A l'école

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- Patron. Y-en a marre que vous nous appeliez tout le temps « les Lutins »… Nous sommes des agents de maintenance, de niveau A1, en vertu de la convention de branche du jouet, farces, attrapes et costumes.

- Je connais bien cette convention, je fais partie du comité paritaire de suivi ! Section patronale… Vous prenez le Père Noël pour un bleu ?

- Justement patron…

- Est-ce que je vous interdis de m’appeler Père Noël ?

- C’est pas ça patron…

- Alors ?

- Comment dire, les gars et puis moi, on n’est pas d’accord avec ça. C’est vrai quoi, Père Noël c’est gratifiant, Lutins, c’est, voilà, des petits êtres atrophiés, ridicules, avec un bonnet à clochette…

- Mais, mon bon Steeve, dans mon entreprise, qui est le créatif, le preneur de risque ? Hier encore j’ai failli me rompre le cou pour avoir mis en pratique une de mes idées géniales ! Et puis, tout le monde peut grimper l’échelle sociale, regardez le Père Fouettard, il était Lutin, puis il est devenu Père Fouettard…

- Vous parlez d’une promotion…

- Et maintenant il est Père Noël !

- Ça lui a fait une belle jambe ! Il a été enlevé, en plein plan B, alors que c’est vous le vrai Père Noël ! C’est vous qui devez prendre les risques !

- Que voulez-vous ce sont les aléas de la délégation… A-t-on reçu une demande de rançon ?

- Aucune.

- Je m’en doutais. Le Père Noël est une idée, un concept ! On ne téléphone pas à Rockefeller en lui disant « Nous avons enlevé le Capitalisme ! On vous le rend contre la moitié de votre fortune, déposée dans une valise à l’angle de 4th Avenue… »

- Patron…

- Oui ?

- Nous sommes très inquiets pour le Père Fouettard…

- Ne vous en faites pas les gars, j’assumerai ma responsabilité. Je reprends ma fonction de Père Noël. Avec deux Pères Noël en circulation, on va entendre parler d’eux. C’est un peu comme si je leur disais « Enlevez-moi ! Prenez l’original Libérez le Père Fouettard ! »

- Bravo patron ! On attendait vraiment ça. Vous êtes un bon patron et un chic type. Nous serons avec vous 24 heures sur 24 pour vous protéger.

- Merci les gars, je savais que je pouvais compter sur vous…

Une heure plus tard, le Père Noël descendait, direction l’école primaire des Roussettes, accoltiné d’un installateur d’antennes paraboliques et d’un prêtre Mariste. Jacques avait toujours pensé qu’on n’était jamais trop prudent avec les choses du ciel. Il prenait des garanties maximales ! Il avait d’abord pensé à un Jésuite, ou un Rabin, mais s’était vite rendu à l’évidence : seul un Mariste était Lutin-compatible. Quelques minutes auparavant, un livreur de la pâtisserie Chez Hertzel était allé au parking chercher une fourgonnette.

- En route, mes Lutins ! Veni, vidi, et bientôt vinci !

- Bien dit patron ! Vive le Père Noël ! Vive le Père Fouettard ! Vive les Lutins !

Pendant ce temps, inaccessible à l’enthousiasme d’une équipe ressoudée, le réceptionniste de l’Hôtel Aurora se précipitait sur le téléphone.

- Patron, vous n’allez pas le croire ! Il y a un deuxième Père Noël qui vient de descendre de sa chambre !

- Je m’en doutais fiston, je m’en doutais… Nous avons récupéré un Père Noël d’occasion. Il passe son temps à pleurer et à couiner. Aucune tenue ! On ne peut rien en faire ! « Ils » n’en voudront pas.

- Quels sont vos ordres patron ?

- Qu’a-il dit en partant ?

- Il parlait d’aller aux roussettes. Patron… Si les étrangers viennent braconner chez nous…

- Triple andouille ! Les Roussettes, je ne sais pas ce qui me retient de t’y envoyer faire ton éducation ! C’est une école primaire ! J’envoie une équipe, nous allons le cueillir !

Au même moment dans le bus, le plan prenait forme.

- Bon, tout le monde a compris ?

- Oui ! Vot’lining de calfut’ a une balise !

- Et nous, avec le bus, on suit le signal.

- Très bien !

- Mais après, on vous suit jusqu’où ?

- Je ne sais pas. Pas encore. En fait, je crois que nous sommes tombés sur un gang de collectionneurs de Pères Noël. Je vais me laisser enlever, et comme ça, je vais retrouver le Père Fouettard !

- Patron, vous êtes héroïque !

- Et modeste. Je sais. Charisme et sensibilité, telle est ma devise. Bon. Je récapitule. Le prêtre, tu entres en premier, avec ton appareil photo. Tu viens pour accompagner ton neveu et immortaliser la célèbre scène du bambin sur les genoux du Père Noël. Si on te questionne, tu dis que tu fais une thèse sur les Madones à l’Enfant, et que tu défends l’idée d’une renaissance de ce vieux thème iconographique sous la forme du Père Noël à l’Enfant - sur les genoux. Le fait qu’il y ait beaucoup d’enfants et non pas un seul, et plein de cadeaux, est pour toi une adaptation à la société de consommation, une variation polythéiste autour de la Nativité et des Rois Mages, un Cargo Cult… Enfin, je ne sais pas, tu brodes. Aies l’air intelligent. Tu es curé.

- Je vais essayer, patron.

- Surtout, tu prends des photos de moi. Je tiens à immortaliser ces instants, c’est pas tous les jours.

- Le livreur de Chez Hertzel et l’antenniste, vous faites la planque au coin de la rue. Dès que Juda m’aura livré, et que je serai enlevé pour accomplir ma destinée, vous me suivez. Le séminariste retourne à l’hôtel et analyse les photos. Il reste en liaison avec l’équipe du bus, et recueille l’information en direct. J’ai pensé que si l’on devait s’en remettre aux autorités, un séminariste serait l’homme idéal pour faire ce choix en son âme et conscience, dans la solitude et le recueillement de sa cellule monacale, à l’Aurora. Des questions ?

- Patron… C’est pas un peu risqué comme plan ? Se jeter comme ça dans la gueule du loup…

- Mais, mon bon Steeve, ne crains rien… Je suis le seul vrai Père Noël, car même les méchants ont besoin de moi !

Une heure après, ils étaient à pied d’œuvre, à l’école des Roussettes.

— Je ne sais pas si j’ai bien fait d’organiser ce Noël pour les enfants, si près des vacances scolaires… Tout le monde est si occupé…

Mademoiselle Lucile avait tenu à offrir à tous ses petits une merveilleuse journée.

—  J’ai recruté un Père Noël paraît-il tout à fait exceptionnel. Sa prestation à l'Aurora était semble-t-il curieuse… mais tout à fait efficace. C’est ce qu’il nous faut. On ne sait pas toujours pourquoi certaines choses fonctionnent, et d’autres pas. Tant que mes petits sont heureux…

Elle repensait aux questions qu'elle avait posé à Rainette. Son prince charmant viendrait-il ? Il lui avait semblé que Rainette avait donné une réponse positive. Elle était montée le long des paroies de verre, mais au moment où elle gonflait ses bajoues, préparant sans nul doute un magnifique "côa, côa !", elle s'était dégonflée, la brute, puis était redescendue. Perplexe, Lucile passait sa journée aux aguets, à l'affut du moindre signe favorable.

Elle regardait par la fenêtre de son bureau, et rêvait. Soudain, une tête apparut, disparut, puis revint avec un joli sourire. Quelqu'un sautillait, à l'extérieur, essayant de voir s'il y avait quelqu'un.

— Ho joie ! Un Prince, peut-être. Il me cherche... Elle ouvrit la porte, précipitamment.

— Ho ! Déception... Faisons bonne figure...

Un prêtre légèrement plus jeune qu’elle, armé d’un appareil photo, semblait désorienté, regardant partout le nez en l’air, sautillant pour voir par les fenêtres des classes. Elle sortit pour l’accueillir.

— Mon père, vous semblez perdu.

— Suis-je bien à l’école des Roussettes ?

— Et bien, oui en effet, que pouvons-nous faire pour vous ?

— Mon neveu m’a dit qu’il y avait la venue du Père Noël, ici aux Roussettes, pour 14h00. Je suis venu un peu en avance pour repérer les lieux. Me permettez-vous de faire des photos ? Je prépare une thèse sur les Madones à l’Enfant. Le Père Noël est une icône des temps modernes, et lui aussi porte les enfants sur ses genoux. Vous comprenez ?

Mademoiselle Lucie comprenait très bien. Elle s’imagina un instant, assise chez elle à la tribu de Saint-Gabriel, avec un petit enfant sur les genoux, et soupira, donnant machinalement sa réponse,

- Je crains mon père, que vous ne soyez là dans une cérémonie païenne, mais je comprends votre démarche, prenez toutes les photos que vous voudrez.

Disant cela, elle vit arriver le Père Noël, grande barbe blanche sur son habit rouge, bonnet sur la tête.

— Hélas ! Se dit-elle. Mon Prince n'est pas barbu. Depuis toujours lui semblait-il, elle détestait les pilosités. Tant pis...  Etrange, se dit-elle, tout de même, qu'ont-ils tous, aujourd'hui, à sautiller ? Je devrais arrêter de poser des questions aux grenouilles...

Elle considéra l'individu, qui s'avançait. Sous l'habit rouge, les seuls signes de personnalité semblaient être le regard, et la démarche syncopée.

— Père Noël, merci d’être venu en avance ! Attendre est une angoisse souvent terrible, et je n’ai pas commencé à attendre. Je vous en remercie.

- Madame, le temps de Noël n’est pas le temps ordinaire, nos charmants bambins n’en ont pas la même notion que nous. Et je souhaite créer l’illusion, pour chaque enfant, qu’il est unique, et que sa vie est sans fin.

- Quel est votre secret ?

- Je n’ai pas de secret.

La conversation entre mademoiselle Lucie et le Père Noël s’arrêta là, au grand regret des deux protagonistes, car les parents et leurs enfants commençaient à arriver, et il ne fallait pas que le Père Noël soit vu. En allant vers la salle des maîtresses, la conversation reprit,

— Par où ferez-vous votre entrée ?

— Que me conseillez vous ?

— Et bien, j’ai le vélo que vous m’aviez demandé, et j’imaginais ce matin que vous pourriez descendre la pente de la colline, et arriver par le haut de la cour de récréation, vous voyez ? Il y aura de la musique, le trône du Père Noël est sur l’estrade, entouré de cadeaux, avec les noms de chacun des enfants, qui vous attendront. Cela vous conviendra-t-il ?

— Cela me semble parfait ! Mais que fait ce jeune homme, ce prêtre, à nous photographier sans relâche ?

— Je lui ai donné l’autorisation. Figurez vous qu’il a une théorie curieuse…

La conversation continua ainsi agréablement, pendant que les parents et les enfants remplissaient la cour de récréation.

— Il est temps pour moi de prendre congé, madame. Je vais m’élancer du haut de la colline vers vos chers bambins. Votre conversation me fut des plus agréable. Puis-je espérer vous revoir ?

— Mon dieu… oui ! ce serait avec plaisir. Comment vous appelez-vous ?

— Et bien, c’est à dire… Je m’appelle Jacques. A bientôt.

Le Père Noël s’enfuit aussitôt, visiblement très perturbé par cet aveu.

— Mon bon Jacques, se peut-il que tu tombes amoureux ?

Mademoiselle Lucile était en proie à un sentiment très voisin, attendant avec impatience le retour du Père Noël à vélo. Elle chercha à tromper cette attente dans l’action, comme elle l’avait toujours fait.

- Les enfants, vous aimez le Père Noël ?

- Oui !!!

- Alors il faut l’appeler ! Appelez le de toutes vos forces !

Et tous les enfants de crier,

- Père Noël ! Père Noël !

On entendit derrière le mur un énorme – Ho, HO, ho ! HaAA !!!

Puis des portes de voiture claquèrent, pendant qu’un vélo sans conducteur dévalait la pente, venant s’écraser contre l’estrade aux jouets.

Mademoiselle Lucile et le séminariste se précipitèrent tout en haut de la cour, puis sur la route de la colline.

Là-haut, dans la poussière du chemin, ne restait plus que le bonnet du Père Noël.

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