Seul ?

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L’Homme Rouge, désormais, était seul.

Pour rejoindre son bureau, il avait emprunté un réseau de circulation privé, et le crissement de la capsule l’avait irrité. Toutes ces galeries, ces stubs qui couvraient aujourd’hui le pays, reliant les usines, les serres agricoles, les bases-vie, étaient profondément irritants pour ceux qui avaient connu l’Avant. La présence de Jacques, et surtout de Lucile, lui était pénible. Cela le ramenait bien des années en arrière, un peu trop loin qu’il ne l’aurait voulu, au Temps d’Avant, justement. Le passé. A l’époque où il écrivait des poèmes, jouait de la musique, voulait faire le tour du monde, n’avait pas d’argent.

Il était amoureux.

Elle s’appelait Martine et contrairement aux apparences, il n’avait pas ignoré Lucile.

- Je dois me méfier de ce Jacques Pelot. Il est très fort. Personne n’avait su comme lui, depuis longtemps, manipuler mes sentiments. Gageons que tout ceci est bien involontaire. Comment pourrait-il savoir qui était Martine ?

Il se revoyait, il la revoyait. C’était l’automne aux Jardins du Luxembourg. Les feuilles roussissaient, puis, emportées par le vent, allaient s’entasser en des lieux improbables. Cette capacité des feuilles et du vent à créer une géographie extraordinaire, avec ses grandes circulations horizontales, ses lieux calmes, ses vortex impétueux, le fascinait. Elle le regardait. Mais lui, regardait ailleurs. Toujours, il regardait ailleurs. Rêvait.

- Martine ! Regarde ces feuilles, comme elles courent dans le vent, regarde comme c’est beau ! Martine, Martine ? Où es-tu ?

Ils rejoignirent tous deux le Mouvement Utopiste, organe politique de ce qui allait devenir l’Antarctie. Son diplôme d’ingénieur en poche, Il entra dans la branche militaire du mouvement, pendant que Martine terminait ses études de linguistique. Ils participèrent à la période pionnière de la fin des années 1960. Puis, plus tard, l’un fit une carrière brillante dans les services de défense du pays antarcte, pendant que l’autre terminait ses derniers travaux sur la création de l’Esperanto. Mais alors qu’il s’engageait toujours plus, Martine, elle, se tenait en retrait, s’éloignait. Un jour, le vent se fit plus puissant. Il regarda autour de lui.

- Martine ! Martine ? Martine le quittait. – Comme elle lui ressemble… Il rouvrit les yeux, effaçant les souvenirs pénibles qui venaient d’affleurer, et contempla les paroies du stub qui défilaient dans l’intermittence des lumières sous-glaciaires.

- Seule compte l’Antarctie.

L’information, la psychologie, les idées, les concepts, voilà ce qui comptait. Tout reposait sur le Conseil des Visionnaires. Sur leur contrôle. Il fallait connaître les chemins des hommes. L’entreprise n’était pas totalitaire. Ils avaient tenu compte des acquis de l’Histoire. Ils maintenaient une écologie des idées, une lutte des groupes sociaux, une certaine forme de la liberté nécessaire aux hommes. Mais ils élaguaient, coupaient, bâtissaient, dérivaient. Eliminaient. - Comme des feuilles dans le vent…

- Notre pays est un jardin, une serre hydroponique. Tout est contrôlé et régulé.

L’Antarctie était le pays le plus propre de la planète, le plus beau, le mieux organisé. Des métiers y existaient, qui n’existaient pas ailleurs. Les Harmonistes étaient des spécialistes du beau. Forer la glace, et plus encore construire une structure de surface, demandait leur approbation. Le métier d’Agent de Propreté était estimé au plus au point, car le moindre papier ou la moindre canette se voyaient de très loin et pouvaient, emportés par le vent, trahir la présence des Antarctes. Harmonistes et Agents de Propreté étaient dotés de pouvoirs judiciaires, et avaient la réputation d’avoir la main lourde avec les indélicats. En règle générale, rien ne s’échappait de l’Antarctie. Seules affleuraient les structures les plus nécessaires à la vie : les prises d’aération, quelques fenêtres et autres vérandas, sous certaines conditions, et, disaient les mauvaises langues, seulement si l’on bénéficiait de solides appuis au sein du Gouvernement. En matière de pensée, il en était de même. Les pensées ou les actes disharmonieux étaient sévèrement réprimés en vertu d’une sorte de Codex Social. Le métier de Codiste était apparu, afin d’opérer la distinction entre ce qui était Gaou, c’est à dire interdit, et Hinana ou autorisé, a partir des données de la statistique comportementale. C’était une entreprise gigantesque. L’Homme Rouge contemplait avec satisfaction son œuvre pacificatrice.

- Lorsque j’avais vingt ans, Militaire ou Policier étaient encore des métiers d’avenir. Aujourd’hui, les métiers en vue sont Programmateur, Harmoniste ou Codiste. C’est une civilisation nouvelle, qui émerge. Si je meurs demain, je mourrai satisfait. Mon œuvre est accomplie. Enfin… presque…

Il restait encore cette question Australe. Ces nostalgiques du monde d’avant, qui refusaient l’avenir. Ces indécrottables salisseurs d’Australs. Face à eux, il était encore nécessaire de recourir à ces métiers rétrogrades, à l’Armée et à la Police. C’était regrettable. Comme pour cette affaire d’enlèvement du Père Noël. Il avait du s’y résoudre. Dans l’urgence. Et puis, ce qu’il avait vu de sa prestation, lors du Noël de l’Elysée, l’avait ébloui.

- Cinq points de popularité d’un coup ! Un coup de maître. De la fraicheur, de la spontanéité !

Mais, n’avait-il pas introduit chez lui un Maître, c’est à dire un concurrent ? Il avait un dossier, sur ce monsieur Pelot. Egocentrique, peu intéressé par la politique. Parfait. Manipulateur, mais sans envergure, mesquin. Maniaque. Versatile. Parfait, parfait…

L’Homme Rouge s’était levé, les mains croisées l’une sur l’autre sous sa poitrine, en un geste commun chez lui. Il regardait. La garde était à la relève, les hommes en combinaison avançant et reculant, en cadence, présentant les armes, anonymes sous leurs masques à convecteurs.

- Je sais créer de vastes systèmes, tout manipuler, tout contrôler. Mais lui, sait une chose que j’ignore. Comment fait-il pour saisir - dans toutes ses composantes - le moment, et en faire jaillir du nouveau, nous éblouir ?

Il lui fallait Jacques Pelot. Il le lui fallait. Quel était son secret ? La capsule venait de s’arrêter. Les portes s’ouvraient, le laissant entrer.

En voyant le Masque au-dessus de son bureau, il eut brusquement l'intuition que la vérité, qu'il essayait de se cacher depuis si longtemps, venait d'être dite, dans sa plus simple expression. Le gamin l'avait appelé Grand-Père.

Impossible ! Lucile était la fille d'Ignace, il le savait. Martine aurait-elle eut, avant Lucile, un autre enfant, peu après son arrivée au Notanou ? Etait-ce la raison de son départ ?

Grand-Père... Cela pouvait, tout aussi bien, être une forme de politesse. Peut-être une sorte d'imagination, une idée qu'il se faisait. Il vérifierait. Comme toujours pensa-t-il, je ne peux tolérer aucune faiblesse.

Il entra dans une pièce dérobée, ferma les yeux et commença à dévisser sa tête qu'il déposa délicatement sur un support métallique. Il y eut un grésillement. La tête ouvrit les yeux. Elle s'adressa au corps qui attendait. "Va te reposer maintenant. Je dois réfléchir." Le corps alla s'allonger sur un lit. "Bonne nuit ". Il fît alors un petit geste de la main puis éteignit.

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