches blondes. Son corps fin et athlétique, à peine couvert par quelques étoffes soigneusement brodées, rappelait celui des félins qui rôdaient dans la bâtisse. Il respira l'air parfumé, comme un chasseur à la recherche de sa proie, puis passa un doigt sur ses lèvres. Et soudain, comme une décharge, mon cœur s'arrêta. Il m'avait vue. Je retirai mes mains de l'ouverture et fis un pas en arrière, tremblante. Décidément, ma curiosité me perdra toujours.

"Toutes les femmes sont présentes ?" Sa voix semblait sonner innocemment.

"Bien sûr, votre Altesse..."

Il me pointa du doigt, lentement.

"Et elle ?

— Une... Une contrariante, votre Majesté... Elle a été punie et...

— M'auriez-vous menti ?"

La responsable déglutit. Pourtant l'Empereur ne semblait pas contrarié, mais la crainte avait envahi l'assemblée. Il fit quelques pas encore vers moi, et se planta devant ma porte.

"Une rebelle ?"

Je ne répondis pas.

"Ho ! Tu es le cadeau de ce barbare du nord ! Intéressant..."

Je ne savais pas quoi répondre pour ne pas aggraver mon cas.

"Et tu es danseuse, c'est cela ? Alors, pourquoi pas...

— Pourquoi pas ?" Je me mordis la lèvre, maudissant ma vivacité maladroite.

"Ce soir, tu danseras".

Mon ventre se serra, et je vis à peine son sourire satisfait quand ses hommes me délivrèrent de mon refuge. Raté. J'avais tout raté.

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