CHAPITRE 6

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  • Halotus, t’as de la compagnie !

Une voix puissante brise le silence du cachot et contraint l’eunuque à interrompre la descente en apnée dans ses souvenirs. Retour à l'humidité oppressive de la cellule. Retour à cette réalité qu'il ne comprend pas. Pour se rassurer, Halotus caresse le pendentif en croissant de lune, ce petit objet familier le suit depuis si longtemps. Il s’en veut d’avoir momentanément oublié l’existence de Cybèle, la compagne silencieuse de sa détresse.

Halotus.

Voilà comment il s'appelle.

Il a beau fouiller sa mémoire, il n’a aucun souvenir de son nom avant sa castration. L’opération a fait de lui un homme neuf. Incomplet, car ses attributs lui ont été arrachés, mais neuf.

  • Halotus, écarte-toi ! répète la voix, qui, à son timbre grave, ne peut appartenir qu’à un homme, pas à un eunuque.

Un grincement sinistre retentit au-dessus de lui. Inquiet, Halotus se fige et lève le nez. Une trappe s’ouvre et laisse filtrer un carré de lumière. Momentanément aveuglé, Halotus porte instinctivement la main à ses yeux, mais la silhouette sombre qui surgit par l’étroite ouverture ne lui échappe pas. Il s’écarte légèrement, le nouvel arrivant s’effondre à côté de lui dans un bruit de chaînes et de chairs meurtries.

Halotus peine à distinguer les traits de son visage noyé sous une barbe et des cheveux crasseux. Il n’a pas le temps de prononcer un mot que le détenu file dans un coin comme un animal apeuré.

Pendant ce bref instant où la lumière révèle ce que l’obscurité lui masquait, Halotus observe son environnement. Le plafond, si bas qu’un homme debout se sentirait oppressé, semble se refermer sur eux comme la pierre d’un caveau. Le sol en roche est un amas chaotique de cailloux pointus, de dalles brisées couvertes de mousse verdâtre. Un terrain inhospitalier pour des âmes brisées.

Un petit seau, plus une insulte qu’une commodité, trône dans un coin, rappel brutal d’une humanité réduite à ses plus élémentaires besoins.

Au centre du cachot, un étroit puits à l’odeur insoutenable s’ouvre dans le sol, il mène probablement à la Cloaca Maxima, le grand égout de Rome. Halotus grimace en imaginant les milliers d’excréments naviguant en contrebas, tels une flotte de petits navires puants à destination du Tibre, puis de la Mare Nostrum. Et au milieu de ces étrons guerriers, des rats nagent en poussant des petits cris stridents… Halotus réprime un haut-le-cœur, il chasse ces images de son esprit et détourne le regard de ce trou maudit.

Sur les murs en pierre rugueuse, ternis par l'humidité et la crasse, des graffitis témoignent du passage de tant d’âmes aujourd’hui disparues, certains lui semblent très anciens. Chaque mot, chaque encoche gravée, chaque dessin raconte une histoire de survie dans ce lieu d’oubli.

Les noms résonnent comme des échos du passé et Halotus imagine des silhouettes du passé en train de s’acharner à marquer la pierre avec leur petit caillou.

Au milieu des Caius, Lucius, Marcus, Halotus parvient à lire des noms prestigieux, comme celui de Vercingétorix, le chef gaulois qui défia l'Empire romain avec bravoure, ou celui de Jugurtha, le roi numide qui résista à l'oppression. Halotus sourit, il pense que certains prisonniers avaient une bonne dose de folie pour oser endosser l’identité de telles figures de l'histoire romaine, alors même qu’ils attendaient aux portes de la mort. Les dieux n’apprécient guère ces défis puérils, il est délicat de se les mettre à dos à un moment si crucial.

Avide de lecture, Halotus poursuit son inspection.

Les inscriptions philosophiques imprègnent les murs d’une sagesse stoïque, rappelant au prisonnier la fragilité de la vie : "Semper idem" - "Toujours pareil" - méditation sur la constance du destin, "memento mori" - "Souviens-toi que tu vas mourir" - incitation à réfléchir à la mort inéluctable.

Pourtant, au milieu de ces rappels impitoyables de la réalité subsistent des traces d'humanité. "Ego cacas in tenebris" - "Je fais caca dans l'obscurité". Halotus ne peut s'empêcher de laisser échapper un gloussement. Même dans les ténèbres, la vie continue et le rire y a sa place. Des sexes dressés sont gravés à côté de bâtons comptant les jours de captivité. Privée de liberté, l’humanité ne manque jamais de ressources, songe le prisonnier.

Emu, Halotus détaille les mots et symboles gravés, empreintes d'une résistance silencieuse, cris muets pour laisser une part de soi dans le monde des vivants. Ces graffitis ne sont pas seulement des marques physiques, mais aussi des témoignages de l'espoir têtu des prisonniers, une tentative de transcender leur condition en laissant une trace indélébile de leur existence dans cet antichambre de la mort. Sans réfléchir, Halotus empoigne un caillou pointu. Lui aussi ressent le besoin impérieux de laisser une trace de son passage, mais au moment où il l’approche du mur, il se rend compte qu’il n’a rien de précis à dire. Il ne sait toujours pas ce qui l’a amené dans ce trou, sa mémoire lui résiste encore, il ignore même s’il mérite son sort. “Amor fati”, peut-être, pour répéter la devise du barbier ? Il hésite. Sa destinée en sera-t-elle modifiée s’il grave ces mots ? Doit-il vraiment s’accommoder de son destin, même si celui-ci consiste à croupir ici et mourir dans d’atroces souffrances ? Ce proverbe n’a-t-il pas été inventé pour inciter les hommes à se soumettre ? Halotus en est convaincu : il est hors de question de se laisser faire, comme l’enfant qu’il était, ce soir-là dans le temple. Il veut vivre et se battra jusqu’au bout. A la place de la devise stoïcienne, il grave donc “Audentes fortuna juvat”, la fortune sourit aux audacieux.

Sitôt les mots inscrits dans la pierre, la trappe se referme en un long grincement et le voilà à nouveau plongé dans les ténèbres. Mais cette fois, il n’est pas seul.

De sa voix d’éternel enfant, il interpelle son compagnon de cellule.

  • Qui es-tu ? lance-t-il dans le noir.

Un long silence lui répond, suivi par une voix rauque.

  • Je suis un homme qui bientôt ne sera plus, tout comme toi.

Halotus frissonne à la froideur de la réponse. Malgré tout, il est déterminé à briser la glace et entame la conversation.

  • Dès que l’on sort du ventre de notre mère, nous sommes des hommes qui ne seront plus un jour, philosophe-t-il.

L’inconnu émet un rire sinistre.

  • Certains ne mériteraient même pas de sortir du ventre de leur mère, grince l'inconnu. Les Parques, pour je ne sais quelle obscure raison, tardent à rompre le fil de leur vie. Alors, il faut prendre les devants et le couper à leur place.

Les paroles de l’inconnu se réverbèrent sur les parois du cachot. Halotus en déduit que son compagnon de cellule est un assassin. Instinctivement, Halotus recule et se colle à la paroi humide et froide, le plus loin possible de son compagnon d'infortune. Une goutte d’eau lui tombe sur le bout du nez, il frissonne.
En même temps, à quoi s’attendait-il ? A un compagnon agréable ? A une conversation amicale et raffinée ? On n’enferme rarement des agneaux dans un cachot.

  • Maintenant, je n’ai plus qu’à attendre, reprend l’homme.
  • Eh bien moi, je me refuse à mourir maintenant, une longue vie m’attend ! Rien n'est plus précieux que la vie ! N’as-tu pas envie de sortir d’ici ? De t’évader ?

Halotus s’enflamme, il sent l’espoir lui réchauffer le cœur.

  • Il y a un petit puits, là, qui donne sur les égouts et…
  • Personne ne sort vivant du Carcer Tullianum, le coupe l’inconnu, tranchant comme la lame d’un couteau.

Le Carcer Tullianum. A ces deux mots, Halotus frissonne. Le cachot le plus célèbre de Rome, le plus secret aussi, situé au pied du Capitole, qui a hebergé les illustres Vercingétorix et Jugurtha avant leur exécution... Ainsi, les graffiti qu'Halotus avait pris pour des plaisanteries se révèlent authentiques ! Il n'en revient pas.

  • L’Empereur réserve ce traitement aux criminels les plus dangereux, reprend Halotus. Sais-tu pourquoi l’on m’a enfermé ici ?

Halotus sent son cœur battre plus fort, l’angoisse et la curiosité se mélangent en une bouillie d’émotions.

  • Tu ne t’en souviens pas ? ricane l’homme.
  • Non, j’ai perdu la mémoire et je ne me rappelle que mon nom.
  • Tu es bien le seul à ne pas savoir, alors. A Rome, tout le monde parle de toi…

Halotus attend, le souffle coupé.

  • Alors, dis-moi !

L’inconnu laisse échapper un soupir pesant avant de révéler le sombre secret de la présence d’Halotus en ces lieux.

  • Tu as tué Claude. Tu as tué l’Empereur.

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