CHAPITRE 5

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L’enfant s’éveille, ses paupières s’ouvrent lentement. Ses yeux s'ajustent à la faible lumière qui filtre à travers les rideaux et révèle progressivement les contours d’une chambre. Tandis que sa conscience émerge d’un épais brouillard, une douleur s’intensifie au niveau de son entrejambe, jusqu’à devenir aussi insoutenable que la morsure de mille serpents.

Lorsque son regard descend vers sa tunique, son cœur rate un battement. Une tache rouge sombre s'étend sur le tissu.

Un hurlement s’échappe de sa bouche, une déchirure dans le silence, mélange de douleur et de peur.

Il a compris.

Des larmes brûlantes inondent ses yeux. Submergé par une vague de honte, incapable de trouver des mots pour exprimer la terreur qui le dévore, il se recroqueville sur lui-même comme un enfant qu’il restera a tout jamais.

  • Ah, notre nouvel Attis s’est réveillé ! s’exclame une voix familière, d’un ton léger. A présent, tu es ce que l'on appelle "un spadone".

Le tonsor entre dans la pièce et s’approche du lit.

  • Ne pleure pas, petit, je te donnerai une tunique neuve, ajoute le barbier.
  • Je ne pleure pas pour mon vêtement taché, parvient à répondre l’enfant entre deux sanglots.
  • Je le sais bien.

Il soulève la tunique de l’enfant et inspecte son anatomie sans aucune gêne. Un sourire éclaire son visage.

  • Tu vivras !

L’enfant ne répond pas, il se demande s’il ne préférerait pas être mort plutôt que mutilé. Indifférent à ses pleurs, le tonsor continue sur sa lancée :

  • Le dernier n’a pas survécu, il s’est vidé de son sang. Il est parti dans la nuit, j’entends encore ses hurlements dans ma tête. Le précédent avait succombé à une infection, mais toi, tu vivras ! Je constate que la cicatrisation a déjà débuté, c’est parfait. Tu as de la chance, d’ici quelques jours, tu seras sur pied ! Ah, j’ai vraiment bien fait de miser sur toi ! J’étais certain que tu te montrerais suffisamment robuste.

Il fouille dans une trousse, sort une serviette qu’il imbibe d’un liquide brunâtre et l’applique sur l’entrejambe de l’enfant avec des gestes délicats et professionnels, puis exhibe un petit pot d’argile.

  • Je fabrique cette crème avec des glandes de castor. Tiens, sais-tu que les castors, lorsqu’ils se sentent en danger, se châtrent eux-mêmes ? Cela explique le lien entre les deux mots, castor et castration. Amusant, n’est-ce pas ?

Le traumatisme est encore trop frais pour susciter un sourire ou même une curiosité étymologique de la part de l’enfant. Le barbier semble le comprendre et n’insiste pas. Il plonge un index dans le pot, le ressort couvert d’une épaisse masse blanche et étale la préparation sur le scrotum de l’enfant, qui détourne le regard, le visage grimaçant.

  • Je sais, reprend le barbier. L’odeur est pestilentielle. Mais c’est très efficace, tu vas voir.

Après avoir appliqué la pommade, le barbier ôte une petite fiole de sa trousse. À l'intérieur, un liquide sombre et épais repose tranquillement.

  • Pour soulager la douleur encore plus efficacement, dit-il en souriant. C’est une boisson à base de papaver somniferum, une plante aux pétales blancs venue des plaines de l’Orient.

Le garçon avale une gorgée. Aussitôt, une sensation de soulagement et de chaleur s’empare de lui, il reprend des couleurs, ses paupières s’affaissent, le visage du barbier se déforme comme de la cire fondue, les sons deviennent des murmures lointains, il croit entendre des voix chuchoter à son sujet. Enivré par la magie du pavot somnifère, il oublie sa douleur et se laisse emporter dans un univers doux et moelleux où les mortels boivent à la coupe des dieux.

Le barbier applique des pansements et remet la tunique en place.

  • Je te laisse le flacon, tu en prendras une petite gorgée dès que tu as mal, jusqu’à complète guérison. Mais attention, l’avertit le barbier, n’en bois pas plus que de raison…

L’enfant sourit béatement et hoche la tête en regardant dans le vide. Il est ailleurs, loin de ce temple, de ce barbier menteur, de ces prêtres maquillés, de cette souffrance. Il marche dans un jardin, pieds nus sur l’herbe fraîche, la musique d’une lyre accompagne ses pas légers. Il s’assoit à l’ombre d’un olivier, quand soudain une secousse agite le sol sous ses pieds. Une fissure béante apparaît et le voilà englouti dans les entrailles de la terre.

Le garçon se redresse sur son lit, les yeux paniqués, une sueur glacée inonde son front brûlant. La silhouette floue du barbier se penche vers lui pour éponger son visage fiévreux. L’expérience du pavot a révélé une angoisse profonde, une terreur qui s’est frayé un chemin jusqu’à ses lèvres engourdies.

  • Que… que va-t-il m’arriver à présent ? bredouille-t-il.
  • C’est-à-dire ?

L’enfant désigne la tache rouge sur son entrejambe.

  • A cause… de ce que vous m’avez fait…

Le barbier se lave les mains dans une bassine d’eau claire, prend le temps de les sécher sur une serviette propre. L’attente est interminable.

  • Je vois, je vois. Il va t’arriver du bon, et un peu de moins bon. Tu veux que je commence par quoi ?
  • Le moins bon.
  • Très bien. Primo, je n’aurai pas le bonheur de t’avoir comme client plus tard. Ta barbe ne poussera pas et ton corps demeurera aussi lisse que les fesses d’un chérubin. Secundo, ta croissance restera identique à celle d’un homme complet, mais si tu n’entretiens pas ton corps par l’activité et la pratique du sport, il existe un risque accru d’amollissement des chairs. Tertio, tu ne connaîtras pas les plaisirs de la chair, mais ne dit-on pas que l’ignorance préserve des déconvenues ? En corollaire, tu ne pourras engendrer de progéniture, mais tu pourras adopter, si tu le souhaites.
  • Et… euh… pour uriner ?

Le barbier hausse les épaules, cette question lui semble triviale.

  • Rien ne va changer, tu continueras à uriner debout et ça ne te brûlera pas ! Je ne t’ai pas sectionné la verge, juste retiré les testicules. Certains les auraient fait tremper dans de l’eau brûlante avant de les presser avec les doigts, ou, pire, de les écraser au marteau, mais ce sont des pratiques barbares comme on n’en voit que dans les contrées lointaines de l’orient. A Rome, nous ne sommes pas des monstres !

L’enfant ne partage pas cette opinion. Qu’importe, le barbier ne se soucie pas de son expression dubitative. Il reprend, d’un ton enjoué :

  • On a passé en revue les petits désagréments, voyons maintenant les points positifs. Ils sont nombreux et compensent bien largement les inconvénients ! Primo, tu n’auras pas à entretenir ta pilosité. Voilà une corvée de moins et une belle économie. Secundo, ta voix restera pour toujours celle d’un enfant, cristalline comme de l’eau de source. Nul doute que tu excelleras dans les arts du chant et que l’on se pressera pour t’écouter. Tertio, tu devras vivre plus longtemps. Il est de notoriété publique que les eunuques bénéficient d’une longévité accrue. Quattro, et je garde le meilleur pour la fin, ton nouveau statut de spadone t’ouvre un avenir radieux. Tu vas t’extraire de ta petite vie minable sans aucune perspective d’avenir, accablé par un père lâche et stupide. D’ici quelques jours, tu seras au service d’un puissant sénateur, Tiberius Claudius Drusus.
  • Je serai un esclave !
  • Tout de suite, les grands mots ! Oui, tu seras un esclave, mais un esclave de luxe ! Tu ne seras pas de ces forçats qui triment dans les mines ou rament sur les galères. Toi, tu vivras dans l’or et la pourpre, au sein d’un palais ! Tu dormiras dans un lit avec des couvertures en satin ! Avec ton intelligence, je ne doute pas que tu sauras te rendre indispensable, influencer ton futur maître, gravir les échelons et bien sûr, t’enrichir quand il t’affranchira.

L'enfant se remémore les paroles : "Je suis content d'avoir misé sur toi", ainsi que les transactions d'argent effectuées entre lui et son père, et entre lui et le prêtre de Cybèle.

  • J’imagine que vous n’avez pas fait tout ça par bonté d’âme.
  • Evidemment que non… Barbier est un beau métier, mais cela ne rapporte pas suffisamment. Il me faut quelques à-côtés… Vois-tu, les eunuques sont très prisés par les riches familles. Et ils valent d’autant plus cher qu’ils ont été castrés dans les règles de l’art, dans le respect des rites anciens, sous la protection de Cybèle.

Le barbier sort de sa trousse un rouleau de parchemin et le brandit comme un glaive.

  • Avec ce certificat que j’ai acquis pour un prix exorbitant - ces religieux sont d’une cupidité sans nom - ta valeur a quadruplé. Tu es devenu un spadone de luxe ! Si tes bourses sont vides, pardonne-moi l’expression, les miennes vont se remplir quand je t’aurai vendu à ton nouveau maître ! Heureusement, ton père n’a pas cherché à négocier ma proposition, cela m’a permis de faire quelques économies. Quand j’y pense, j’ai été idiot. Je regrette de ne pas lui avoir proposé moins, peut-être même qu’il t’aurait vendu pour une poignée de lentilles, ou pour rien, il avait l’air de vouloir se débarrasser de toi. Pour être parfaitement sincère, c’est une bonne chose que tu te sois éloigné de lui. Un jour, il aurait fini par te tuer, j’ai vraiment l’impression qu’il te haïssait du plus profond de lui-même et qu’il espérait apprendre ta mort après l’opération.

L’enfant baisse les yeux, des souvenirs remontent à la surface. Entre deux gifles, son père ne cessait de le rabaisser et de l’accuser d’avoir tué sa mère à sa naissance. Il repense aux coups de fouets, aux brimades, aux humiliations, aux jours sans manger, enfermé dans une pièce sombre, à attendre une main tendue pour le relever. Soudainement, les marques rouges sur ses fesses et sur son dos semblent brûler ses chairs à nouveau.

Le barbier passe sa main dans les cheveux de l’enfant.

  • Rien ne sert de s'apitoyer. Comme on dit, “amor fati”, aime ta destinée. Ah, j’oubliais, j’ai deux cadeaux pour toi.

Il lui tend un pendentif argenté en forme de croissant de lune.

  • Voici le premier présent, il est matériel. Le symbole de Cybèle t’accompagnera partout où tu iras. La déesse te protègera, elle sait se montrer généreuse. Ton deuxième cadeau est plus spécial, plus spirituel. Les prêtres t’ont donné un nouveau nom, pour symboliser ta renaissance sous la protection d’Attis et de Cybèle. Désormais, tu t’appelleras Halotus, l’auréolé.

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