CHAPITRE 10

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“Goûteur impérial, quel honneur, voilà un titre qui a de l’allure !” s’exclame Halotus, alité, les yeux étincelants.

Flatté et aveuglé par sa dévotion envers son père adoptif, Halotus accepte immédiatement la proposition de Claude avec un large sourire édenté.

Mais lorsque la ville impériale et les murmures du palais se calment, les murs de sa chambre deviennent les témoins silencieux de ses doutes. Seul dans son lit, son choix lui apparaît précipité, il se demande s’il n’aurait pas dû réfléchir davantage avant de donner son accord.

Malgré les apparences, occuper le rôle de goûteur de l'empereur s'avère tout sauf un travail paisible.

“Auguste a été empoisonné par les figues de son épouse Livia”, songe-t-il. Germanicus, le frère de Claude a succombé aux poisons de Tibère. Tibère lui-même est mort dans des conditions suspectes, sans compter Agrippa Postumus et tant autres… Si toutes ces illustres personnes avaient employé des goûteurs, ils auraient évité une mort dans d’atroces souffrances. Leurs goûteurs, en revanche…”

L’exercice du pouvoir amène son lot d’ennemis mortels et Claude ne manquera pas de s’en faire lui aussi. Ce que Claude demande à son esclave n’est ni plus ni moins que de risquer sa vie à chaque repas, ou pire, à chaque bouchée.

“Il est trop tard pour revenir en arrière” songe Halotus. “J’ai donné ma parole, je ne peux me dédire au risque de perdre la confiance de Claude. Je servirai l’empereur, même si cela doit me coûter la vie, c’est ma mission. Après tout, si Claude m’a choisi, c’est parce qu’il n’a confiance en personne d’autre. Et, j’ai bien risqué ma vie lorsque la garde prétorienne tentait de pénétrer dans son bureau, je peux bien répéter mon acte héroïque à chaque repas. L’empereur saura me récompenser pour mon sacrifice”.

Halotus ne commence pas son nouvel emploi dans l’immédiat, il doit d’abord guérir. Xénophon l’oblige à rester au lit et lui prodigue massages, potions et soins divers. Claude rend régulièrement visite à Halotus pour prendre de ses nouvelles, même si ses fonctions l’accaparent. Rassurant, il lui répète que rien ne presse, qu’Halotus pourra goûter à ses plats une fois qu’il sera rétabli. “La santé avant tout”, répète-t-il. “Je préserve ma santé pour mieux la mettre en danger”, pense Halotus.

Halotus ne souhaite cependant pas rester inactif. S’il veut durer dans le métier, et dans la vie tout court, il doit connaître les risques qu’il encourt.

Il fait sien l'aphorisme de Xénophon : “Une bonne dose de connaissances donne du pouvoir aux prières". Grâce à ce conseil, il met à profit son temps libre pour se préparer à ses futures fonctions.

La théorie d’abord. Le bibliothécaire grec lui apporte des textes anciens et Halotus apprend à identifier les odeurs et les goûts des poisons grâce aux descriptions qu’ils contiennent. Le Corpus hippocratique et le traité d’herboristerie de Dioclès de Caryste lui sont d’une grande aide. Il y découvre notamment que certains poisons sont faciles à se procurer, car ils sont fabriqués à partir de plantes et champignons qui poussent dans les chemins, comme le Casque de Jupiter, la belladone, la ciguë ou l’amanite printanière. Il découvre également que la plupart des toxiques ont un goût amer et peuvent colorer légèrement les aliments auxquels ils sont mêlés, ou dégager des odeurs particulières, comme celle de l’anis ou de charogne.

Malheureusement, certains poisons demeurent indétectables par le nez et le palais. C’est là que réside le principal danger. Il est donc nécessaire de comprendre les premiers symptômes afin d’identifier la substance et d’ingérer l’antidote approprié ou au moins un pharmakon en mesure d’atténuer la souffrance, en espérant que le corps se défende de lui-même. Par exemple, les symptômes de l'empoisonnement à la belladone apparaissent au bout d’une vingtaine de minutes et peuvent inclure une vision floue, une dilatation des pupilles, une sécheresse de la bouche et de la gorge, une rougeur du visage, des hallucinations, de l'agitation, une diminution de la transpiration, une température corporelle élevée, des troubles mentaux et des convulsions, tandis que ceux du Casque de Jupiter impliquent des picotements à la langue, des vertiges et une accélération des battements du coeur. Halotus doit donc être à l’écoute de son propre corps dans les instants qui suivent les premières bouchées.

Mais Halotus ne se contente pas que de théorie, il passe également à la pratique. Faute de pouvoir tester les poisons, il exige de pouvoir goûter les plats afin de se familiariser avec leur goût. Ainsi, il repèrera une altération de saveur ou d’apparence occasionnée par la présence d’un toxique. Tous les jours, le cuisinier grec de Claude lui apporte les plats favoris de l’Empereur. Le cuisinier est de condition servile, tout comme Halotus, du reste. Il n’en demeure pas moins un artiste, qui considère la cuisine comme un art suprême et se montre intarissable sur la qualité de ses plats, avec la rigueur d’un astrologue et la précision d’un géographe. Une savante description accompagne chaque aliment, suivie de précisions telles que le moment idéal pour le préparer en fonction des astres, sa provenance, les méthodes de cuisson. Chacune de ses préparations est un voyage pour les papilles et l’imagination. Halotus goûte ainsi, entre autres, à la murène rôtie du détroit de Messine, pêchée lors de la pleine lune de Mars, ou bien au poulet à la Parthe, mijoté dans un plat en terre cuite, avec du laser modicum (cueilli sous la lune gibbeuse), des pruneaux de Damas (récoltés à la fin de l’été par deux jeunes vestales), au vinaigre et bien sûr, au garum, cette sauce de poisson très salée. Il savoure aussi toutes variétés de vins, grecs, de Campanie (le meilleur, selon le cuisinier), gaulois, cuits ou glacés à la neige, parfumés aux olives et aux épices, dilué à l’eau de mer ou à l’eau douce, vinaigrés aussi, car “Claude se laisse parfois aller à boire de la piquette”, se désole le cuisinier. Halotus prend son travail à cœur et retient les saveurs, en espérant que Claude ne décide pas du jour au lendemain de se séparer de son cuisinier, auquel cas il aurait tout à recommencer.

Si Halotus consacre ses journée à l'étude, ses nuits s'avèrent fiévreuses. Les horreurs de ses lectures s'allient aux douleurs de son corps pour lui interdire tout sommeil. Dès que ses yeux se ferment, il se voit au sol, la mousse aux lèvres, le corps secoué de convulsions mortelles. Claude, impassible, le regarde et se contente d'ordonner d’une voix morne : “T…Trouvez l’empoisonneur et exé...exé…exéc… tuez-le”. Le souvenir du meurtre de Caligula se mêle à des scènes orgiaques, aux apparitions de divinités multiples et à des visages de sorcières boutonneuses affairées devant leur chaudron fumant, tandis que sa gueule cassée danse dans le reflet d’un miroir et qu’il crache des dents à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Alors, il se réveille en sueur et trouve son salut dans le pavot somnifère, qui apaise ses douleurs et calme ses angoisses.

Quelques mois plus tard, une fois remis, son corps renforcé et son esprit aiguisé, Halotus est enfin prêt à commencer son nouvel emploi. Malgré les avertissements de Xénophon, il n’abandonne pas sa consommation de pavot, pour lequel il a développé un goût particulier. “Je contrôle”, assure-t-il.

Ce penchant ne l’empêche pas de faire ses premiers pas dans le métier. Passer de la théorie à la pratique se révèle pourtant un exercice plus difficile que prévu.

Claude mangeait déjà beaucoup avant de devenir empereur, mais depuis qu’il est au pouvoir, il se goinfre jusqu’à six fois par jour, quand il ne se réveille pas la nuit pour dévorer un poulet entier, une platée de champignons à l’ail ou des tétines de truie farcies aux oranges.

Halotus passe ses jours et ses nuits à goûter les plats avant Claude le glouton. “Goûte, Halotus, goûte pour moi”, répète l’empereur dès qu’il a faim. “Tu es mon dernier rempart, Halotus, protège-moi des ombres qui règnent sur les festins”, ajoute-t-il parfois. Et même si Halotus ne doit avaler qu’une bouchée à chaque fois, la multitude et la fréquence des repas finissent par dégoûter le goûteur de la nourriture au point qu’il ne se nourrit plus pour lui-même. Les seuls aliments qu’il ingurgite sont ces petites portions au goût de risque et cela suffit à le rassasier. “Au moins, je ne deviendrai pas obèse” songe-t-il en repensant aux avertissements alimentaires du tonsor suite à son opération.

Le jeune goûteur ne laisse toutefois rien paraître de l’angoisse qui lui serre l’estomac, et à ceux qui lui objectent qu’il va finir par s’habituer, il rétorque avec gravité : “S’habituer équivaut à abandonner sa vigilance. Le moindre égarement peut être fatal.“

Halotus maintient ainsi un équilibre constant et précaire entre paranoïa et confiance, car il faut une bonne dose de confiance pour avaler un plat potentiellement mortel. Dans cette entreprise, le pavot joue le rôle d’un compagnon apaisant, le seul à qui il puisse confier ses états d’âme sans crainte de jugement.

C’est en 796 (ab condita) que l’exigence d’Halotus envers sa fonction va payer pour la première fois.

La première tentative d’empoisonnement a lieu sur les terres humides de l’île de Bretagne. Pour asseoir sa stature d’empereur, Claude a entrepris de soumettre les tribus Atrébates au-delà de la mer, tout au nord, loin des complots de Rome. Halotus est du voyage, c’est la première fois qu’il s’éloigne de la ville éternelle.

La traversée de la Mare Britannicum s’avère pénible. Pendant tout le voyage, Claude se goinfre. “La mer, ça c…creuse”, rit-il, en obligeant Halotus à exercer son métier sur une mer déchaînée. Le goûteur ne garde rien dans son estomac et ne parvient pas à faire la différence entre les symptômes du mal de mer et ceux induits par des poisons potentiels. Une fois à terre, Halotus accompagne Claude à l’arrière des troupes et assiste de loin aux victoires triomphales de son maître face aux barbares pendant que l’empereur définit la tactique des troupes en compagnie des centurions.

Un soir, sur le camp, alors que les lueurs des feux de camp vacillent dans la nuit étoilée, un esclave aux cheveux de feu se présente comme échanson auprès de l’empereur. Vigilant, Halotus s’empresse de saisir la cruche et d’en humer le contenu. Une odeur d’épices et d’olives noires, un vin cuit, sucré, chaud… “C’est un defretum”, estime Halotus. Il porte la cruche à ses lèvres, se gargarise avec le liquide épais pour mieux en faire ressortir les saveurs. “Fruité, le raisin vient d’une terre ensoleillée et calcaire, c’est un vin gaulois, un Narbonnais, cuvée 793”, complète-t-il pour lui-même. Mais une légère amertume, inhabituelle pour ce type de breuvage, l’interpelle. Une note de danger. Par réflexe, il recrache le liquide au pied de l’échanson et attend, à l’écoute de son corps. Au bout de quelques minutes, alors que Claude tape du pied et tend la main en direction d’Halotus pour réclamer à boire, le jeune spadone ressent des picotements sur sa langue qui commence à gonfler. Avant de ne plus avoir suffisamment de place dans sa bouche, il désigne le roux et hurle avant de s'effondre au sol, secoué de spasmes violents. L’assassin tente de s’enfuir, mais des gardes l’arrêtent à la sortie du camp et le crucifient en pleine nuit, sous les yeux des autres esclaves des tribus soumises. Ce soir-là, Claude ne boira rien et restera au chevet d’Halotus, pensif. L’empereur, soucieux, ne prononcera pas un mot de la nuit, mais Halotus s'auto-félicitera pour son exploit. “On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même”, pense-t-il. “et au moins, quand on se sert soi-même, on est sûr de ne pas se faire empoisonner”, sourit-il intérieurement.

La deuxième tentative déjouée se déroule cinq ans plus tard, à Rome, au palais de Lucullus. Ce soir-là, les convives sont vêtus de leurs plus beaux atours, leurs rires résonnent dans la grande salle du banquet. On est loin des fastes de Caligula, mais les tables sont garnies de toutes sortes de plats. Halotus se tient au plus près de Claude, attentif. Allongée à côté de l’empereur, son épouse Messaline saisit des raisins du bout des doigts et les croque en levant la bouche d’un air provocant, tout en jetant des œillades à ses voisins. Claude semble ne pas se rendre compte de son manège, il mange ses champignons avec autant d’appétit qu’ils ont passé l’épreuve du palais de son fidèle serviteur.

C’est alors que Messaline prend un grain dans sa coupe et se penche vers l’empereur. “Un raisin, mon aimé ? “ susurre-t-elle, suave. Une alerte se déclenche dans la tête d’Halotus, qui se jette sur la main de Messaline comme un chien sur un os et s’empare du raisin. L’impératrice pousse des hauts cris, mais Halotus n’en a cure. Entre son pouce et son index, il scrute le raisin sous tous ses angles, le place devant une source de lumière comme un joaillier qui examinerait une émeraude. Son verdict tombe tel un couperet : “Vous avez injecté un poison dedans !” s’exclame-t-il sous le regard horrifié de Claude. Messaline s’offusque : “Quoi ? Comment osez-vous ? Je ne vous per... ”. Mais Halotus ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase. Il se tourne vers son protecteur. "Empereur, méfiez-vous. Votre vie est en danger." La salle de banquet tombe dans un silence mortel, les murmures étouffés des convives remplissant l'air. Le regard de Claude passe de Messaline à Halotus, d’Halotus à Messaline puis au raisin. “M…Mange ce raisin, ma fidèle Mess…Messaline”, dit Claude. “Il semble bien j...juteux” ajoute-t-il. Le visage de Messaline blanchit. “Mon aimé, je me sens un peu… barbouillée, je crois que je vais me coucher”. Elle s’empresse de partir avec son grain de raisin dans la main.

Le lendemain, Halotus apprendra que Messaline a été exécutée par un soldat, de même que deux de ses amants. Claude n’aura pas un mot pour elle, n’exprimera aucun signe de joie, de colère ou de tristesse, il se contentera de faire retirer tous les portraits et les statues à l’effigie de son ancienne épouse. L’exercice du pouvoir a endurci l’empereur et ces deux tentatives de meurtre ont appris à Halotus que le danger peut venir de partout. De personnes insignifiantes à l’autre bout de la terre, jusqu'aux personnes les plus puissantes juste à côté de vous. “Claude avait fait de moi ses yeux et ses oreilles, me voilà à présent son nez et sa bouche. Espérons qu’il ne me délègue pas l’usage de ses mains pour étrangler le prochain conspirateur”, pense-t-il.

Soudain, un grincement retentit. Un bruit qui provient du monde réel, celui où il est prisonnier, celui où l’on a déjà scellé son sort. Halotus vacille. Même si la curiosité le pique, il refuse d’ouvrir les yeux, il préfère rester emmitouflé dans le cocon de son passé, se réfugier dans le confort trompeur de ses souvenirs, bien au chaud, et poursuivre sa quête solitaire de la vérité.

Mais une main froide et osseuse se pose lourdement sur l’épaule d’Halotus. Le contact glacial l’oblige à réintégrer la dure réalité.

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