CHAPITRE 15

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La porte massive du palais grince sur ses gonds et révèle deux soldats si grands qu’Halotus doit lever les yeux pour les scruter. Silencieux, ils s’écartent, tels deux pans d’un rideau de théâtre et révèlent un jeune garçon vêtu d’une tunique en soie liserée de pourpre qui descend jusqu’aux genoux.

Britannicus, le fils légitime de Claude, émerge entre les gardes. La pâleur de son visage et ses yeux cernés trahissent des nuits sans sommeil et des torrents de larmes versés, il semble avoir vieilli soudainement, malgré ses treize ans. L’enfant qu’Halotus avait vu pleurer dans son berceau est devenu un jeune homme fatigué.

Britannicus reste silencieux, mais ses yeux expriment un dégoût évident. Halotus, confus, réalise bientôt que le prince le détaille en retour. “Je ne dois pas être beau à voir, moi non plus”, pense-t-il en baissant le regard vers sa cheville gonflée, ses pieds sales et les chaînes qui les entravent. Même son geôlier qui l’accompagne, les bras serrés sur son coffre rempli de pièces en argent, semble plus proche du compagnon d’infortune que du respectable gardien de prison. Tous deux forment un équipage singulier qui n’inspire guère confiance.

Halotus éclaircit sa gorge et s’incline devant le fils de son maître.

  • Salve, noble Britannicus, je sollicite ton audience même sous le voile de la nuit. Une cause urgente réclame ton attention.

Britannicus hoche la tête sans cesser de fixer le goûteur de ses yeux fatigués.

  • Parle, Halotus, mais fais-vite.
  • Ça tombe bien, le temps me manque.

Le regard d’Halotus oscille entre les soldats et les geôliers. Il se penche vers Britannicus.

  • Pourrions-nous parler seul à seul ? demande-t-il sur le ton de la confidence. Notre discussion doit rester si confidentielle que même les murs ne devraient pas l’entendre.

Le regard de Britannicus fixe un point imaginaire derrière Halotus. L’hésitation ne dure qu’un court moment.

  • Sortons prendre l’air. De toute manière, je n’avais pas sommeil.
  • Mais, maître, c’est un criminel… proteste un soldat.
  • Je ne risque rien, ne vous inquiétez pas. C’est un empoisonneur, je n’aurai qu’à refuser ce qu’il me propose à manger.

Il accompagne ses paroles d’un petit rire nerveux, puis d’un geste de la main congédie les soldats.

  • Ne vous éloignez pas, maître, le supplie l’un des soldats. Nous restons derrière la porte, prêts à intervenir au moindre signe de votre part.
  • Halotus, ne t’avise pas de t’enfuir, l’avertit le geôlier. Avec ta cheville gonflée, tu serais vite repris et crois-moi, la punition qui t’attend sera bien plus lente et désagréable qu’un saut dans le vide.
  • Cette idée ne m’a même pas effleuré, ment Halotus.
  • Et n’oublie pas, rajoute le geôlier : si tu n’as pas été grâcié avant le lever du soleil, je ne pourrai plus rien pour toi.

Les soldats tendent le bras droit, claquent les talons puis laissent Britannicus et Halotus s’engager dans l’allée bordée de cyprès. “Le cyprès, l’arbre symbole d’Attis”, songe Halotus. “Mes protecteurs ne sont jamais bien loin”.

Les dents serrées, Halotus boîte sous la lune gibbeuse pendant une vingtaine de pas aux côtés de Britannicus. Lorsqu’il s’estime suffisamment loin des oreilles indiscrètes, il s’arrête et rompt le silence.

  • Mes condoléances pour la mort de ton père.

Cette entame, Halotus a eu le temps de la tricoter et de la détricoter sur le trajet, tel Pénélope faisant et défaisant son ouvrage. En définitive, il a opté pour une accroche sobre, mais percutante, destinée à provoquer une réaction chez son interlocuteur. Il compte sur son sens de l’observation et sa compréhension de la psychologie pour faire accoucher Britannicus du secret qui le ronge. Parmi ses nombreuses lectures, Halotus a retenu les méthodes de Socrate pour confronter l’autre à ses contradictions et orienter le dialogue vers la vérité. Il compte bien les appliquer.

L’effet voulu ne tarde pas à arriver. Le visage de Britannicus s’empourpre. Son regard se perd dans les étoiles.

  • Mon… mon père… n’est pas mort.
  • Allons, Britannicus. Ne joue pas la comédie avec moi. Tu sais tout comme moi ce qu’il en est. Si j’ai demandé à te voir, c’est pour comprendre la raison qui vous pousse, toi, Néron, Agrippine et Burrus à dissimuler la mort de mon maître, quatre jours après son empoisonnement. Que cachez-vous ?
  • Burrus n’est pas au courant.

A demi-mot, Britannicus confirme ce qu’Halotus savait déjà.

Comme son père le lui avait annoncé plus tôt dans le cachot, Claude a bien succombé.

Contre toute attente, la vérité le percute en pleine poitrine. Son cœur se serre. Halotus vient de réaliser la mort de son père adoptif, à croire qu’une partie de lui-même se refusait à admettre l’évidence et espérait encore que son géniteur lui mentait.

C’est une certitude à présent. Plus jamais il ne reverra plus Claude attablé devant ses parchemins. Plus jamais il ne l’entendra buter sur les mots et employer des alternatives plus faciles à prononcer. Plus jamais il n’apercevra sa silhouette claudiquante arpenter les couloirs. Plus jamais il ne s’amusera à l’observer jouer les imbéciles pour mieux tromper les idiots. Plus jamais il ne boira ses récits passionnés sur les éléphants d’Hannibal, le redoutable Hamilcar et les mystérieuses prêtresses de Tanit. Plus jamais il ne tremblera avant de goûter les plats qui lui étaient destinés.

Il n’a pas réussi à le protéger.

Une larme coule le long de sa joue et s’écrase sur le sol, bientôt rejointe par un flot de pleurs qui n’est pas le sien. Britannicus, le visage mouillé, s’effondre dans les bras d’Halotus et laisse ses émotions le submerger.

Gêné et refroidi par cette effusion de sentiments, Halotus reprend ses esprits. Il écarte l’encombrant prince avec délicatesse. Le temps des explications est venu, celui du deuil attendra. Il doit se recentrer sur son objectif.

  • Britannicus, tu sais que je n’y suis pour rien dans la mort de Claude...

Le jeune prince approuve de la tête, renifle et se mouche dans un pan de sa tunique. Entre deux sanglots, il répond :

  • Mon père t’aimait comme son fils, peut-être même plus que moi.

Il marque un temps d’arrêt. Son visage se durcit, Halotus peut voir les muscles de ses mâchoires se contracter.

  • Non, ajoute-t-il. C’est ma belle-mère qui l’a tué.

Halotus se raidit, surpris par cette affirmation aussi péremptoire qu’erronée. Plutôt que d’avouer l’incroyable machination orchestrée par son père, il choisit de questionner le fils de Claude.

  • Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
  • L’empoisonnement, c’est sa marque de fabrique. Elle a éliminé de nombreux opposants de cette manière.

Le goûteur doit reconnaître que Britannicus n’a pas tort sur ce point.

Ce n’est un mystère pour personne qu’Agrippine fréquente le laboratoire souterrain de cette sorcière de Locuste-aux-cheveux-de-serpents, sulfureuse spécialiste en philtres d’amour et malédictions en tous genres.

  • Les empoisonneurs et empoisonneuses sont aussi nombreux à Rome que les ennemis de Claude, réplique-t-il. Cela ne suffit pas à l’accuser.
  • Certes, mais tu oublies que depuis peu, mon frère est le premier sur la liste de succession. Grâce à d’habiles manipulations dont elle a le secret, Agrippine est parvenue à convaincre mon Père de coucher son nom sur le document, soi-disant que je suis trop jeune et de constitution trop fragile. En tuant l'empereur, elle place son fils à la tête de l’Empire. Elle accélère la marche du monde, et au travers de Néron qui est encore malléable, elle prend les rênes du pouvoir.

Halotus réfléchit. En effet, Agrippine avait intérêt à supprimer son mari. Mais, lors du banquet, il se rappelle l’avoir entendu dire à Néron que le moment de mourir n’était pas venu pour Claude. Elle n’avait donc pas l’intention de l’assassiner ce soir-là. Probablement plus tard, mais pas lors du banquet fatal.

  • Et pourtant, rétorque Halotus… Et pourtant, Néron n’est toujours pas empereur. Elle ne s’est pas empressée de le couronner. Elle continue à faire croire au peuple que Claude est encore vivant, pendant qu’au même moment les vers rongent le cadavre du pauvre homme !
  • C’est vrai que c’est étrange, reconnaît Britannicus. Peut-être qu’une annonce précipitée aurait fait d’elle la première suspecte ?
  • Quatre jours ! Cela fait quatre jours que Claude est mort !
  • Tu as raison…

Une rafale de vent souffle, les cyprès tremblent. Halotus sent le froid le piquer, la fraîcheur de l’hiver aiguise sa réflexion. Il poursuit, tout haut.

  • Elle hésite. Elle doit avoir peur de quelque chose.
  • De quoi ? Que Claude se réveille d’entre les morts pour la hanter ?

Halotus sait qu’il tient le bon bout de son enquête quand soudain, il se frappe le front.

  • Accompagne-moi à son hermaneum !

Britannicus et Halotus se dirigent vers le palais. Halotus ne ressent plus la douleur à la cheville, son idée lui donne des ailes. Ils passent devant les soldats et le geôlier qui n’ont d’autre choix que de les regarder disparaître dans les couloirs de marbre.

Une fois dans l’hermaneum, l’émotion rattrape Halotus. Il revoit la chevelure blanche de Claude, derrière son bureau, son visage rond qui se lève en sa direction. Il chasse cette image de son esprit. Pas le moment.

Il file comme un dératé vers une étagère où des dizaines d’étuis en cuir prennent la poussière, à l’exception de l’un d’entre eux. Celui dans lequel Claude, avant le banquet, avait placé précipitamment un document, au moment où Halotus l’avait surpris en train de l’écrire. Halotus se rappelle le comportement étrange de son maître, ainsi que son mensonge lorsqu’il avait annoncé travailler sur son histoire de Carthage pourtant achevée depuis cinq ans.

D’un geste rapide, il retire le bouchon et sort le papyrus, sous le regard ahuri de Britannicus. Il déroule le volumen avec précaution, lit en silence. Un sourire se dessine sur ses lèvres et s’élargit au fur et à mesure de sa lecture.

  • C’est formidable ! Regarde !

Halotus lui tend le document. Britannicus le parcourt, les yeux écarquillés avant de le rouler et de le lui rendre en se laissant tomber sur un siège.

Halotus s’exclame, fier de sa découverte :

  • Le soir de sa mort, Claude avait décidé de déshériter Néron à ton profit !
  • Dans ce cas, c’est bien Agrippine qui l’a assassiné, c’est ce que j’avais dit.
  • Justement, c’est là que tu te trompes. Le soir du meurtre, elle a compris que Claude manigançait une entourloupe. Son comportement trahissait ses intentions. Chaque fois que Néron s’exprimait, il le rabaissait devant les convives, j’avais presque de la peine pour ton frère. Agrippine s’en agaçait et tentait de tempérer son fils. Je l’ai observée pendant le banquet, elle était nerveuse, mais n’osait rien dire. Quand Xénophon a diagnostiqué l’empoisonnement, elle a été la première surprise, elle a perdu pied. Quelqu’un l’avait devancée ! Qui ? Quel était le lien avec l’attitude ambiguë de Claude ? La situation lui échappait, elle devait mener l’enquête, demander à Burrus de remuer Rome et l’empire tout entier pour trouver le coupable. Elle faisait d’une pierre deux coups : d’un côté, elle se dédouanait en traquant l’empoisonneur, de l’autre, elle laissait à son ennemi invisible le temps de dévoiler ses intentions. Aujourd’hui, elle redoute la possible révélation de ce document et attend dans l’incertitude.

“Et elle peut attendre longtemps”, complète Halotus mentalement.

Il s’approche de Britannicus et lui adresse une tape virile sur l’épaule.

  • Avec ce document, tu vas aller au Sénat et tu te feras proclamer empereur. Et, au passage, tu n’oublieras pas de me gracier, j’en ai bien besoin.

Halotus, tout sourire, attend la réaction du jeune homme. Son sourire s’efface peu à peu face au manque d’enthousiasme de Britannicus qui demeure hébété sur son siège, muet, les jambes secouées par la nervosité.

  • Je… je ne peux pas.
  • Tu ne peux pas quoi ?
  • Je ne peux pas être empereur. Je n’en ai pas la carrure. J’ai peur.
  • C’est normal, relativise Halotus. Tu es jeune, mais tu apprendras. Le sang de Claude coule dans tes veines.
  • Justement, Père était terrifié à l’idée de mourir. Non, je ne peux pas affronter Agrippine, Néron, les sénateurs, les ennemis, c’est trop pour moi, vraiment.
  • C’est une occasion en or ! Tu seras l’homme le plus puissant du monde !
  • Qu’importe, si l’on m’assassine dans dix jours.
  • Tu auras la garde pour te protéger ! Et je serai ton goûteur attitré !
  • Claude avait tout ça. Il est mort.

Ne sachant quoi répondre, Halotus tente de renverser la position de Britannicus en appelant à sa compassion.

  • Dans une poignée d’heures, on va m’exécuter ! Tu as l’occasion de me sauver. Après, il sera trop tard.
  • Désolé, Halotus. Va-t-en et laisse-moi seul.

Halotus serre les poings, il enrage, le sang lui monte à la tête, le jeune homme apparaît en double devant ses yeux. Sa lâcheté l’excède et lui donne envie de tout casser. Il veut le convaincre, le secouer, mais se ravise en le voyant affalé, le regard vitreux, absent à lui-même. A quoi bon miser sur le mauvais conducteur de char ? Le document qu’il tient en main suffit à assurer sa libération, à condition d'être bien utilisé. Un plan se dessine dans son esprit. Et ce plan consiste à se jeter dans la gueule du loup.

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