CHAPITRE 9

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Halotus rouvre les yeux. Une obscurité suffocante l'enveloppe. Son compagnon de cellule accueille son réveil en grognant comme un porc. Les événements qui se sont déroulés vingt ans plus tôt, lorsqu'il a risqué sa vie pour sauver celle de Claude, résonnent en un étrange écho avec sa situation actuelle. Le souvenir du coup de poing reçu ravive la douleur des sévices qui l'ont conduit dans ce cachot.

“C’est étrange”, pense-t-il en massant son visage endolori. “Les Parques tissent la toile de mon destin avec autant d’embarras que ce cher Claude en a pour s’exprimer. Entre la violence de mon père, celle de l’archiprêtre, celle de Cherea à mon égard et celle des personnes qui m’ont envoyé dans ce trou, des motifs se répètent, des nœuds de souffrance. Cybèle a-t-elle voulu cela ? Et dans quel but ? Dois-je expier une faute ? Ou dois-je affronter ces épreuves pour prouver ma valeur ?“

Désorienté, Halotus prend sa tête entre les mains et essaie de chasser les brumes de l'inconscience qui persistent dans son esprit. Les images de sa tentative pour sauver son maître ressurgissent, floues et fragmentées, comme des morceaux de verre éparpillés sur le sol, douloureux, tranchants. Halotus lutte pour rassembler les débris, pour comprendre ce qui s'est passé après son acte héroïque.

Une nausée tenace monte dans sa gorge, mêlée à un profond regret. Regret de ne pas avoir agi plus tôt, de ne pas avoir été plus fort.

  • Ah, t'es réveillé ! se moque son voisin de cellule. Tu as enfin accepté de crever ?

Halotus ne riposte pas face à la provocation. Cet individu ne répondra pas à ses interrogations, il est en convaincu.

Le voyage vers la vérité, lui seul peut l'accomplir.

Il referme les paupières, ignore son compagnon ainsi que l’horrible odeur d’humidité qui règne dans la prison. Il se concentre à nouveau sur son passé.

  • Ah, te voilà enfin réveillé ! s’exclame une voix avec un accent grec. Voilà un garçon qui se refuse à mourir !

Halotus ouvre les yeux sur un visage aux contours flous, puis l’image se précise peu à peu. Un homme aux cheveux noirs et bouclés, au front sillonné par les ans ceint d’une lanière de cuir, se penche sur lui et prend son pouls.

  • Où… où suis-je ? murmure Halotus d’une voix faible.
  • Dans une chambre que l’empereur a fait aménager rien pour toi. Je m’appelle Xénophon et je suis son médecin personnel.

Halotus se sent vaciller. Les plans de Cherea avaient-il échoué ? Pourtant, il avait vu l’empereur dans une mare de sang.

  • Caligula est vivant ? Je suis sous sa protection ? Et Claude ?

Xénophon étouffe un petit rire dans sa main.

  • C’est vrai qu’il s’en est passé des choses ! Je comprends que tu sois désorienté !
  • Expliquez-moi ! s’impatiente Halotus.
  • Tout doux, tout doux, répond Xénophon avec douceur, je t’expliquerai tout. Dans ton état, tu ne dois pas laisser la colère t’emporter. Ne sois pas pressé. Tu as passé vingt jours dans les limbes, alors la vérité peut attendre un peu !
  • Vingt jours ! s’exclame Halotus, incrédule. Il ne se souvient de rien.
  • Oui, les soldats de la garde prétorienne t’ont littéralement piétiné et t’ont brisé les os. Il te faudra du temps pour te rétablir.

Halotus ouvre des yeux ronds. Il ne ressent aucune douleur, au contraire, une sensation de chaleur se diffuse en lui en un flot continu, il se sent bien, il a l’impression qu’il pourrait courir un marathon et dépasser les champions. Pourtant, au moment où il essaie de se lever, ses jambes répondent à peine.

Xénophon comprend, il laisse échapper un soupir, fouille dans sa trousse et tend un miroir en argent. Reflet effrayant. Nouveau coup de poing, au moral cette fois. Visage boursouflé et violet, pommettes explosées, yeux gonflés cernés de jaune, pupilles ensanglantées, dents manquantes ou cassées, il ressemble à un enfant de Vulcain et d'une harpie.

  • Je ne comprends pas, je n’ai pas mal, bafouille-t-il.

Le médecin grec lui présente une fiole pleine d’un liquide sombre.

  • Si tu ne ressens pas la douleur, c’est grâce à ceci. Du papaverum somniferum que je te fais ingurgiter depuis ton… accident.

“Sensation de déjà-vu” murmure Halotus en se remémorant le moment où le tonsor lui avait administré un breuvage identique, juste après sa castration.

  • En grec, nous appelons ceci un “pharmakon”, ce qui signifie à la fois poison et remède. Son effet est bénéfique, mais pris de manière trop régulière ou en trop grande quantité, il devient un poison dont le corps ne parvient plus à se passer. En son absence, la douleur devient encore plus insupportable et le corps réclame une dose plus importante. Il faut être infiniment prudent, ce remède est un menteur séduisant. Son prix est à la hauteur de son danger
  • J’essaierai de m’en souvenir. Bien, pourriez-vous me résumer ce qu’il s’est passé pendant ces vingt jours ?
  • Oh, beaucoup de choses… par où commencer ?
  • Par le commencement !
  • Très bien.
  • Ne me faites pas languir ! supplie Halotus.

Aussitôt ces mots prononcés, Halotus ressent un picotement dans le bas du dos, il irradie dans tout le corps jusqu’à devenir une douleur intense. Le jeune homme grimace, se tortille sur sa couche, la sueur perle sur son front.

  • Ah, voilà que l’effet s’estompe… diagnostique Xénophon.

Avec la rapidité du chat, Halotus lui arrache la fiole des mains, boit au goulot et vide le flacon sous l'œil incrédule du médecin. Xénophon pousse un juron dans sa langue natale.

L’effet est immédiat : ses pupilles se dilatent démesurément, une bouffée de bien-être s’empare de lui. Les couleurs tout autour deviennent chaudes, les formes mouvantes. Cybèle se tient devant lui, splendide, entourée d’un halo blanc. Dans la ville, au sommet de sa tête, un minuscule Attis gesticule et frappe un tambourin. Dans les cieux, le foudre de Jupiter danse dans la main du Roi des dieux et des grains de grenade pleuvent en averse.

Au bout d'un long moment, il revient lentement à la réalité, tremblant comme une feuille. Xénophon passe un linge humide sur son front en grommelant.

  • Vous n’auriez pas dû prendre autant de ce remède ! le gronde le médecin, les sourcils froncés.

Au même moment, une porte s’ouvre à l’autre de bout de la pièce et laisse apparaître la silhouette imposante d’un homme.

  • En effet, mon cher X…Xénophon, s’exclame le nouveau venu. En lat…tin, nous désignons par “potionem” les potions et les poisons, ce q..qui montre le lien étroit entre les d..deux ! C’est la dose qui fait le poison.
  • Encore quelque chose que les romains ont volé aux grecs, marmonne Xénophon.

Halotus s’est redressé sur sa couche, il a reconnu cette voix si familière.

  • Claude ! s’exclame Halotus d’une voix tremblante, les yeux remplis d’un mélange d’incrédulité et de joie. C’est vraiment toi ? Hypnos me joue-t-il des tours avec ses rêves tortueux ?

Claude, le sourire interrompu par les soubresauts de son visage, s’approche en boitant dans sa toge liserée de pourpre. Il félicite Xénophon d’une tape généreuse sur l’épaule et embrasse le front du spadone.

  • Mon Halo… Halotus, comme je suis heureux de te retrouver ! Non, tu ne rêves pas. Je suis bien vivant !

Halotus tend les mains vers le visage et palpe les joues molles de Claude.

  • C’est formidable ! Tu es bien réel ! Mais que s’est-il passé, alors ?

Le visage de Claude s’assombrit. Halotus se suspend à ses lèvres, anxieux d’entendre la vérité.

  • C…Comme tu l’as vu, mon neveu C…Caligula est m… mort, poignardé par Cherea et Cornelius Sabinus. Une fois leur forfait accompli, les assassins se sont dirigés droit vers mon bureau. Là, au péril de ta vie, tu as pris ma défense et ils t’ont assommé et laissé pour mort.

Claude contemple le drap blanc sous lequel se devinent les jambes brisées d’Halotus.

  • Lorsqu’ils ont forcé la porte, j’étais pétrifié, caché derrière un rideau, honteux de ma faiblesse face à la mort. L’un des gardes m’a découvert. J’ai fermé les yeux, prêt à accueillir mon sort, lorsqu’ils se sont esclaffés. J’ai rouvert un œil, puis l’autre. Cherea s’est adressé à moi : “Tu es le seul descendant d’Auguste, le dernier espoir de Rome. Tu seras notre nouvel empereur !” Je n’en croyais pas mes oreilles, mais ils avaient repris leur sérieux ! Comme je me sentais indigne de leur confiance, je commençai par refuser poliment, vous n’y pensez pas, je suis bègue et boîteux, pas courageux non plus... L’un deux m’a coupé : “Bien sûr, pour nous remercier de t’avoir épargné, tu sauras te montrer généreux envers nous, ô César”. J’étais donc forcé d’obéir. Je leur ai promis une somme considérable, puis, avec l’appui de la garde, le Sénat n’avait d’autre choix que de se soumettre. Me voilà donc empereur !
  • Empereur ! s’exclame Halotus.
  • Un retournement inattendu du d…destin, n’est-ce pas ?

Halotus est partagé entre l’incrédulité, la joie et le regret. D’un côté, il se demande si le pavot ne lui joue pas des tours, si tout ce qu’il entend n’est pas le fruit du pouvoir ensorceleur de la plante. D’un autre côté, il est ravi que Claude soit non seulement vivant, mais propulsé au sommet de Rome. Mais en parallèle, il se rend compte que sa tentative héroïque de sauver Claude s’est avérée aussi inutile que malheureuse. “Si, lorsque j’étais caché derrière mon buisson à espionner les deux conspirateurs, les dieux n’avaient pas détourné leur paroles en faisant souffler le vent dans le sens opposé, j’aurais compris qu’ils avaient l’intention de remplacer l’empereur fou par mon maître. Alors, je ne me serais pas dressé contre eux et je ne me retrouverais pas dans cet état. “

  • Et maintenant, que vas-tu faire ? demande Halotus.
  • J’ai commencé à me mettre au travail et j’avoue que j’y prends goût, le projet du nouveau port d’Ostie accapare mes jours et mes nuits. Le Sénat apprécie mes prises de positions mesurées et ma rigueur. Quand on s’attend au pire et que le médiocre arrive, on n’est pas déçu. Cela dit, je sais me montrer ferme quand il le faut. Par exemple, j’ai ordonné l’exécution de Cherea.

Halotus sursaute sur son lit.

  • Mais, c’est lui qui nous a libérés de Caligula ! Et c’est aussi lui qui t’a choisi pour le remplacer !

Claude émet un petit gloussement, un filet de bave coule à la commissure de ses lèvres.

  • C’est justement pour ces deux raisons que je l’ai condamné à mort ! Si j’accordais mon pardon à l’assassin de Caligula, cela voulait dire d’une part, que j’étais complice, ou pire, instigateur du complot. D’autre part je renvoyais ce message funeste qu’il est légitime d’attenter à la vie de l’empereur et je donnais une bonne raison à un comploteur de m’assassiner par la suite !

Halotus avale sa salive avec difficulté. Même s’il savait son maître intelligent et calculateur, il n’avait pas imaginé que cela pouvait le conduire à assassiner un homme. Ce constat le met mal à l’aise. Pour la première fois, Claude le déçoit. “Le pouvoir peut-il changer les gens ? se demande-t-il. “Deviendra-t-il fou comme Caligula ?”

  • Tu apprends vite les ficelles du métier, maître, se contente-t-il de dire.

Des cris de bébés ponctuent les paroles d’Halotus. Claude sourit.

  • Mon fils veut se faire remarquer, on dirait.
  • Ton fils ? s’étouffe Halotus
  • Oui… Messaline a accouché pendant que tu étais inanimé. C’est du reste la nouvelle impératrice, à présent.

Les yeux d’Halotus se révulsent, le jeune spadone perd connaissance. Trop, c’est trop. L’accumulation d’informations a eu raison de sa concentration. Il se réveille sous l’effet de sels que Xénophon place sous son nez.

  • Maître, je me souviens de t’avoir entendu critiquer l’infidélité de ton épouse ! Tu n’es peut-être pas le père de l’enfant.
  • Je le sais, Halotus. Mais la naissance d’un successeur rassurera le Sénat. Je suis vieux et Britannicus sera le futur Auguste.

Claude observe l’effet de ses paroles sur Halotus, qui reste bouche bée, puis reprend la parole.

  • Mais assez parlé de moi. J’ai une offre à te proposer.
  • Je t’écoute, maître.
  • Tu sais que le métier d’empereur expose à de graves dangers…

Les yeux d’Halotus se mettent à briller.

  • J’ai compris, Claude ! Tu veux que j’espionne pour toi, que je devienne l’espion officiel de l’empereur ? Je serai tes yeux et tes oreilles. J’étoufferai les complots dans l'œuf, tu peux compter sur moi !
  • Oui, mais je te propose encore mieux que ça, quand tu seras rétabli, bien sûr.
  • Mieux qu’espion ?
  • Mieux qu'espion ! Je veux que tu deviennes le goûteur impérial.

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