Chapitre 1. La foire de Canterbury (1/3)

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— Guillaume ! Oh, Guillaume ! Tu rêves ?

Un coup de coude amical me tire de mes pensées. Je tourne vers Heinrich une grimace indignée, mais mes protestations refluent devant son enthousiasme. Ses yeux bleus brillent d'excitation. Il tend le bras.

— Regarde ! Nous sommes arrivés ! Enfin !

Je lève le nez. Le chemin poussiéreux que nous suivons depuis le matin gravit une dernière colline bordée de pâturages et de bosquets épars. Dans la vallée devant nous, le mince fil de la route rejoint les murailles d'une ville imposante, érigée au bord d'une large rivière aux eaux tranquilles. À l'abri des épais remparts, des maisons aux toits de bardeaux gris se serrent autour d'une cathédrale qui dresse fièrement ses flèches vers le ciel.

Une bouffée d'excitation m'envahit. Je grimpe sur le banc de notre carriole, une main en visière. Une foule bigarrée se presse vers la ville. Plusieurs charrettes se mêlent aux fermiers qui ploient sous des paniers tressés. Des ânes lourdement chargés côtoient vaches et brebis menées par leurs propriétaires.

Je lance un cri de joie.

— Tu vas te casser la figure à gesticuler ainsi, remarque Heinrich en levant les yeux au ciel. Assieds-toi donc, idiot !

Sans l'écouter, je m'accroche d'une main à la toile de notre roulotte et hèle les deux attelages derrière nous avec de grands signes.

— Holà, compagnons ! Canterbury (1) et sa foire en vue !

João fronce les sourcils devant mes pitreries et me répond d'un simple hochement de tête, toujours aussi avare du moindre mot superflu. À ses côtés, Pedro tient les rênes de leur vieille mule fatiguée. Son visage buriné s'éclaire d'un sourire débonnaire et il laisse éclater une joie toute naturelle.

— Enfin ! Ye ne serai pas fâché de rincer la poussière de cette route avec un godet ou deux ! s'exclame-t-il avec un fort accent espagnol.

J'entraperçois notre troisième roulotte, plus loin derrière eux. Guy agite la main en réponse à mon appel. À côté de lui, Fabrizio, le chef de notre troupe de comédiens ambulants, ne tressaille même pas et semble profondément endormi.

Je me rassieds avec un soupir d'aise. Depuis notre arrivée en Angleterre, cinq semaines plus tôt, Fabrizio nous a menés de village en village pour amuser petits et grands avec nos spectacles. Récemment, nous avons entendu parler de la célèbre foire annuelle de Canterbury. Celle-ci se tient chaque année au début du mois de mai et attire tous les fermiers et paysans des environs. Elle rassemble également de nombreux badauds à la recherche d'un peu d'animation, de spectacles, voire de débauche. Pour nous autres saltimbanques, ce festival représente l'occasion rêvée de gagner en quelques soirées de quoi subvenir à nos besoins pour plusieurs semaines.

Fabrizio tenait donc particulièrement à arriver à temps. Pendant trois jours, il nous a pressés sans relâche sur les chemins caillouteux de la campagne anglaise, nous levant à l'aube pour nous arrêter à la nuit tombée. Ce voyage harassant touche maintenant à sa fin et je contemple avec soulagement la promesse d'une semaine sédentaire. Les mains derrière la tête, je souris aux anges en rêvant aux écus que nous allons gagner et à toutes les merveilles étonnantes que recèlera cette foire.

— Hue, Bella ! lance Heinrich à côté de moi.

Il fait claquer les rênes de la mule poussive qui nous sert d'animal de trait. Insensible à notre agitation soudaine, elle continue sa route de son pas égal. Les trois chariots amorcent la descente vers la bourgade et rejoignent le flot des visiteurs. Nous rattrapons des familles entières : le père mène ses bêtes ; la mère chemine derrière, portant œufs, crème ou légumes ; les enfants courent de-ci, de-là, criant à tue-tête pour s'entendre par-dessus le chahut. J'aperçois un groupe de pèlerins, reconnaissables aux croix de bois qui pendent à leur cou. Une simple besace ou un sac de jute leur bat au côté. Ils avancent à grandes enjambées avec leur long bourdon de marche, les épaules drapées dans l'ample cape de laine qui leur sert de couverture la nuit venue.

Nous nous retrouvons bientôt englués dans la foule qui avance tel un fleuve langoureux. À mes côtés, Heinrich renonce à gesticuler. Notre mule suit docilement le pas mesuré de l'âne qui nous précède. Nous ne pouvons qu'attendre que le flot nous mène au pied des murailles. Mon compagnon noue les rênes au crochet fiché sur la planche, s'adosse au chariot et rabat son chapeau de paille sur ses yeux.

Je contemple sa silhouette nonchalante avec une pointe d'envie. Un fin duvet blond adoucit son menton carré, soigneusement entretenu pour lui conférer quelques années de plus que ses vingt-deux printemps. Avec sa figure d'angelot, Heinrich est le genre de garçon à navrer bien des cœurs, sans honte ni regard en arrière : la hantise de toute mère de famille. Mais c'est aussi un bon compagnon, de nature enjouée, avec lequel je m'entends plutôt bien.

Moi, on m'appelle Guillaume Deschamps. Je mesure cinq pieds (2) de haut sur la pointe des souliers et suis maigre comme un asticot. J'ai des cheveux en désordre, d'une couleur indéfinissable entre le blond et le châtain, des yeux marron tout ce qu'il y a de plus ordinaires, un visage mince hâlé par le grand air, un nez trop long, un menton pointu qui reste désespérément lisse. Je soupire.

Nous jouissons d'un temps magnifique en ce premier jour de mai de l'an de grâce 1534. Les marins du navire qui nous a déposés à Douvres nous ont mis en garde contre la grisaille proverbiale du pays anglais, mais je dois dire que, ces derniers jours, nous n'avons guère eu à nous plaindre de la pluie ou du froid. Il ferait même presque trop chaud au milieu de la poussière et de la foule. Je dénoue le lacet de mon pourpoint et m'apprête à imiter mon compagnon quand soudain des cris retentissent derrière nous.

— Place ! Place ! Écartez-vous, manants ! Faites place !

Je me retourne d'un mouvement sec. Un carrosse brimbale à vive allure, précédé de deux cavaliers en livrée bleu et argent. Les gardes chargés de libérer le passage pour leur seigneur vocifèrent à pleins poumons. Une bouffée d'irritation me monte au nez.

Sur cette artère importante, deux attelages pourraient se croiser sans effort. Aujourd'hui cependant, le trafic dense et la masse de voyageurs rendent la progression délicate. Visiblement, les deux cavaliers sont pressés de conduire leur maître en lieu sûr. Ils n'ont guère de patience pour les paysans un peu trop lents à se ranger. Sur leur passage, les familles se poussent, se heurtent, se bousculent.

— Attention ! avertis-je d'un coup de coude vers mon compagnon.

Donnerwetter!

Heinrich se redresse d'un bond. D'une main brusque, il tire sur les rênes, de l'autre il claque son fouet, forçant notre mule à se ranger pour dégager le passage. Autour de nous, c'est la panique : pères, mères, enfants se précipitent de part et d'autre avec des cris affolés. Loin derrière nous, Guy a jeté son chariot dans le fossé pour éviter la collision. Réveillé en sursaut, Fabrizio gesticule à grand renfort de moulinets furieux.

La carriole de João et Pedro infléchit sa trajectoire de justesse. Les deux gardes nous dépassent sans jeter un regard aux fermiers qu'ils bousculent. Leurs chevaux roulent des yeux fous devant la densité de cette mêlée humaine. Un vieux paysan n'a que le temps de plonger. Le carrosse arrive en trombe juste derrière. À cet instant, une fillette de quatre ou cinq ans, effrayée, aperçoit ses parents de l'autre côté de la route.

— Maman !

Elle se jette vers eux au moment où le cocher lance son attelage. Le hurlement de la mère me perce les tympans, plonge dans mon cœur telle une lame affûtée. Je me redresse, alarmé. Je voudrais sauter, courir vers l'enfant. Je suis trop loin. Il est trop tard !

Sans réfléchir, j'Ouvre les yeux ; je m'Éveille. Des filaments lumineux s'entrelacent devant moi en une gigantesque tapisserie scintillante. Instinctivement, je saisis une pleine poignée des fils dorés qui s'élancent depuis l'encolure des chevaux. De l'autre main, je secoue la trame de la brise qui court dans la vallée. La Toile se plie et se tord sous mes gestes. Les bêtes trébuchent en hennissant, retenues un instant par une force invisible. Un cahot brutal ébranle le carrosse. Une bourrasque emporte la fillette aussi aisément qu'une plume légère. Heinrich rattrape son chapeau de justesse avant qu'il ne s'envole. Je vacille et manque de basculer dans la poussière.

L'enfant est passée ! La mère serre sa fille saine et sauve sur son cœur, tandis que les chevaux les frôlent dans un martèlement. Le monde qui m'entoure oscille ; la tête me tourne un peu. Tandis que le carrosse nous dépasse en grondant, il me semble apercevoir, par la fenêtre, deux yeux noirs sertis dans un visage pâle. Je cligne des paupières. Un lourd rideau bleu nuit occulte l'ouverture. J'ai rêvé, sûrement.

Autour de nous, les paysans ramassent en maugréant les sacs et cageots tombés dans l'affolement. Certains reprennent déjà leur route. La mère ne lâche plus sa fille. Je les regarde en souriant d'un air béat, soulagé que l'incident se soit bien terminé et fier de mon intervention.

Heinrich me décoche une taloche sur la tête.

— Mais tu es complètement fou ! s'exclame-t-il à mi-voix. T'Éveiller ainsi au milieu de tous ces Dormeurs ! Tirer les fils de la Toile ! Tu imagines un peu si quelqu'un t'avait vu ? C'est un coup à finir sur le bûcher ou soumis à je ne sais quelle autre torture locale !

Je me frotte l'arrière du crâne avec une grimace courroucée.

— Je ne pouvais pas rester sans rien faire ! Ce carrosse fonçait sans prendre garde ! J'ai sauvé cette fillette !

L'indignation éveille une colère sourde au fond de moi. Voulait-il donc que je regarde, bras croisés, cette pauvre enfant se faire écraser ?

— De toute façon, personne n'a rien vu ! ajouté-je en le toisant, furibond.

Heinrich secoue la tête dans un soupir de boucles blondes désolées.

— Je dis juste qu'il faut rester prudent, voilà tout. Tu as, disons, encore quelques progrès à faire question doigté et délicatesse.

Il agite les doigts pour souligner ses paroles.

Je pince les lèvres en me remémorant les leçons de Guy sur la nature sensible du Voile qui recouvre le monde endormi. Un Veilleur maladroit risque de générer des répercussions imprévues, de provoquer des catastrophes, ou, pire, de créer une déchirure par laquelle toutes sortes de créatures malveillantes pourraient se faufiler.

— Eh bien, dans ce cas, la prochaine fois, tu n'auras qu'à intervenir le premier ! rétorqué-je en croisant les bras.

Il me regarde, un pli amusé au coin des yeux.

— D'accord, d'accord, je ne dis plus rien. Garde juste en tête qu'un peu de discrétion ne peut pas faire de mal.

La grosse voix irritée de Fabrizio nous interrompt.

— Eh, vous deux, venez donc nous donner un coup de main, plutôt que de bavarder !

Le vieil Italien qui dirige la troupe nous jette un regard sévère. Ses sourcils grisonnants se hérissent en une mimique réprobatrice du plus bel effet. Il n'a pas l'air de plaisanter ! Dans ces cas-là, mieux vaut filer droit. Heinrich et moi sautons aussitôt du chariot.

La dernière carriole a basculé dans l'ornière. Pedro saisit la roue arrière dans ses grosses mains noueuses et pèse de toutes ses forces. J'attrape la bride de la mule, puis l'encourage à revenir sur la chaussée d'un claquement de langue et d'une caresse sur l'encolure. Guy, Heinrich et João s'arc-boutent sur les côtés. Poussant, tirant, suant, nous parvenons à replacer la roulotte sur la route.

Pendant que Fabrizio se glisse sous la bâche de toile pour vérifier que tout est en ordre, João s'invite à mes côtés et me murmure quelques mots à l'oreille.

— Ce n'est pas très prudent ce que tu as fait tout à l'heure.

La moutarde me monte au nez. Pas deux sermons dans la même journée !

— J'ai sauvé la vie d'une petite fille, répliqué-je sèchement.

— Je n'ai pas dit le contraire, mais tu dois faire attention, Guillaume, rappelle-t-il d'un ton sentencieux. Je ne me sens pas tranquille, peut-être à cause de ces rêves étranges qui reviennent sans cesse. Dans le doute, mieux vaut rester discret.

Je baisse la tête, soudain un peu honteux. J'ai agi sans réfléchir, c'est vrai. Pourtant, je ne regrette rien et le sourire de la mère serrant son enfant dans ses bras vaut toutes les admonestations du monde.

— J'ai fait aussi doucement que possible, une caresse, un souffle, presque rien ! argumenté-je à mi-voix.

Le petit Portugais me dévisage de ses yeux noirs pénétrants ; je ne peux m'empêcher de danser nerveusement d'un pied sur l'autre.

— Vraiment ? rétorque-t-il, dubitatif. Je t'ai senti, pourtant. La Toile a vibré.

Il observe autour de lui avec une attention appuyée.

— Elle s'agite même encore.

Au fond de moi, je me rends compte que mes gestes ont peut-être été un peu brusques, mais je n'avais pas le temps d'agir en finesse. À ma profonde consternation, je me sens rougir comme un vulgaire gamin pris en faute. Devant mon silence, João finit par secouer la tête d'un air résigné.

— Bon, maintenant que le mal est fait, espérons que ton petit tour n'ait pas de conséquence funeste, soupire-t-il.

Il tourne les talons et va reprendre sa place sur le chariot.

Je le regarde s'éloigner avec un regard noir, à la fois vexé et furieux. Aucun de mes compagnons ne semble comprendre mon geste. Au lieu d'être félicité, je me retrouve vertement réprimandé !

Avec un coup de botte rageur, je me dirige vers Guy et Fabrizio, en pleine discussion au bord de la route. Notre chef de troupe caresse nerveusement la barbichette grise qui prolonge son menton arrondi. Le dominant d'une demi-tête, la fine silhouette de Guy dégage une prestance incontestable, en dépit de ses habits poussiéreux. Sa voix assurée contraste avec les hésitations de son interlocuteur.

— C'était un carrosse italien, affirme-t-il avec aplomb. J'ai reconnu les armoiries de la ville de Venise. Mais je ne sais pas de quelle famille il peut s'agir : coupé d'argent et d'azur au merle de sable (3).

Le Français tourne vers l'Italien un regard où pétille une curiosité aiguisée.

— Est-ce que tu connais ce blason, Fabrizio, toi qui viens de là-bas ?

D'habitude toujours volubile, notre chef de troupe peine encore à se remettre de son réveil inopiné.

— Que dis-tu ? Un merle noir ? Voyons... non, non, vraiment je ne sais pas. Une famille de petite noblesse, peut-être ? Enfin, qu'ils aillent au diable ! lâche-t-il avec un geste de mauvaise humeur.

Le vieil Italien passe une main dans ses cheveux grisonnants, essuie la sueur mêlée de poussière qui lui coule sur le front et derrière la nuque. Je le trouve un peu pâle, fatigué sans doute. Nous sommes tous fourbus par ces derniers jours de voyage.

— Allons, en route ! ordonne-t-il d'un ton bourru en tournant les talons.

Tandis qu'il regagne sa carriole, Guy reste un instant figé, songeur. Ses yeux bleu-gris ne quittent pas les lointaines murailles de Canterbury. Puis, sur un appel impatient de Fabrizio, tout le monde rejoint son poste et les trois roulottes repartent cahin-caha. En me retournant, je crois apercevoir, à l'endroit que nous venons de quitter, un léger miroitement au-dessus de la route, comme des rides fugaces à la surface d'un étang, vestiges d'un caillou jeté dans ses eaux. Je grimace.


*  *  *


1. Canterbury est située au sud-est de l'Angleterre sur la rivière Stour. C'est l'ancienne capitale du Royaume du Kent et l'une des plus vieilles villes du pays.

2. Un pied est une unité de longueur qui correspond à environ 32,6 centimètres.

3. C'est à dire un merle noir sur un fond blanc et bleu.

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