1. Acte I

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Premier tableau

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Bordel. Mathieu tire sur les manches de son sweat-shirt gris pour essayer de limiter les fuites de chaleur vers l’extérieur. Oui, il aurait dû mettre une veste en partant de la maison. Il se souvient vaguement de sa mère qui lui avait dit d’en prendre une. Gnia gnia. Mais ce matin, il avait dû faire un choix : fouiller dans son armoire à la recherche d’un imper qu’il n’était même sûr d’avoir rangé là ou ne pas rater son bus. Et pour le jeune homme transi de froid par ce mois d’octobre, rien n’importe plus que d’avoir ce bus. Alors, quand le véhicule tant attendu fait crisser ses pneus juste devant lui, Mathieu ne peut s’empêcher de sautiller d’impatience.

Il grimpe rapidement à l’intérieur et marche d’un pas décidé jusqu’aux dernières places assises près de la fenêtre. Après avoir jeté nonchalamment son sac sur le siège d’à côté, il attrape ses écouteurs entre ses livres de physique et de français. Allez ! Dépêche. Il n’a que deux arrêts pour se préparer à son habituelle performance.

Dès qu’il a mis en place ses oreillettes, il s’avachit un peu et s’accoude sur le bord de la fenêtre. Sois intrigant. Il laisse son regard suivre les paysages qui défilent derrière la vitre. Sois beau. Ses cheveux bruns tombent légèrement devant ses yeux, l’anneau bleuté qu’il porte à son oreille gauche rappelle l’azur de ses iris et son sweat-shirt est savamment placé sur le haut de son menton. Tout est en place. Dans cette configuration qu’il travaille depuis un bon mois, il est sûr d’avoir l’air mystérieux.


Lorsque le bus s’arrête une première fois, Mathieu sent son trac habituel s’emparer de ses sens. Sa tête se remplit de questions, de doutes. Est-ce qu’il n’a pas l’air ridicule comme ça ? Ressemble-t-il au garçon dans le film qu’il a vu le week-end dernier ? Ce garçon qui, l’air de rien, arrive à séduire l’héroïne ? Espérons.

Les portes du véhicule s’ouvrent une deuxième fois. Le pied droit du garçon se met à tressauter sans qu’il ne s’en rende compte. Plus que quelques minutes avant que le rideau ne s’ouvre. Il s’imagine s’observer d’un œil extérieur afin de valider le placement négligé de son sac et de sa mèche rebelle qui n’arrête pas de rebiquer vers son oreille. Il n’a plus le temps de corriger : le bus s’arrête encore une fois. Le souffle de Mathieu se coupe.

Elle est là. Elle avec sa veste jaune et ses écouteurs. Il la voit dans le reflet de la vitre qu’il fixe depuis qu’il s’est assis. Elle entre dans le bus suivie par ses deux autres amies qui discutent de la nouvelle vidéo d’un youtuber à la mode. Mais tu t’en fous, n’est-ce pas ? Tu fais comme si tu les écoutais mais ce n’est pas le cas. Ton talon droit frappe discrètement le sol au rythme de la musique.

Mathieu réprime l’envie de se redresser lorsque ses deux amies proposent de s’avancer un peu plus vers l’arrière du bus. Elle les suivra, c’est sûr. Reste mystérieux, reste beau. D’un geste contrôlé au millimètre, il tourne la tête vers les nouvelles venues et laisse son regard se poser quelques secondes sur la jeune fille qui faisait battre son cœur un peu plus vite depuis septembre. Naturel. Na-Tu-Rel.

Son regard ne croisera pas celui de l’inconnue à la veste jaune. Alors, pour ne pas passer pour un psychopathe, il reporte à nouveau son attention sur la vitre. Mais il ne peut pas se passer de ces boucles brunes qui partent dans tous les sens, de ces yeux sombres dans lesquels il aimerait se noyer, de ce sourire étincelant qui pare quelquefois son visage.

Pendant le restant du trajet, Mathieu alterne entre l’observation ennuyée des paysages et celle, discrète, de la jeune fille à la veste jaune. Jusqu’à ce moment détestable où il doit sortir du bus.

Il se compose une expression qu’il espère à la fois naturelle et mystérieuse avant de se lever le plus parfaitement possible. Il marche vers les portes du bus qui se trouvent pile au niveau du groupe de lycéennes. Pendant ce court instant, il se permet de laisser son regard caresser le visage de la fille en jaune.

Les battements de son cœur s’accélèrent.

Mais, quand il passe à côté d’elle, elle ne lève pas la tête de son portable. Cette absence de geste, c’est comme un coup de poing dans son ventre. Pourtant, même s’il est déçu, le spectacle n’est pas terminé. Il ne peut pas se permettre de laisser tomber ce masque de mystère.

Ses pieds touchent le trottoir, les portes claquent derrière lui et, le souffle qu’il retenait au fond de lui passe enfin la barrière de ses lèvres.

Le bus redémarre, Mathieu se retourne.

Le rideau s’est refermé, il n’est plus que lui.

Un pauvre type qui espère la revoir encore une fois.

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Second tableau

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  • Et après, il est allé gravir le Mont-blanc sans s’entraîner ! Sa vidéo est tellement stylée. Il…

Aïsha augmente le son de l’écouteur qu’elle garde dans son oreille gauche. Elle n’a rien contre Iréa et Laurel mais converser avec elles est rarement intéressant. Désolée. Toutefois, pour une raison qui dépasse son intellect, les deux lycéennes continuent de l’intégrer dans leur groupe malgré le fait qu’elle leur donne rarement la réplique. Elles pensent sûrement que je suis trop timide pour leur répondre.

La jeune fille baisse la tête vers sa montre. 17h53. Plus que deux minutes avant que le bus n’arrive. Elle a hâte. Hâte de rentrer chez elle et de coucher sur le papier la nouvelle idée de roman qu’elle avait eue en cours de mathématiques. Hâte de mettre au propre le sketch qu’elle avait griffonné sur le carnet au fond de la poche de son imper jaune.

Son talon tape discrètement le sol au rythme de la musique. D’un air faussement intéressé, elle hoche la tête en direction d’Iréa qui s’est lancée dans une tirade au sujet de la publication instagram d’un streamer qu’Aïsha ne connait pas. Même si tu avais entendu son nom, tu n’aurais pas su qui c’est. Leurs passions ne sont pas les tiennes et ce n’est pas grave.

Relâchant un soupir discret, Aïsha fixe l’angle de la rue avec l’espoir de voir le bus apparaître derrière les bâtiments. Son ventre se contracte avec ce léger stress qu’elle ressent les jeudi et vendredi soirs. Les seuls soirs de la semaine où il est là.

17h55. Le bus ne se trouve plus qu’à quelques mètres et Aïsha sent sa respiration s’accélérer. Elle s’est positionnée stratégiquement sur le trottoir pour que les portes du véhicule s’ouvrent juste devant elle. Alors, quand la réalité reproduit exactement ce qu’elle s’était imaginé, elle n’est pas surprise.

Elle grimpe les marches du véhicule, salue poliment le chauffeur avant se placer au centre du bus. Iréa et Laurel la suivent sans broncher, toujours en train de bavasser à propos d’un sujet qui la dépasse. Même lorsque les autres lycéens la bousculent parce qu’elle gêne un peu le passage, Aïsha ne bouge pas d’un millimètre. Elle doit se tenir à cet endroit exact. C’est important.

Puis, dès le bus démarre, Aïsha s’accroche à une barre en métal et se concentre sur une conversation qu’elle ne comprend pas. Elle n’a plus que quelques minutes pour se raccrocher au discours de Laurel. Elle doit paraître intéressante pour qu’il la remarque. Il faut qu’elle soit rayonnante, souriante. Elle ne peut pas être toutes ces choses là sans prendre part à la discussion.

Elle fronce les sourcils pendant que le décompte des arrêts augmente le stress qui étreint son ventre. Elle ne capte pas un traître mot de ce que Laurel débite. Plus le temps passe, plus elle se perd dans ce vocabulaire qu’elle ne maîtrise pas. Oh, je suis dans la merde.

Puis le bus s’arrête. Les portes s’ouvrent.

Aïsha redresse les épaules le plus naturellement possible et garde son regard fixé sur Laurel. Attentive au moindre changement d’expression de cette dernière, Aïsha reproduit à la perfection ses sourires, ses grimaces et ses rires. Mais avec le léger temps de retard qu’elle a sur la maîtresse de la conversation, elle doit ajouter un peu de personnalité dans son jeu. Alors, pendant que les adolescents du lycée d’à côté remplissent le véhicule, Aïsha essaye d’incorporer un peu de charme dans la copie de ces expressions. Et, du coin de l'œil, elle le voit entrer dans le bus.

Sa respiration s’accélère.

Sois belle. Sois radieuse.

Même si tu comprends que dalle.

Le trac resserre son emprise sur la gorge de la jeune fille lorsque sa vision périphérique lui permet de voir le garçon à la boucle d’oreille bleutée s’avancer vers le milieu du bus.

Vers elle.

Plus il se rapproche, plus elle oublie les pauvres connaissances qu’elle avait réussi à glaner. Et, quand il passe juste à côté d’elle, ses écouteurs vissés sur les oreilles, c’est ce moment qu’Iréa choisit pour poser une question :

  • Et toi Aïsha, tu l’as trouvée comment sa dernière vidéo ?

Trop concentrée sur la possibilité qu’il l’effleure en passant, Aïsha manque un temps pour répondre. Rattrape-toi ! Vite ! Elle bredouille une phrase dans laquelle elle intègre deux trois mots qu’elle a retenu. Merde. Ça veut rien dire. Comme si cela ne suffisait pas, son corps décide de la trahir. La rougeur s’empare de ses joues et les battements de son cœur qui résonnent dans ses oreilles couvrent les sons environnants.

Le lycéen passe derrière elle et, lorsqu’il continue son chemin vers l’arrière, le masque de perfection qu’Aïsha s’est construit se fissure. Son regard déçu se fixe sur le dos du jeune homme pendant que la conversation entre Iréa et Laurel reprend. Et s’il m’a entendue dire n’importe quoi ? Qu’est-ce qu’il va penser ?

Il faut qu’elle se recentre. Elle ne doit pas se laisser abattre par cette erreur. Elle ignore le poids qui pèse sur sa poitrine et se réfugie sur son téléphone. Elle navigue entre les applications mais aucun contenu ne la débarrasse de ce sentiment d’avoir raté quelque chose. Elle range son portable dans sa poche tout en observant vaguement le paysage défiler à travers la vitre en face d’elle. S’il t’a entendue, il va croire que tu es une idiote. Ou que tu n’es pas intéressante.

Sans réfléchir, Aïsha se tourne discrètement vers l’arrière du bus. Elle veut simplement le voir s’accouder à la fenêtre comme il en a l’habitude, le voir remonter son sweat shirt sur son menton, voir son regard rêveur voguer entre les nuages.

Ses yeux marrons croisent l’azur du jeune homme à la boucle d’oreille.

Il lui sourit.

L’habitude de la scène est vicieuse : Aisha reprend instantanément son masque de perfection. Aucune fissure n’est visible. Elle endosse parfaitement le rôle de la fille radieuse et mystérieuse qu’elle avait construit depuis qu’elle avait remarqué ce garçon.

Elle ignore son sourire, laissant naturellement son regard glisser sur la vitre arrière du bus. Comme si elle ne l’avait pas vu.

Et, à l’intérieur d’elle, son naturel hurle son désespoir.

Idiote.

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