CHAPITRE 4

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Docile, l’enfant suit le barbier dans le temple. Malgré une apparente soumission, son esprit est en proie à l'agitation alors qu’il gravit les marches. Qui l’attend derrière la lourde porte ? Quel lien peut-il y avoir entre les légendes aussi terrifiantes qu'absurdes et sa présence ici ? Que signifie l'énigmatique phrase du barbier, “j’ai misé sur toi” ? Il faisait certainement référence à la bourse donnée à son père, mais quelles sont ses intentions désormais ? Mérite-t-il confiance ?

À l'intérieur, une multitude de lampes à huile crée un éclairage maigre et tremblant qui jette des ombres étranges sur les statues. L'huile brûlée dégage une odeur boisée, poisseuse, qui colle aux vêtements. Mêlée à celle de l'encens et de la myrrhe, elle imprègne l'air de mystère et d'inquiétude. Ce parfum entêtant lui pique les narines. Il réprime un éternuement. Quel cataclysme pourrait-il déclencher s'il se laissait aller ?

Parmi les imposantes statues alignées le long de l'allée centrale, il se sent miniscule, vulnérable. Tétanisé, il n'ose avancer, mais le barbier le tire par le bras. Il n'a pas d'autre choix que d'affronter ces géants de pierre.

Il reconnait les personnages familiers du mythe conté par le tonsor. Un beau jeune homme, affublé d'un bonnet phrygien, vêtu d'une longue robe, tenait un tambourin et une branche de pin dans ses mains, probablement Attis. La tristesse sur son visage provoque chez l'enfant un malaise teinté de compassion. Une ombre mouvante passe sur la statue. Attis vient-il de tendre le bras vers lui ? L'enfant sent un frisson le parcourir, il s'éloigne et n'ose se retourner, de peur de voir la statue penchée vers lui dans l'espoir de le retenir. Le souvenir d'une histoire lui revient en mémoire. Il y a très longtemps, Ptolémée 1er, pharaon d'Egypte, avait fait un long voyage pour acquérir la statue du dieu Sérapis. Une fois sur place, les tractations avec les prêtres durèrent si longtemps que, lassée, la statue s'était levée de son piédestal pour rejoindre le bateau de Ptolémée et partir en pleine nuit, à l'insu des prêtres. C'était du moins ce que racontait Ptolémée, les prêtres criaient au vol. En tout cas, si l'histoire était vraie, les statues pouvaient se déplacer et ça, c'était inquiétant.

Dans une niche du mur, Jupiter, un foudre en bronze doré à la main, semble furieux. Peut-être n’apprécie-t-il pas qu’on ait divulgué son aventure honteuse avec un caillou. L'enfant tremble en croisant le regard courroucé du dieu, dont les muscles saillants semblent se contracter, va-t-il bondir sur lui et le transformer lui-même en statue ? Le garçon tente de se convaincre qu'il ne s'agit que de l'oeuvre d'un artiste doué, mais c'est plus fort que lui, il détourne les yeux et court rejoindre le barbier. L'homme ne semble remarquer ni son désarroi ni les statues animées. Il déambule, blasé. Son habitude de ces lieux sacrés lui a certainement appris à éviter les sortilèges. L'enfant conclut qu'il est plus prudent de rester à ses côtés, même si le tonsor ne lui inspire pas non plus une grande confiance. Pour ne pas paraître idiot à ses yeux, l'enfant l'imite et mime l'indifférence, mais au fond, la peur le liquéfie.

Sur le sol en mosaïque, une nymphe se prélasse sous un grenadier et croque dans un fruit couleur sang. L'enfant sautille entre les grains de grenades de crainte de les écraser et de provoquer la colère d'Agdistis. Le plafond, divisé en caissons carrés et peint en bleu sombre, évoque un ciel étoilé. Un immense croissant de lune y est suspendu par une chaîne. Pendant un court instant il se croit dehors, en pleine nuit, alors qu'il vient de quitter une belle journée ensoleillée.

Cybèle, l'hôtesse de ce temple, apparaît quant à elle sous différentes formes. Là, debout dans une longue robe drapée, munie d’une corne d’abondance, la tête couronnée d’une tour. Quelques pas plus loin, elle est couchée et tient dans ses bras un jeune homme, Attis, encore. Subjugué, l'enfant a l'impression que la mère de tous les dieux le suit de son regard incandescent. Est-ce le fruit de son imagination ? Le sculpteur a-t-il eu recours à une forme de magie, ou alors la déesse est-elle réellement incarnée dans la pierre taillée ? Les deux hypothèses le terrifient autant l'une que l'autre.

La statue la plus imposante trône derrière l’autel de marbre blanc, majestueuse. En argent massif, haute comme trois hommes, elle représente la déesse, fière sur son char, accompagnée de deux lions. Au niveau de son ventre, un trou a été percé, abritant une roche noire informe protégée par une coque de verre. Un foetus minéral. L'enfant ne parvient pas à détacher son regard, il se sent ensorcelé, captif.

  • Ce rocher, c’est Cybèle en personne, explique le barbier. Sous la République, alors que Rome était en guerre contre Carthage, un oracle a recommandé d’aller le chercher jusqu’en Phrygie, pour le ramener ici et protéger Rome. Grâce à Cybèle, Rome a triomphé de Carthage, d'Hannibal et de ses éléphants. Malgré les incendies qui ont ravagé le temple à maintes reprises, la statue est restée intacte. Cybèle une déesse très puissante.

Le tonsor incline respectueusement la tête devant la statue et invite l’enfant à l’imiter. Il obéit, lorsque soudain, des percussions retentissent derrière l’autel comme un coup de tonnerre. L’enfant lève les yeux. Six femmes ont surgi de nulle part. Elles se déplacent en dansant au rythme de tambourins. Leur apparence laisse l’enfant sans voix. Maquillées, avec du rouge aux joues et des yeux soulignés de khôl, elles portent une robe d’un jaune éclatant. Leurs longs cheveux ondulent comme des serpents au rythme de leur lente progression. Des bijoux scintillants, boucles d’oreilles, colliers et bracelets complètent leur aspect extravagant.

  • Qui sont ces prêtresses ? susurre l’enfant.
  • Ce sont les galles. Et ce sont des prêtres, répond le barbier.
  • Des hommes ?
  • Pas complètement… comme Attis, les galles ont renoncé à leur virilité et dédient leur vie à Cybèle. Ils sont là pour toi. Attends-moi ici un instant, je dois régler quelques points de détail.

Le barbier pose une main rassurante sur l’épaule du garçon et part rejoindre le galle le plus outrageusement maquillé, probablement leur chef. Le barbier sort une bourse de sa poche et la tend au galle, qui la repousse du plat de la main. Les deux hommes parlementent, la discussion s’anime et finalement, le barbier ajoute une monnaie en or à la transaction, scellée par une poignée de main. L'enfant observe le manège avec attention, le chef s’avance, sa robe semblant flotter autour de lui. Le prêtre sourit, passe doucement sa main aux longs doigts fins dans les cheveux de l’enfant, puis se tourne vers la statue de Cybèle. Il écarte les bras et entame une prière d’une voix si aiguë qu’elle pourrait transpercer le plafond du temple.

“O, grande Cybèle, mère de toutes les créatures,

Nous nous tenons aujourd'hui devant vous, prêts à faire un acte de dévotion suprême en votre honneur.

Nous vous offrons cet enfant, qui, par son sacrifice, montrera sa loyauté inébranlable envers vous.”

“Un sacrifice? “ bafouille l’enfant, emporté par une soudaine confusion, . Avant qu'il ne puisse protester, deux galles le saisissent par les épaules, le soulevant comme une plume pour le coucher de force sur l’autel en marbre, froid et dur comme la mort. Il veut hurler, mais une main lui couvre la bouche. Imperturbable, le prêtre continue sa prière :

“Que ta bienveillance et ta grâce descendent sur nous en cette heure solennelle.

Que ce sacrifice soit un symbole de sa dévotion totale, un acte de purification et de transformation.

Accepte, ô déesse puissante, cette offrande comme un témoignage de notre amour et de notre respect pour toi.”

L’enfant se débat, il ne veut pas mourir, pas maintenant… Dans son désespoir, il se demande quelle divinité invoquer. Il sait que les dieux majeurs ne se soucient pas d’un simple enfant, alors il ferme les yeux et fait appel à la divinité protectrice de son foyer, le Lare familiaris. Il visualise la petite statue en argile disposée dans une niche à l’entrée de son logement. Chaque jour, il lui récitait des prières en entrant et en sortant de son logis, allumant une bougie en échange de sa protection. Cette fois, il lui demande de le guider dans l'obscurité.

Il ne peut s'empêcher de se rappeler que le Lare a laissé sa mère mourir à sa naissance. Ce même Lare qui n'a pas levé le petit doit quand son père l'a vendu à ce barbier immonde. A la réflexion, il conclut qu'il n’y a rien à attendre de ce charlatan qui a échoué à protéger sa famille.

Alors que ses prières demeurent sans réponse, un liquide chaud et épais coule sur son visage. Dans la panique, il rouvre les yeux. Au-dessus de lui, un galle aux cheveux blonds tranche la gorge d’un poulet. Le sang gicle en un flot continu tandis que la vie s’enfuit du volatile sacrifié.

“A travers ce sang purificateur, nous vous prions, ô Cybèle, ô Attis, de le bénir et le guider tout au long de sa vie sacrée,

Afin qu'il puisse vous servir avec honneur et dévouement,

Et que votre nom puisse être loué éternellement. “

L’enfant est figé, son corps tendu comme un arc, il lutte pour se raccrocher à des souvenirs heureux, mais un prêtre de Cybèle le sort de sa rêverie. Il lui ouvre la mâchoire, le force à avaler un bouillon chaud et acide, lui bouche le nez pour l'empêcher de le recracher.

A l’écart, le barbier affûte sa lame sans lui prêter attention.

Le chef des prêtres s'incline au-dessus de lui, entame une nouvelle prière, qui se transforme progressivement en psalmodie, puis en murmure incompréhensible.

Les contours des visages s’atténuent, les mots se fondent dans l'obscurité et ses paupières se ferment lentement. Il sent la vie l’abandonner...

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