Chapitre 1. La foire de Canterbury (2/3)

10 minutes de lecture

Une heure plus tard, nous arrivons au pied des murailles. Un équipage comme le nôtre ne peut guère s'installer entre les murs : les auberges sont sûrement prises d'assaut et, même si ce n'était pas le cas, nous n'y trouverions pas d'étable assez grande pour nos carrioles. Heureusement, un vaste pré a été aménagé au nord de la ville à l'occasion de la foire. Il accueille tous ceux qui n'ont pas d'argent à mettre dans un lit d'auberge ou que la perspective de quelques nuits hors des remparts ne rebute pas. Guidés par les hommes du bailli qui tentent d'apporter un peu d'ordre dans le chaos environnant, nous traversons le grand pont de pierre au-dessus de la rivière Stour. La route contourne la ville et nous mène à un rassemblement hétéroclite de tentes, charrettes et bêtes de trait.

Quelques déambulations plus tard, nous dénichons une place convenable. Une routine bien rodée s'ensuit, au cours de laquelle nous agençons les chariots en arc de cercle pour nous ménager un espace à l'abri du public. Nous débâtons les mules et les laissons paître un peu plus loin. Quelques planches de bois étalées à terre nous serviront de scène. Tendue entre les carrioles, une grande banderole rouge annonce le nom de notre compagnie : la Dolce Vita.

Au cours de la fin d'après-midi, le champ se peuple d'autres voyageurs : des paysans venus négocier leurs bêtes ou leur récolte, des baladins attirés comme nous par l'espoir d'une généreuse recette, divers montreurs, dresseurs, diseuses de bonne aventure, moines prêcheurs, vendeurs d'indulgence ou même prophètes. Tout ce monde s'installe où il peut, dans un joyeux désordre et quelques algarades animées. Les tentes fleurissent comme des pâquerettes après la pluie ; les cris et les appels se fondent dans une cacophonie assourdissante ; des odeurs de sueur humaine, de bétail et d'herbe écrasée saturent l'atmosphère. Les badauds venus profiter de la fête serpentent entre les enclos, au milieu de ce chaos de toile.

Fabrizio prévoit de donner notre représentation sous les derniers rayons du couchant. Comme d'habitude, il nous explique le canevas du jour un peu avant. Nous en profitons pour répéter quelques répliques et acrobaties, même si nous avons toute latitude pour improviser au gré de l'ambiance et du public. Notre jeu de scène repose avant tout sur des mimes et je n'ai pas eu de mal à retenir la poignée de mots d'anglais qui ponctuent nos pitreries. Avec une troupe cosmopolite comme la nôtre, nous parlons entre nous un joyeux sabir, mélange d'origines variées. Heureusement que j'ai toujours eu une affinité pour les langues !

Nous avons réservé un peu d'espace devant la scène pour que l'auditoire puisse profiter du spectacle. Notre chef de troupe, dans son plus beau costume, se faufile devant le rideau de drap rouge. Juché sur un tonneau pour compenser sa petite taille, il harangue les passants à grand renfort de gestes vigoureux :

— Mesdames et messieurs, ici même, pour votre plus grand plaisir, dans quelques instants, vous pourrez assister à un tout nouveau spectacle, venu de la lointaine Italia. La commedia dell'arte arrive jusqu'à vous pour vous éblouir ! Approchez et admirez les grimaces de nos comédiens, saluez leurs acrobaties, riez à leurs facéties, huez le nom du sinistre Pantalone !

Remis de ses émotions de tantôt, Fabrizio a retrouvé toute sa verve. Ses yeux bruns pétillent au fond de son visage hâlé par le grand air ; sa voix mélodieuse et son charme italien ont vite fait d'attirer l'attention des premiers curieux.

Pendant qu'il s'époumone sur son tonneau et manque plusieurs fois de basculer, mes compagnons se glissent dans leur chariot pour enfiler leur costume de scène. Je laisse Heinrich prendre un peu d'avance, car j'apparais plus tardivement dans le spectacle. Un peu à l'écart, j'observe les badauds qui se rapprochent, intrigués, mais encore hésitants.

Je repense à ma première rencontre avec la troupe de Fabrizio, il y a à peine deux mois de cela.

* * *

Poussé par les rêves étranges qui hantaient mes nuits, je revenais du Saint-Empire où j'avais passé presque une année entière. Avec les quelques sous gagnés par mes menus travaux, j'avais loué une chambre dans une auberge bon marché du bocage normand. J'étais ainsi attablé dans la salle commune quand une troupe de saltimbanques ambulants fit son entrée. Le chef de la compagnie, un certain Fabrizio Biancolelli, annonça qu'ils présentaient une forme de comédie venue d'Italie ; il nommait cela la commedia dell'arte. D'abord dubitatif, je fus rapidement conquis par ce spectacle d'un genre nouveau, mêlant cabrioles et mots d'esprit. Je me pris à rire aux larmes et à applaudir à tout rompre.

Bien sûr, le jeu des comédiens était remarquable, mais une sensation très différente retint mon attention. Ces acteurs qui virevoltaient sur scène me paraissaient curieusement familiers. J'étais pourtant certain de n'avoir jamais rencontré pareille troupe. Pourquoi, alors, ressentais-je envers eux la sympathie d'une longue amitié ? Leurs gestes, leurs voix, leurs mimiques... tous ces détails éveillaient des souvenirs confus, mystérieusement connus et rassurants.

Une fois le spectacle achevé, comme les comédiens repliaient la scène, je cédai à une brusque impulsion. Sans trop savoir pourquoi ou comment, je me retrouvai devant leur chef, un petit Italien grassouillet d'une bonne quarantaine d'années, au crâne dégarni et aux cheveux grisonnants. Il m'adressa un sourire engageant.

— Eh bien, jeune homme, le spectacle t'a plu ? interrogea-t-il de son accent ensoleillé.

Pendant un instant, je ne sus quoi dire. J'hésitai d'un pied sur l'autre, un peu gêné : peut-être m'étais-je fourvoyé et la fatigue faisait-elle galoper mon imagination ? Je ne pouvais quand même pas demander à cet inconnu pourquoi il me semblait familier ! Puis une idée lumineuse me traversa l'esprit, tellement évidente que je m'étonnai qu'elle ne me soit pas venue plus tôt. Je n'avais aucun engagement, nulle part où aller, je décidai de tenter ma chance :

— Bien le bonsoir, monsieur. Je tiens à vous féliciter pour votre spectacle que j'ai en vérité beaucoup apprécié. J'aurais une requête à vous présenter, si toutefois vous ne me trouvez pas trop présomptueux... Voilà, je suis actuellement à la recherche d'un emploi honnête qui me permette à la fois de voir du pays et de me rendre utile. Je me demandais si vous ne cherchiez pas par hasard un garçon de scène ou un palefrenier. Je suis dur à la tâche et j'ai déjà travaillé dans des fermes à prendre soin des animaux. Je connais également quelques chansons et pas de danse, même si je suis bien loin des talents de votre compagnie.

Mon boniment débité, j'attendis le cœur battant. Le chef de la troupe me dévisagea de la tête aux pieds sans rien dire, passant une main songeuse dans ses cheveux gris dégarnis. Les rides de son front se creusèrent d'un air pensif et son regard scrutateur semblait lire mes moindres secrets. Pour me donner contenance, je bombai le torse et redressai les épaules, dans l'espoir de paraître le solide garçon de ferme que je prétendais être. Comme le silence se prolongeait, je m'apprêtais à tourner les talons avec un mot d'excuse lorsqu'il me répondit enfin :

— Désolé, mon gars, j'ai déjà un palefrenier.

D'un geste du pouce, il me désigna un petit homme solidement charpenté, au teint cuivré, qui devait approcher de la quarantaine. Ses cheveux bruns hirsutes et sa barbe broussailleuse lui donnaient un air un peu sauvage. Fort comme un bœuf, il portait à lui seul une lourde caisse d'accessoires. En mon for intérieur, je convins qu'à ses côtés, je campais plutôt pâle figure.

— Il se trouve, cependant, que je suis à la recherche d'un comédien pour certaines scènes que j'aimerais ajouter au spectacle, reprit le chef de troupe. Mais tu me parais bien jeune. Tes parents te laisseraient partir avec un groupe de saltimbanques ? Quel âge as-tu ?

Ma réponse à cette éternelle question devant ma jeunesse était déjà toute prête.

— Hélas, monsieur, mes parents ont été emportés par la fièvre il y a un an de cela. Je travaille depuis comme aide saisonnier dans les fermes. Je vous parais peut-être jeune, mais j'ai dix-sept ans révolus, assurai-je en passant machinalement la main sur mon menton imberbe.

L'Italien saisit mon visage d'une main ferme et le tourna vers la lumière des lampes à huile. Il observa mes cheveux blonds en bataille, coupés au jugé, mes lèvres fines, mes pommettes hautes et finit par plonger son regard dans le mien. Un frisson étrange me parcourut à cet instant et je me dégageai d'une secousse.

— Hem, jeune homme, j'ai bien une place à te proposer, mais je ne sais pas si tu seras à la hauteur. C'est un rôle assez délicat, vois-tu, ajouta-t-il avec une pointe de malice dans sa voix mélodieuse.

Délicat ou non, je me sentais prêt à tout pour voyager quelque temps dans cette étrange compagnie.

— Mettez-moi à l'épreuve, alors ! offris-je avec candeur. Je vous promets que vous ne serez pas déçu !

Une lueur espiègle brilla fugitivement dans ses yeux.

— Très bien, voici ce que je te propose. Je t'engage à l'essai pour deux semaines, au cours desquelles tu apprendras ton rôle. Nous restons quelque temps dans la région. Si je suis satisfait de ta performance, tu pourras nous accompagner pour la suite du voyage – si tu le souhaites encore. Nous prévoyons d'embarquer pour l'Angleterre. Bien sûr, pendant ces deux semaines, tu participeras à l'ensemble des travaux de la troupe. Ici, tout le monde met la main à la pâte. Tu seras nourri, logé et tu toucheras une demi-part des recettes des spectacles, puis une part entière si je te garde définitivement. Alors, qu'en dis-tu ?

Le vieil Italien débita tout son discours avec de grands gestes exubérants et je hochai la tête en buvant ses paroles, un sourire ravi aux lèvres.

— L'affaire est entendue ! Je suis votre homme ! acquiesçai-je avec enthousiasme. Topez-là !

Je tendis la main et il s'en saisit de sa grosse poigne noueuse, scellant ainsi notre accord.

— Eh bien, au boulot, mon gars ! conclut-il en désignant les membres de la troupe en train de tout replier.

Mon regard balaya les silhouettes qui allaient bientôt devenir mes compagnons et amis. Un petit brun frisé d'une trentaine d'années, un peu plus grand que moi, se faufilait entre les tables avec agilité malgré son encombrant panier de costumes. Sa fine moustache soulignait son nez rond et éclairait sa figure hâlée d'un semblant de sourire. Un homme élancé au port altier et au visage en lame de couteau rattachait ses cheveux noir de jais dans sa nuque avec un ruban de velours violet. Ses traits sévères et sérieux me parurent parfaitement adaptés au rôle du docte médecin qu'il campait dans le spectacle. Un blondinet à la mine enjôleuse lui lança une plaisanterie en passant une main désinvolte dans ses cheveux bouclés. Ses yeux bleus rieurs se tournèrent dans ma direction ; il m'adressa un signe de bienvenue et son humeur enjouée me plut immédiatement. Je venais de faire la connaissance de João, Guy et Heinrich.

Avant de me précipiter vers mes nouveaux compagnons, une dernière question me brûlait les lèvres.

— Quel est donc ce rôle délicat que vous avez en tête, monsieur ?

L'étincelle facétieuse se ralluma dans les yeux bruns.

— Oh, je ne te l'ai pas dit ? Nous avons besoin d'un personnage féminin.

Mon cœur manqua un battement et j'en restai un instant sans voix. Je ne pouvais guère reculer avec dignité et prétendre que j'avais changé d'avis. Je m'étais trop avancé. Étrangement, une fois le choc de la surprise passé, l'idée ne me parut pas si absurde. J'étais suffisamment jeune et menu pour faire illusion avec un peu de maquillage ; la proposition recelait une certaine ironie qui me plaisait bien. Aussi, je hochai la tête.

— Très bien, monsieur, si vous avez ce qu'il faut pour me déguiser de manière convaincante, pourquoi pas ! Je tâcherai de me montrer à la hauteur de ce rôle délicat, comme vous dites, terminai-je avec un léger rire.

Le chef de la troupe s'attendait visiblement à une tout autre réaction. Je bénéficiais cette fois de toute son attention et il commençait enfin à prendre ma candidature au sérieux.

— Au fait, comment t'appelles-tu, petit ?

— Guillaume Deschamps. Je viens de Provence, précisai-je au cas où mon français émaillé d'occitan ne l'aurait pas déjà averti de mes origines.

C'est ainsi que je suis devenu comédien de la compagnie la Dolce Vita dirigée par maître Fabrizio Biancolelli.

* * *

J'émerge de mes pensées au moment où Heinrich se glisse hors de la roulotte, dans son costume resplendissant de jeune premier.

— Qu'attends-tu pour te changer, Guillaume ? me souffle-t-il au passage. Si le vieux Fabrizio t'aperçoit en train de bayer aux corneilles, il va te chauffer les oreilles !

Je me rends compte que je suis le dernier et me précipite sous la bâche. Au travers de la fine paroi de tissu huilé, j'entends les murmures des spectateurs, attirés par la harangue chantante de Fabrizio. Le lever du rideau semble imminent. Je retire mon précieux médaillon qui ne sied guère à mon costume, et le range avec soin dans le coffre renfermant mes maigres possessions. J'enfile la longue robe bouffante en taffetas que Fabrizio a confectionnée pour moi, puis ajuste sur ma tête la chevelure blonde ondulée du personnage d'Aurélia. À grand renfort de maquillage, je m'applique à ressembler du mieux possible à une frêle jeune fille à marier. Ma transformation achevée, je ressors du chariot en prenant garde de ne pas accrocher le tissu et retrouve mes compagnons rassemblés à l'arrière de la scène.

— Ah, les damoiselles, toujours à se faire attendre ! plaisante Heinrich.

Impossible de lui envoyer un coup de pied bien senti dans cette tenue. Je me contente de le foudroyer du regard, ce qui attise encore son hilarité.

— Un peu de sérieux et de concentration, les deux jeunots ! intervient Guy avec un froncement de sourcil réprobateur. Nous avons un spectacle à donner et une foule à divertir.

Il a raison, comme toujours. Je mets de côté les moqueries et me remémore le canevas de la pièce. Un frisson d'excitation se mêle à la nervosité de l'entrée en scène. Quel bonheur, toujours renouvelé, que de sentir les yeux émerveillés du public rivés sur nous, de l'entendre rire à nos plaisanteries, reprendre avec nous quelques quolibets et applaudir à tout rompre au tomber de rideau ! Un sourire heureux s'étale sur mon visage d'une oreille à l'autre.

Sur son tonneau, Fabrizio arrive à la conclusion de son discours. Estimant que suffisamment de badauds se sont rassemblés, il descend pour laisser place, avec un geste grandiloquent, à l'ouverture du rideau.

Annotations

Vous aimez lire Lynkha ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0