Chapitre 2. Guerres de religion (1/4)

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Malgré l'heure tardive, nous nous précipitons dans la carriole de Fabrizio. Nous le trouvons en train de discuter costumes et accessoires avec João. Pedro dort déjà à poings fermés, roulé dans sa couverture au fond du chariot, et notre irruption ne le réveille même pas. Nous nous serrons autour de la petite table au centre de la roulotte. En quelques mots concis, Guy relate la rencontre avec l'étrange messager. João écoute avec attention en lissant machinalement sa moustache.

— As-tu vu le visage de cet homme ? interroge-t-il à la fin du récit. Saurais-tu le reconnaître ?

Guy secoue la tête.

— Il tournait le dos à la lumière, je n'ai pas pu distinguer ses traits. De stature, il était plus petit que moi, peut-être de la taille de Heinrich. De larges épaules carrées, une voix rauque. Il boitait aussi.

Il pose la missive sur la table près de la chandelle dans un geste un peu formel. L'élégante calligraphie et le papier de bonne facture indiquent une personne nantie, de la noblesse peut-être. Le cachet bien visible reprend les armoiries du carrosse qui a failli renverser la fillette plus tôt dans la journée. Le front de Fabrizio se plisse dans la lumière vacillante. Les lèvres serrées, il examine la lettre, hésite un instant, puis décachette le message. Il lit d'abord pour lui-même et ses mains tremblent légèrement. Tout le monde retient sa respiration, attendant un signe de sa part. Alors que Fabrizio semble parcourir le mot pour la troisième fois, je n'y tiens plus.

— Alors ? m'impatienté-je. Qu'est-il écrit ?

Notre chef de troupe soupire en posant le message en évidence sur la table. Il tiraille sa barbichette avec une certaine nervosité.

— Je ne sais pas trop s'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle. Nous sommes invités à donner une représentation privée... en haut lieu.

Nous nous penchons comme un seul homme pour lire les mots tracés d'une écriture élégante.

« Maître Fabrizio Biancolelli,
la renommée de votre troupe de Commedia dell'Arte n'est plus à faire en Vénétie. Je souhaiterais honorer mon hôte anglais en l'initiant à la culture de ma chère Sérénissime (1), aussi je vous prie de bien vouloir vous présenter dans trois jours, quand sonne sexte, en la demeure de l'archevêque Thomas Cranmer pour une représentation privée. Vous serez généreusement rétribué.
Giulia de' Gandolfi. »

Heinrich laisse échapper un sifflement appréciateur.

— La demeure de l'archevêque ! Ce n'est pas rien ! Cette Giulia de' Gandolfi fréquente du beau monde !

Guy glisse une main songeuse le long de sa joue et se tapote les lèvres.

— Gandolfi... médite-t-il. J'ai déjà entendu ce nom, mais je ne sais plus à quelle occasion. Une famille italienne, à n'en pas douter. Connais-tu cette dame, Fabrizio ?

L'Italien secoue lentement la tête, les yeux baissés pour mieux rassembler ses souvenirs. Il frotte ses cheveux grisonnants et répond avec une légère hésitation.

— Le nom de Gandolfi ne m'est pas inconnu. Ce sont des marchands vénitiens... petite noblesse... fortune assez récente. Ils ont de nombreux comptoirs en Italie et sur les côtes de la Méditerranée. Je crois qu'ils sont également assez influents à Rome où ils fournissent le Saint-Siège en mets exotiques et étoffes précieuses.

— Tu es plutôt bien informé, remarque Guy avec un haussement de sourcil.

Fabrizio esquisse un sourire rusé.

— Tu sais, Venise est une petite ville et, dans notre métier, mieux vaut se tenir avisé des fortunes des uns et des autres. Cela évite les déconvenues. Je n'ai jamais eu l'honneur de rencontrer cette Madame de' Gandolfi, mais elle a pu effectivement entendre parler de notre troupe à Venise. Après tout, c'est dans ma ville natale que j'ai commencé mes spectacles.

— Une riche mécène vaut certainement la peine d'être courtisée ! intervient Heinrich avec un clin d'œil. Cette lettre est une véritable aubaine !

João écoute sans avancer d'opinion. Son visage reste à moitié plongé dans l'ombre et je n'arrive pas à savoir ce qu'il pense de cette invitation surprenante. Fabrizio opine d'un lent mouvement de tête en réponse à l'exclamation du jeune Allemand.

— Il vaut mieux ne pas décevoir cette dame. Je lui ferai porter acceptation de son offre demain dès la première heure.

Malgré ce soudain enthousiasme, Fabrizio me donne l'impression de se plier à la demande de la riche Italienne avec une certaine réticence. Je comprends aisément son inquiétude. D'après le fermier de tantôt, ce n'est pas le meilleur moment pour se mêler de religion dans ce pays. Cette invitation chez l'archevêque nous plonge au cœur d'un panier de crabes.

Notre chef se lève avec un soupir fatigué.

— Bon, mes enfants, il est fort tard et je suggère que chacun aille prendre un repos bien mérité. Bonne nuit à tous.

Ainsi congédiés, nous ressortons dans l'air frais nocturne. Guy et João se dirigent vers leur roulotte pendant que Heinrich et moi regagnons la nôtre. L'habitacle étroit accueille nos deux matelas de paille, posés à même le sol. Nous sommes bien loin du luxe d'une auberge, mais j'apprécie l'intimité de notre petit nid douillet. Je retire mes bottes et mon pourpoint que je range sur le coffre à côté de moi. J'ai l'habitude de dormir en chemise et hauts-de-chausse, mon médaillon sur ma poitrine. L'épaisse couverture de laine vient chasser la fraîcheur nocturne. À peine ma tête est-elle posée sur la paillasse que le sommeil m'emporte. Un rêve étrange, mais maintenant familier m'attend.

* * *

Les ténèbres m'enlacent et je flotte dans le néant. Puis un éclat minuscule naît au loin, à peine plus brillant qu'une étincelle. La lumière m'invite et je ne peux résister à son appel. Elle grandit, jaune, chaude, accueillante, jusqu'à m'envelopper complètement. Je cligne des yeux devant son intensité.

Peu à peu, ma vision s'accommode et je distingue des fils scintillants tout autour de moi. Des étoiles palpitent très haut, accrochées sur une voûte invisible comme autant de chandelles sur un tapis de velours. Loin sous mes pieds, j'aperçois les courbes d'un paysage vallonné. Je plane, telle une plume paisible portée par la caresse du vent. De douces collines vert tendre côtoient le jade sombre des forêts. Une ligne bleue iridescente serpente paresseusement comme un ruban de soie sur cette robe printanière. Plus loin, des montagnes cuivrées lancent leurs pics enneigés à l'assaut du ciel. Un élan de joie et de gaieté naît dans mon cœur et rejaillit en un rire cristallin. Emporté par la brise, il se répercute à l'infini en une onde pure et limpide. Une mélodie me répond, une musique évanescente dont je ne peux saisir les notes.

Brutalement, l'harmonie s'interrompt sur un accord discordant. Une ombre s'étend sous mes pieds, tel un monstre affamé qui dévore ce tableau idyllique. L'herbe jaunit dans les prés ; les arbres des forêts se décharnent ; les montagnes tremblent et fument ; les étoiles s'éteignent, une à une. Un poids m'écrase la poitrine et m'empêche de respirer, telle la main d'un titan invisible. Un sentiment de menace latente me ronge. Une peur sournoise s'insinue dans mes pensées et tous mes poils se hérissent. J'ai l'impression qu'un démon me guette, tapi dans l'ombre, prêt à bondir.

Soudain, l'atmosphère oppressante reflue. Des présences à mes côtés me soutiennent. Je ne distingue aucune silhouette, mais leurs esprits flottent en ces lieux, attirés eux aussi par la lumière. Nous nous rapprochons les uns des autres, en quête de réconfort. Nos âmes se mêlent et je perçois des bribes de pensées, des souvenirs étrangers qui m'emportent dans un tourbillon de sensations : le sourire de la mariée sous son voile gonfle mon cœur de bonheur, l'odeur musquée d'une étable m'apporte un instant de quiétude, je rumine l'humiliation du poids des chaînes sur mes mains, une vague de nostalgie recouvre les eaux grises d'un lac sous une lune irréelle, la peur noue mes entrailles, portée par les relents âpres du sang sur mon flanc. Les images tournoient de plus en plus vite et se fondent en moi. Nous ne faisons plus qu'un. Un dernier éclat insaisissable nous appelle et nous partons à sa poursuite.


*  *  *


1. À cette époque, la Vénétie constitue un État indépendant, la république de Venise, dite la Sérénissime.

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