Philosophie

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- Surtout, ne pas intervenir…

Jacques Pelot s’était empressé de retrouver sa bouée à porte-gobelet intégré. Un miracle de technologie. Autogonflant, il s'adaptait au récipiendaire, et diffusait une musique très agréable.

Il prenait ce matin son deuxième petit déjeuner, et développait à grands traits une nouvelle philosophie morale, qu'il jugeait déjà révolutionnaire. Faisant le moins de mouvements possible, il suivait du regard les miettes qui tombaient de son croissant, observant leur destinée.

- Laisser couler les événements, cultiver le non-agir, voici la clé de la sagesse ! Que cette miette de croissant coule, imbibée d’eau, ou reste fièrement à flotter à la surface, cela m’est absolument égal.

L’idée qu’il était, tout de même, prisonnier-logé-nourri-blanchi-dorloté, l’effleura un instant. Mais il écarta cette pensée.

- Je suis libre ! déclara-t-il, péremptoire, ramant d’une main, décrivant une trajectoire savante autour de la piscine, tandis qu’il mordait dans le croissant tenu par l’autre main, celle qui était libre. – Je chuis Chlibre !

Il avait bien failli s'étouffer. Alors, il avala son dernier morceau, et, soupirant d’aise, claqua de la langue.

- La plupart des hommes sont esclaves de leurs désirs. Ne rien désirer, voici la clé. Que puis-je désirer de plus ? Se satisfaire de son sort. Apprécier ce que l’on a, voilà le secret.

On venait de sonner. Qui cela pouvait-il être ?

- Bon, mon petit Jacques, tu n’as pas de quoi être fier de ta trouvaille. Des miettes de croissant… Mais il n’y a pas assez d’évènements dans cette piscine… Est-ce ma faute ? Je refuse de culpabiliser. Je suis le prisonnier, tout de même. C’est vrai ça. Je pourrais éprouver ma philosophie sur un objet plus conséquent. Mais quoi ?

Nadia alla ouvrir.

- Imaginons qu’il m’arrive quelque chose de grave. Et prenons comme hypothèse que je m’en fous complètement. Tiens, par exemple, ils me relachent. Ou, ils ne me relachent pas ! Et bien, ça m’est égal. C’est ça, la sagesse ! Et aussi, la liberté. Je ne veux rien, je laisse advenir, sans rien désirer. La liberté est una causa mentale, comme dit le philosophe.

Nadia revenait, la mine soucieuse.

- Il pourrait se passer quelque chose d’encore plus grave. Je pourrais me réincarner en inspecteur Lechat. Un matin, je me lèverai, et au lieu de mon doux visage si expressif, empreint de tant de vertus, je verrai la trogne soupçonneuse de Lechat.

– T’as encore fait un sale coup ! Que je me dirai, pour avoir cette couleur blafarde. Mais non, en fait. J’aurai l’habitude, j’aurai aussi l’esprit de Lechat. Alors je me dirai, - Tu as de la chance d’avoir une petite maman qui t’aime !

Nadia revenait, donnant le bras au général Gallina, accompagnée de Mamie Lechat. Ils se dirigeaient tous trois vers la porte d’entrée. Les sbires Antarctes s’agitaient, prenant des positions discrètes aux fenêtres et dans le jardin.

- Ma théorie est imparable !

Nadia revenait vers la maison avec Mamie Lechat, sans le général Gallina.

- Une seule chose m’ennuie, dans tout ça. Comment fait-on pour se diriger ? Ma bouée, avec une seule main, n’est pas très manœuvrante. Je dépense beaucoup d’influx mental sur le pilotage. Essayons avec deux mains.

Effectivement, la bouée avançait normalement.

- C’est d’un ennui ! Toute mon attention est dirigée vers le fait de naviguer, et je passe à côté des plaisirs de la vie. J’ai décidemment besoin de ma seconde main. Revenons aux bases. Le non-agir. Hop ! Sans les mains. Plus de mains naviguatoires. Chouette !

La bouée dériva, et alla s’encalminer près des skimmers. On entendit deux portes de camion s’ouvrir, et des motos rugir, dans un bruit infernal.

- C’est idiot ! Il me faut deux mains pour naviguer…

Mamie Lechat repassa, Sans Nadia, sortant un objet d’une housse de protection.

- Mais voilà l’idée ! Je vais inventer la bouée à deux places ! Chacun aura une main libre ! Et avec de la coordination, on devrait avancer. Il pensa au général Gallina. Trop lourd ! Et l’idée de naviguer de concert avec lui, même dans une piscine plus grande, lui déplut profondément. Mais alors, qui ?

Un cri se fit entendre. Un cri de jeune femme. Jacques Pelot, alias le Père Noël, sortit de sa rêverie, comme s’il avait reconnu cette voix. – Se pourrait-il ? Avec ses deux mains, il se rapprocha rapidement du bord.

Mamie Lechat était là sur le seuil de sa propriété, formidable, Elie à ses côtés, et tous deux était armés.

- Les mains en l’air ! Vous êtes chez moi ici, dit-elle en traçant du bout de son arme une ligne imaginaire, ligne qu’elle défendrait, personne n’en doutait.

Mamie Lechat était particulièrement remontée, et tenait fermement un semi-automatique MAS 49 remontant au Déluge, mais parfaitement entretenu. Elle aurait pu faire rire. Sauf que les militaires, qui composaient l’essentiel de la petite assemblée, savaient qu’un bon matériel pouvait durer longtemps. Cette arme, qui semblait être la relique la mieux entretenue du monde, en imposait. Personne ne voulait prendre le risque d’un choc entre une masse corporelle ardemment contemporaine, et souhaitant le rester, et une munition, certes égarée dans une faille spatio-temporelle, mais soigneusement lubrifiée.

Le cri venait de mademoiselle Lucile.

- Ha ! Mon Dieu !

A voir ainsi Mamie Lechat avec sa blouse et son tablier de coton bleu on savait d’instinct. Une femme de cet âge, armée, cela pouvait tout faire, et surtout l’irréparable. Le petit Elie n’était pas plus rassurant. Haut comme trois pommes, il était armé d’un fusil de chasse, et commençait visiblement à fatiguer. L'arme oscillait dangereusement, traçant des itinéraires bizarres sur toutes les parties des individus placés devant lui.

- Vous pouvez l’appeler, ma petite. Y’aura besoin. Je croyais que les portes de l’enfer s’étaient refermées, mais je vois que c’est la réouverture. Je vous préviens, cette arme a déjà tué. On dit que ça a de la mémoire, ces bêtes là.

Mamie Lechat se garda bien de parler de la victime, ce pauvre chien de la propriété de son voisin, sur le col en haut de Petcha. Elle faisait une guerre psychologique.

La situation était un peu confuse. Au centre, le général Gallina, mis en joue par Lucile et cinq motards Australs. Mamie Lechat et Elie, devant la maison, menaçant indistinctement tout le monde. Et plus loin encore, les Antarctes, sans ordres et ne sachant que faire.

Jacques Pelot apparut, s’essuyant avec une serviette.

- Est-ce vous qui avez crié, Mamie ?

- Encore en slip de bain ? Mais c’est une manie, jeune homme !

- Le dénuement sied au philosophe…

- Vous devez beaucoup penser, pour avoir si peu d’habits.

- C’est que je viens d’avoir une révélation. Jésus, sur la Croix, était presque à poil.

Le général Gallina commençait à s’énerver.

- Pardonnez-moi si trop habillé ou mal entouré pour goûter à la conversation…

- C’est vrai ! Jacques Pelot regardait toutes ces armes, braquées sur le général. Ça ferait beaucoup de petits trous, tout ça !

Le colonel Gerliz ne trouvait pas non plus la situation à son goût.

- Nous ne voulons qu’une seule chose. Empêcher l’enlèvement du Père Noël par les Antarctes, et son utilisation au profit de leur propagande.

- C’est gentil à vous, mais vous ne m’avez pas demandé mon avis. Et si j’avais envie, moi, de profiter d’une diffusion mondiale en prime-time ?

Mamie Lechat, qui sentait la situation lui échapper, voulut remettre les choses au point.

- Moi je ne veux qu’une seule chose. Du balai ! Et puis que personne se balade à poil. Même si c’est Jésus qu’a choisi mon chez moi pour faire son voyage retour !

Mademoiselle Lucile ne savait pas si elle devait intervenir. Elle s’attendait à retrouver Jacques en Père Noël, habit rouge, longue barbe et bonnet à pompon. Voilà qu’elle réalisait l’étendue du malentendu. – Sotte que je suis ! Cela m’apprendra à confondre le théâtre et la vraie vie. Sous sa casquette, ses lunettes teintées, il ne l’avait pas reconnue. Mais elle commençait à trouver la vraie vie tout aussi intéressante que le théâtre.

Jacques Pelot soupira. Il s’était extirpé, à regret, de sa piscine philosophique, pour tomber en pleine tragédie. Un seul geste mal venu, et ce serait le massacre. Il mesura l’étendu de son pouvoir.

- Mesdames, Messieurs, puis-je vous faire remarquer la chose suivante ? Quoiqu’en slip de bain, je suis le seul qui à coup sûr réchappera du massacre. Car bizarrement, personne ne me vise.

Chacun put constater cette évidence. Mamie Lechat n’était pas prête à tuer pour se débarrasser d’un homme en slip de bain. Les Antarctes tenaient trop à leur Père Noël. Les Australs avaient des principes.

- Je choisis les Antarctes. Depuis que ces Messieurs s’intéressent à moi, je sens monter au plus profond de mon être une conscience spirituelle nouvelle. Tel que vous me voyez, je suis comme un homme nouveau sortant de l’eau.

- Monsieur Pelot, je suis le colonel Gerliz. Au nom de tous les Australs, je vous mets en garde. Les Antarctes sont passés maître dans l’art de la désinformation, dans la manipulation et la reprogrammation. Nous les Australs luttons pour la liberté.

- Colonel, votre lutte est estimable, mais ce matin, je me sens profondément égoïste. Furieusement égoïste, même. Les Antarctes répondent à toutes mes attentes, quand vous les Australs ne m’offraient que la contrainte du devoir. Au revoir.

Il s’avança, écartant les armes du cercle des motards Australs, et embrassa d’un baiser humide les deux joues du gros général Gallina.

- Ha ha ! Colonel Gerliz ! Je crois que la chance tourne pour vous !

Pendant que le colonel Gerliz évaluait cette situation nouvelle, qui voyait la supériorité des armes mise en défaut par l’attitude étrange de la victime, probablement en proie au syndrome de Stockholm, le téléphone du général Gallina sonnait.

- Général, donnez votre portable à l’un des mes hommes.

Le général, qui voyait ses hommes s’agiter sur le toit de la maison et dans le jardin, s’éxécuta immédiatement, faisant un signe discret à l’un d’entre eux.

- Allo, oui… Non, pas le général Gallina… Vous me voyez ? Oui, Austral. Ha ha ! Bien. Un message ? Donnez toujours… Mouvements suspects tout en bas dans la vallée. Jamais vu autant de voitures monter en même temps. La police ?

Mamie Lechat avait tout entendu.

- Je vous l’avais bien dit ! Il revient pour mettre fin à ce bazar. C’est mon fils !

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