Chapitre 2 : Car toutes les roses ont des épines

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  Le soulèvement écossais fut maîtrisé et le calme revint sur le royaume d'Angleterre. La victoire d'Henri VIII en pays d'Artois, le traité écrit par ses soins pour faire la paix avec le Roi de France, l'avait rendu très populaire. Une trêve de huit années, un mariage pour sceller ses accords… tout semblait lui sourire. Malgré tout ceci, sa relation avec la reine se dégradait d'année en année. Lui-même s'enveloppait d'amertume et acceptait volontiers le fait qu'il se soit caché derrière la guerre pour y échapper. Mais le roi était las et aspirait à autre chose. Et comme il était loin d'être le docile prince attendu par le père de Catherine, le jeune homme s'embourbait dans un imbroglio politique. Il n'était pas homme à faire des courbettes. Il menait sa vie comme il l'entendait.

  Par effronterie, par vengeance peut-être, Henri Tudor décida de prendre une maîtresse : Elizabeth Blount. Bien plus belle, bien plus malléable que Catherine et surtout, capable de lui donner un fils !

  C'était ce qu'il reprochait à la reine, bien qu'en l'année de grâce 1516, elle lui avait donné une fille, Marie. Qui semblait s'accrocher à la vie. Mais celle-ci fut vite éclipsée par la venue au monde de son bâtard qu'il eut avec la lady Blount trois ans plus tard. Henri FitzRoy, ou Henri « fils de roi ». Un coup rude qu'il asséna à son épouse de plus en plus délaissée, qui se fanait, telle la rose qui se flétrissait et continuait à perdre de sa superbe.

  Un après-midi, alors qu'il se préparait à partir pour une rencontre diplomatique avec le nouveau Roi de France, Henri Tudor voulut rendre visite à son garçon. Sur son chemin, une petite fille de quatre ans à peine gambadait dans les couloirs pour échapper à la surveillance de sa nourrice.

 — Hi, hi, hi ! Vous ne m'arrêterez pas !

  Le visage du roi s'éclaira et se cachant, il surprit l'enfant dans un grand cri :

 — Ah ! Vous voici petite souris !

  Des éclats de rire résonnèrent. Les habitants de la Cour regardaient le duo avec bienveillance, plus encore la reine qui se consolait de voir son mari en si bons termes avec leur fille. Fille qu'il désirait marier au Dauphin de France. Une ombre s'installa dans ses yeux. La dame d'Aragon se détourna, accompagnée par ses suivantes. L'une d'elles, fort belle, aux grands yeux noisette et aux cheveux blonds, s'attarda quelques instants.

 — Lady Mary Boleyn, ne traînez pas je vous prie, fit la reine avec dureté.

  Sa sévérité croissait à mesure que l'amour du roi pour elle s'envolait. Mary avait de la peine pour cette femme pieuse, cultivée et intelligente.

 — Roi maudit.

  Un frisson. Le temps sembla suspendre son cours. Henri sentit son corps se crisper en reconnaissant la voix dans son esprit. Autour de lui, le décor changea. N'exista plus que sa fille Marie. Marie perdue au milieu d'une pièce rouge, couverte d'un sang frais maculant sa robe blanche. À ses pieds, un tas de cadavres balafrés d'une croix chrétienne sur le front.

 — Brûlez, brûlez impies de protestants !

  Devant les yeux du roi Henri qui voyait sa fille s'épanouir sous les traits d'une adulte, ne put que la voir mener à bien son massacre.

 — Ta fille sera surnommée « Marie la Sanglante ». Elle sera responsable de la mort de centaines de personnes. Tous des martyrs, tous protestants… balayés tes beaux projets de réformes.

  Cette vision emplit le souverain d'effroi. Comment une si douce et innocente petite fille pouvait-elle se muer en une harpie avide de sang ? La réponse lui apparut comme une évidence :

 — C'est à cause de la reine Catherine ! s'exclamait le roi tandis qu'il se détournait de Marie redevenue enfant. Qui, le cœur brisé, observait son père lui tourner le dos. Alors qu'elle pleurait, elle crut sentir une caresse tendre sur sa joue humide.

 — C'est parce que toutes les roses ont des épines…

  La silhouette brumeuse de la vieille femme, penchée sur Marie, s'éparpilla aux quatre vents.

 — Cardinal Wolsey !

  Le jeune lion rugissait de rage et de colère. La mine empourprée -aussi rouge que ses habits- l'homme d'Église se hâta de rejoindre le roi Henri. Le camp du Drap d'Or qui réunissait les rois d'Angleterre et de France venait de débuter en ce jour du 7 juin 1520. Et pas sous les meilleurs hospices.

 — Votre Majesté ?

  Le cardinal anglais se fraya un chemin parmi les gens du souverain dont la mine affichait une colère mal-contenue.

 — Observez et dites-nous ce qui ne va pas.

  Son timbre était froid et ne souffrait d'aucune contestation. L'intéressé obéit, cherchant ce qui pouvait rendre Son Altesse à ce point mécontente.

 — Ce qui ne va pas, Votre Majesté ?

 — Êtes-vous à ce point aveugle, Wolsey ?

  Après une pause pour retirer sa chemise, Henri Tudor reprit :

 — L'Angleterre est ridiculisée ! N'êtes-vous pas à l'origine de cette rencontre ? À moins que vous ne cherchiez à nous faire perdre la face devant vos précieux Français ?!

  Le faste déployé par le roi des Français rendait Henri fou de colère qui estimait sa propre grandeur bafouée. Et c'était sur son conseiller le plus fervent que son mécontentement s'abattait.

 — Hmph, la décadence est en marche ! chuchota quelqu'un suffisamment fort pour que le roi puisse entendre.

 — Qui a dit ça ?!

  Les nobliaux, penauds, s'observaient les uns les autres. Personne n'avait parlé.

  Rendu fou de fureur, Henri écarta le pauvre cardinal qui tomba sur son séant, fit voler une chaise et s'approcha de la délégation française. Un homme grand à l'allure altière et athlétique l'accueillit avec un visage faussement affable.

 — Un problème roi Henri ? Êtes-vous prêt ?

  Comme il était fort séduisant et maniéré ce foutu François 1er ! Le monarque anglais reprit contenance et s'inclina. Il avait lancé un défi à son vis-à-vis royal, estimant pouvoir lui prouver qui des deux souverains était le plus puissant.

 — Nous le sommes.

  François et Henri se saluèrent. Pour se départager, un combat de lutte avait été décidé. Nombre de personnes se réunirent autour des deux lutteurs. Un féroce combat allait être engagé. France et Angleterre, éternelles ennemies, verraient ce conflit se résoudre sans trop d'effusion de sang. Le cardinal se rongeait les ongles. Jamais il n'aurait imaginé que cette rencontre qu'il voulait diplomatique, s'ouvrirait de cette façon. La faute, si son roi venait à perdre, lui incomberait et il chuterait en disgrâce. Il rencontra le regard bleu malin d'un homme qu'il avait haï dès les premiers instants : un dénommé Thomas Boleyn. Fin diplomate, ambassadeur en France, il fut l'un des instigateurs de cette rencontre. Et pour toutes ces raisons et parce qu'il espérait secrètement sa perte, Wolsey s'en méfiait comme de la peste. Un homme si enivré par le pouvoir ne pouvait être qu'un poison. Et ses filles… Deux roses qu'il fallait à tout prix éloigner du roi.

 — Voilà notre roi en bien mauvaise posture !

 — Je suis fini ! se lamentait le cardinal en manquant de se sentir mal. Cela ne l'empêcha pas de voir le petit sourire en coin du patriarche Boleyn et, avec surprise et effroi, celui de Charles Brandon.

 — NON ! Nous devons recommencer ! s'insurgea le roi Henri qui venait de se relever après une chute décisive. Bon vainqueur et parce qu'on lui conseillait de favoriser l'alliance plutôt que ses intérêts personnels, François tendit une main au jeune lion.

  Un lourd silence s'abattit sur l'assemblée. Comment allait agir l'impétueux Tudor ?

 — Ah, ah, ah !

  Le rire d'Henri enfla et se propagea à toute sa Cour. Une plaisanterie et le change était donné, sa réputation, préservée.

 — Allons trinquer roi Henri, je voudrais vous faire goûter notre vin du Languedoc. Le meilleur que vous pourrez goûter ici. Et j'aimerais aussi vous faire rencontrer celui qui en a eu l'idée, monsieur Boleyn !

 — Oh Votre Majesté…

  Wolsey, impuissant face à son échec, assistait à la fois à son propre déclin et celui de son roi.

 — Que Dieu nous vienne en aide…

  Or, au fond de lui, quelqu'un lui confirma qu'il était trop tard.

  Deux années s'étaient écoulées depuis les événements du Drap d'Or. Suffisamment de temps pour que le jeu des alliances change et se redessine selon le bon vouloir d'Henri Tudor. Ou que l'on l'y pousse en œuvrant dans les ombres. Wolsey, par désespoir de cause et parce que Charles Quint lui avait fait miroiter l'accession au Pontificat, rapprocha l'Angleterre et l'Empereur germanique pour se lier contre la France.

  Le lion avait 31 ans et délaissait sa prime jeunesse et ses attraits pour se plonger dans le gouvernement plus sage de son royaume. Il était venu le temps des réformes, de la concrétisation de sa vision théologique. Pieux, désireux d'être un « défenseur de la Foi », le roi s'était plongé dans l'écriture de pamphlets contre l'hérétique frère augustin Martin Luther. Quand il ne trouvait pas refuge dans les Écritures, c'était dans les bras d'une charmante créature qu'il le recherchait. Un réconfort certain quand Dieu ne préservait pas assez Henri de ses idées noires. Car sa relation avec la reine empirait, si cela était encore possible. La dame d'Aragon avait tenté de l'approcher par le biais de la prière, mais rien n'y faisait, Henri se montrait intransigeant et la repoussait de plus en plus vivement.

  Un soir, alors qu'il se préparait pour un bal, Henri, rongé plus que d'ordinaire par ses inquiétudes, questionna sa maîtresse du moment. La magnifique Mary Boleyn qui avait pris une place de choix dans son cœur.

 — Nous pensez-vous déjà trop vieux, ma dame ?

 — Quelle idée Votre Majesté ! N'oubliez pas que nos fleurs sont différentes : si celle de la femme est magnifique dans les premières années de sa vie, celle des hommes et plus particulièrement la vôtre, mon roi, embellira jusqu'à votre dernier soupir.

  Un sourire, une caresse.

  Il ne put s'empêcher de songer brièvement aux roses offertes par la sorcière.

 — Oh belle rose, vous ravissez nos yeux autant que notre âme. Aurons-nous le plaisir de votre compagnie plus tard ? Et d'une danse ?

 — Tout sera fait selon votre bon plaisir, mon roi.

  Un homme accompagné d'une ombre indiqua au roi que l'heure approchait.

 — Bien, bien, nous y allons.

  Sous le regard satisfait de son père Thomas Boleyn, Mary conduisit le monarque jusqu'à la grande salle où, sans le savoir, son destin allait prendre un tournant tout à fait inattendu.

 — C'est à vous d'entrer en scène, très chère, souffla l'ambassadeur à une femme parée d'un magnifique masque de paon qui suivit le mouvement, prête à entrer dans la lumière.

  Le souverain, le cœur plus léger, s'installa sur son trône. La fête promettait d'être agréable. La reine Catherine, souffrante, tenait le lit. Une aubaine pour le roi dont l'humeur instable l'empêchait de profiter de ces plaisirs. La sœur du roi vint lui présenter ses hommages. Il la reconnut au masque de louve qui lui allait à la perfection. Le visage d'Henri se crispa légèrement. Quelques années plus tôt, revenue en Angleterre après la mort du roi de France Louis XII, Marie décida d'épouser son ami Charles Brandon. Ces traîtres n'avaient même pas pris la peine de l'en informer et pire, d'obtenir son consentement ! Et puisqu'ils n'en avaient fait qu'à leur tête, Henri les avait éloignés un temps de la Cour.

 — Approchez, commanda le roi à sa sœur Marie qui tourna la tête vers son époux, posté quelques pas derrière elle.

 — Nous attendons !

  Le souverain s'était redressé de son siège, intimant l'ordre au serviteur à ses côtés de poser son masque sur ses traits. Marie et Charles, l'échine courbée, firent face au lion d'or.

 — Ne sommes-nous pas le roi des animaux ?

 — Assurément, répondit de concert le couple en n'osant pas lever leurs yeux.

 — Deux loups dans notre palais. Prenez garde à ne pas vous faire occire par plus fort que vous.

  Son animosité envers eux était palpable et surprenait l'assemblée qui les pensait pardonnés. La miséricorde du roi n'était pas gratuite.

 — Nous avons des présents pour Son Altesse, fit Charles Brandon en faisant un pas sur le côté tandis que sa femme tendait les mains vers deux femmes vêtues d'une même robe de brocart bleue.

  Ce geste semblait être un signal car d'un coup, l'orchestre se prit à jouer un air entraînant. Les trois danseuses prirent place. La sœur du roi, précédée par les deux autres dames, exécuta une chorégraphie complexe, mais d'une telle beauté qu'Henri et le reste de sa Cour retinrent leur souffle. Le regard acéré du monarque reconnut sans mal le corps de sa maîtresse, Mary Boleyn. Mais qui était la troisième personne ? Son talent était évident, sa grâce, hypnotique. Une aura paraissait habiller cette personne, la rendre unique et désirable. Sans avoir besoin de voir son visage ni même de connaître son nom, Henri Tudor tomba follement amoureux de l'inconnue.

 — Qui est-ce ? chuchota-t-il le cœur en émoi.

  Comme personne ne lui répondait, il se leva, traversa la pièce d'un pas pressant et salua l'objet de son attention. La dame relevant vers lui son visage paré d'un masque de paon, ne brisa pas le silence. Henri la regardait, happé par la profondeur de ces grands yeux pareils à deux onyx. Un sortilège opérait sur le roi, sous le regard intrigué des convives qui s'échangeaient des regards. Dans un bruissement de tissus, la femme-paon fit face au roi. Une lueur mutine traversa ses prunelles et voila le roi définitivement pris au piège.

  — Mon roi, je vous présente ma fille cadette, Anne, intervint Thomas Boleyn, coupant court à la contemplation du monarque anglais.

 — Anne… glissa Henri rêveusement avant de se reprendre, offrant sa main à la jeune femme pour qu'elle y dépose un baiser.

 — Bienvenue à la Cour. Nous devons bien avouer que votre prestation était de toute beauté. Vous avez toute notre admiration.

  Anne Boleyn s'exécuta, effleurant les doigts d'Henri de ses douces lèvres. Ce léger contact suffit à sceller à tout jamais les portes de son cœur. Maintenant et à jamais, pensait-il, il n'existait plus qu'elle.

  Et Mary, ivre de chagrin, ne put que se réjouir pour sa sœur. Alors que le roi proposait à sa sœur de le suivre dans les jardins, son père se pencha vers son oreille :

 — Nous avons fait ce qui devait être fait ma chère Mary. Vous perdiez les faveurs du roi et aveuglée comme vous l'êtes par vos sentiments, vous ne vous en rendiez même pas compte. Pour notre famille, c'est à Anne de conquérir notre souverain et de se placer à ses côtés. Bientôt et grâce à Anne, notre famille deviendra la plus importante du royaume d'Angleterre. Ta sœur sera reine.

  La nuit était belle et le froid investissait les jardins royaux d'une fine couche de givre. Les plantes ainsi parées et assez fortes pour braver le froid resplendissaient sous la lumière de la lune. Arrivés dans le bosquet, une légère appréhension gagna le roi. Anne avait dû sentir cette tension, car elle lui glissa un petit regard où brûlait une passion qui étrangement, rassura Henri.

 — Dire que nous nous moquions d'eux, quand nous étions jeunes et beaux, dit le roi pour faire s'envoler le silence. La tête penchée sur le côté, la belle ne semblait pas comprendre. Il ajouta, portant l'une de ses mains sur le masque lisse et froid :

 — Les paons. Nous nous souvenons d'en avoir croisé le lendemain de notre couronnement.

  Avec délicatesse, le lion lui retira son masque.

  Il en avait maintenant la certitude : un sourire venait de le tirer des profondeurs du désespoir.

  Oui, il était à l'été de sa vie et plus rien d'autre ne comptait plus que le doux sourire d'Anne Boleyn. La brume les enveloppait, preuve manifeste que la sorcière était là, non loin, à observer. Mais le roi maudit en avait cure. Il ne vit pas la rose abîmée de Catherine choir à ses pieds. Le nouveau couple repartit, la reine s'avança, le teint blafard. Elle ramassa la fleur, toute tremblante, dévastée par la fièvre et la vision d'Henri et d'Anne dont les fils de leurs destinées s'entremêlaient. Impuissante, elle vit la rose blanche se ficher dans sa poitrine. Sa bouche s'ouvrit, mais aucun son ne put en sortir.

  Sortant du brouillard, la sorcière la regardait avec tristesse.

 — Car toutes les roses ont des épines.

  Catherine d'Aragon bascula en arrière.

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