Chapitre 2. Guerres de religion (2/4)

8 minutes de lecture

Réveillé de bonne heure par l'agitation de la foire, je me lève avant Heinrich et me faufile au-dehors. Je trouve Guy attablé devant une épaisse tranche de pain accompagnée d'un morceau de cheddar local. Je lisse tant bien que mal mes mèches ébouriffées tout en jalousant intérieurement son apparence impeccable. Le ruban de velours bordeaux noué dans ses cheveux noirs s'harmonise parfaitement avec son pourpoint de drap. Comment s'arrange-t-il pour que ses hauts-de-chausse bouffants n'aient jamais l'air froissés ? Il me salue poliment, d'une brève inclinaison de la tête, et sa main désigne le tabouret qui lui fait face d'un geste distingué. Un mince sourire vient adoucir sa mine sévère.

— Bien dormi, mon jeune ami ? Il reste du pain et du fromage, si tu as faim. Fabrizio et Pedro sont partis racheter des provisions.

Je m'assieds et tends la main vers un quignon durci.

— La nuit a encore été agitée, bâillé-je. Ce maudit rêve ne cesse de revenir.

Guy confirme d'un hochement de tête.

— C'est très étrange en effet. Pourquoi partageons-nous des versions différentes du même songe ? Un sentiment de menace, des présences invisibles... Je ne parviens pas à saisir la signification de ce message.

Ses yeux bleu-gris se perdent un instant dans une méditation intérieure. Je mords à belles dents dans une portion de fromage.

— Mais d'où provient cette vision ? Est-ce Dieu lui-même qui nous l'envoie ? Est-ce un avertissement d'une créature d'au-delà de la Toile, ou bien du Malin ? demandé-je en réprimant un frisson.

Un léger sourire plisse les lèvres du Français.

— Difficile de répondre à cette question pour l'instant... Mais en parlant de Toile, nous avons un peu de temps devant nous, aimerais-tu que nous poursuivions nos leçons ?

Je bondis aussitôt sur mes pieds.

— Avec grand plaisir ! acquiescé-je, enthousiaste.

Guy se lève sans précipitation et réajuste les pans de son pourpoint.

— Viens par ici, nous serons plus tranquilles.

Il m'entraîne derrière nos roulottes, loin du va-et-vient permanent des campements environnants.

— Maintenant, Éveille-toi et observe.

Apercevoir les fils de la Toile sur commande n'est pas si aisé. Je me concentre, prends une lente inspiration et Ouvre les yeux. Devant moi, de fins faisceaux scintillent sous les rayons du soleil. Ils ondoient alentour, mais également haut dans le ciel, au-delà du campement, jusqu'aux murailles de la ville. Certains s'enfoncent même sous mes pieds. Ils frémissent délicatement au contact de mes doigts.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours pu discerner la trame de la Toile. Pour moi, elle fait tout simplement partie du monde. Quand j'étais plus jeune, mes exclamations me valaient des commentaires amusés ou parfois moqueurs. Mon entourage me trouvait dans la lune et levait les yeux au ciel devant mes élucubrations sur les lutins, les farfadets et autres créatures légendaires. J'ai rapidement appris à me taire. J'ignore d'où me vient cette étrange faculté. Peut-être de ma mère que je n'ai jamais connue ? Ne serait-ce que deux mois plus tôt, je croyais être le seul à disposer de ce don mystérieux. Au travers de mes compagnons, j'ai réalisé que d'autres partageaient mes visions. Maintenant, je brûle d'un désir nouveau : apprendre, comprendre pour éviter les erreurs et découvrir l'étendue des possibilités surprenantes qui s'ouvrent à moi.

— Bien, nous n'avons malheureusement pas eu beaucoup de temps pour les leçons ces derniers jours et, au vu de ta récente performance, il me paraît utile de réviser les bases, reprend Guy. Souviens-toi de ce que je t'ai enseigné : la Toile est une vaste tapisserie tendue sur le monde, un voile d'illusion qui nous sépare de l'univers redoutable des légendes et des cauchemars. Chaque élément dispose de sa propre trame : les montagnes, les rivières, les simples pierres du chemin, les arbres, les animaux, les hommes, toi, moi... mais aussi le vent, la pluie, les émotions qui nous habitent. Tout ce qui existe s'inscrit sur la tapisserie et tous les fils se relient entre eux. La plupart des gens ignorent tout de cela, nous les appelons les Dormeurs. Ils se promènent sur cette terre sans voir la moitié de ce qui les entoure, bercés dans leur cocon. Cependant, certains peuvent s'Éveiller et découvrir la Toile tendue sous leurs yeux. Ceux-là se nomment les Veilleurs. Tu as le privilège de disposer de ce don, Guillaume, mais tu dois également en porter les responsabilités. Regarde attentivement.

Guy caresse en douceur les fils qui s'animent à son contact.

— Tu crois voir quelques brins, mais il en existe en fait des milliers, des millions, explique-t-il. Si tu tires légèrement sur l'un d'eux, tu peux influencer le monde qui t'entoure : déplacer des objets, créer des illusions, éveiller des émotions, faire jaillir des flammes. Chaque Veilleur a généralement sa propre affinité. Si j'en crois ton intervention d'hier, la tienne semble liée au vent ou au mouvement.

Guy joint le geste à la parole ; l'herbe à ses pieds s'incline comme sous une caresse. Au même instant, un bref éclat de lumière s'échappe de ses doigts.

— Tout est relié. Si tu ne prends pas garde, tu risques de provoquer un effet inattendu : des lueurs, des sons, des odeurs, des objets qui tombent. Parfois juste à côté, mais des fois bien plus loin. Tu dois toujours agir avec une grande douceur et éviter de toucher trop de brins en même temps.

Même si j'ai déjà entendu une partie de ces explications, je bois ses paroles avec toujours autant de fascination.

— Si tu tires trop fort sur la Toile, tu risques également de rompre les fils, de créer un accroc, une déchirure. Sais-tu ce qui se passe alors ? interroge Guy.

— Des créatures de cauchemar envahissent notre monde ?

Mon compagnon laisse échapper un petit rire amusé.

— Non, cela n'arrive que rarement. La Toile est dense et si quelques brins se défont, l'accroc ne sera pas suffisant pour ouvrir un passage vers l'Autre Côté. Heureusement, car c'est un lieu dangereux dans lequel nul ne s'aventure sans une bonne raison et sans y être préparé. Mais à cet endroit, la trame sera moins serrée, moins solide. Des effets étranges risqueront de se produire, jusqu'à ce que le temps fasse son œuvre et que tout rentre dans l'ordre.

D'un large geste, Guy balaie les roulottes et carrioles voisines.

— Ici, nous sommes entourés de Dormeurs. La Toile est dense, très serrée, reprend-il. Elle vibre difficilement et t'obéira mal. Si tu t'éloignes dans les champs ou vers la forêt, la trame sera plus fine. Tu la tisseras plus à ton aise, mais elle sera également plus fragile. C'est pourquoi les créatures de l'Autre Côté se faufilent le plus souvent dans notre monde par des coins reculés, oubliés – par exemple d'anciens lieux de rituels. Les Veilleurs locaux ont la tâche de surveiller ces passages, cachés et périlleux à emprunter.

Je médite un instant ces paroles. Le monde des Veilleurs est encore très étrange à mes yeux.

— La présence des Dormeurs empêche donc toute magie puissante ? demandé-je.

Guy pince les lèvres sur une petite moue pointue.

— Je n'aime pas trop le terme de magie. Les Dormeurs utilisent ce mot pour décrire ce qu'ils ne comprennent pas. Tu peux Tisser des motifs complexes, même en présence de Dormeurs, mais tu dois être bien préparé et il est plus prudent de disposer d'une Ancre.

— Une ancre ? m'étonné-je.

C'est la première fois que j'entends ce terme. J'ai du mal à m'imaginer transporter un tel fardeau dans ma besace.

— C'est ainsi que l'on appelle certains Dormeurs, tellement solidement ancrés dans notre monde qu'un Veilleur peut lier les fils de la Toile autour d'eux, empêchant les brins de se dénouer complètement ou d'influencer des régions lointaines. Tout Tissage important ne devrait s'envisager qu'avec une Ancre à proximité, sans cela tu risques de provoquer de véritables catastrophes.

— Et comment puis-je trouver une Ancre ?

Guy esquisse un demi-sourire.

— Tu auras besoin d'un peu de patience et d'attention. Les Veilleurs ont tendance à faire vibrer les fils autour d'eux, encore plus s'ils sont en Éveil. Tu apprendras rapidement à les reconnaître. Les Ancres, au contraire, calment les agitations de la Toile. Tu observeras Pedro à l'occasion.

— Pedro ? m'exclamé-je, stupéfait.

Le Français opine d'un geste un peu sec.

— Ne t'étais-tu jamais interrogé sur la présence de ce Dormeur parmi nous ? Quand Fabrizio a fondé la Dolce Vita, il y a quatre ans de cela, les représentations consistaient en de simples spectacles de mimes et jonglerie, mais notre brave palefrenier était déjà là. Il permet à notre chef de troupe de Tisser discrètement sur scène ou en d'autres occasions, d'ailleurs, si le besoin s'en fait sentir.

— Mais, euh, hésité-je. Pedro sait-il le rôle qu'il joue dans la Toile ? Sait-il que nous sommes tous Veilleurs ?

— Je crois qu'il comprend que son maître a parfois d'étranges visions. Peut-être le pense-t-il un peu fou ? Mais il sait également que Fabrizio peut avoir besoin de lui pour « ne pas se perdre dans ses rêves », comme il dit. Pedro voue une fidélité sans faille à notre chef de troupe. Ce dernier l'a recueilli et lui a offert un toit lorsqu'il n'était encore qu'un gamin des rues.

Je m'adosse un instant à la carriole et passe une main dans mes épis rebelles.

— Je n'avais jamais croisé la route d'autres Veilleurs avant de rencontrer la compagnie et d'un coup je découvre quatre voyageurs qui partagent mon don. J'ai encore un peu de mal à le croire !

Guy prend aussitôt un air pensif et fait glisser sa main le long de son menton d'un geste machinal.

— Un tel rassemblement est effectivement assez rare. Les Veilleurs ont plutôt tendance à vivre chacun de leur côté pour ne pas attirer l'attention des Dormeurs. Heinrich a croisé la route de Fabrizio il y a trois ans, alors qu'il se cherchait un métier. Ils ont conçus ensemble les premières scènes, alternant les rôles sur scène. João les a rejoint un an plus tard, un peu comme toi : sur un coup de tête à la fin d'un spectacle. Lorsque je l'ai interrogé à ce sujet, il est resté très évasif sur ses raisons. Avec trois Veilleurs dans la compagnie, il devenait difficile d'embaucher des Dormeurs. Ils auraient fini par se douter de quelque chose. Fabrizio t'a accepté quand il a senti ton don. Il était même persuadé que tu savais que nous étions tous Veilleurs et que c'était la raison de ta demande. Tu nous as bien surpris avec ton histoire de rêve. Aucun de nous n'avait fait le rapprochement.

— Je ne comprends pas. N'avais-tu pas été toi-même guidé par ce songe ?

Guy pousse un léger soupir.

— C'est fort probable, même si je n'en avais pas conscience. Je n'ai rejoint la compagnie que quelques semaines avant toi, tu sais, au moment où la \textit{Dolce Vita} se produisait à Paris. Sur le moment, cela m'a paru tout simplement une évidence.

Une voix s'élève soudain derrière nous.

— Ah, vous êtes là ! Venez donc me donner un coup de main tous les deux ! nous interpelle Fabrizio. J'ai besoin d'aide pour entreposer ces provisions et j'ai également acheté quelques étoffes pour confectionner de nouveaux costumes. Pour ce soir, je me suis entendu avec un tavernier en ville. Nous donnerons une représentation dans son établissement. Au travail !

Annotations

Vous aimez lire Lynkha ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0