18 : Regards croisés (première partie)

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Les Baumettes, Marseille, le samedi 9 mars 1974

Quartier des condamnés à mort. Depuis lundi dernier, nous ne sommes plus que deux dans cette section des Baumettes. Ce jour-là, j’avais entendu des bruits de pas inhabituels au petit matin. J’ai cru que c’était pour moi, mais non, ce n’était pas encore mon heure. C’était celle de Bob le pianiste.
En un sens, j’aurais préféré que ce petit comité se soit déplacé pour moi ; au moins, j’aurais été fixé sur mon sort. Et même si je ne sais pas vraiment ce qu’il y a après la nuit, je me suis fait à l’idée de mourir pour les crimes que j’ai commis, je suis prêt. Parce qu’au fond, je n’ai plus de rêves depuis bien longtemps...

Mon maigre espoir de survie ne repose plus que sur la grâce présidentielle. Mais je n’y crois pas trop, je ne m’accroche pas à ça. Les rares arguments en ma faveur, il est peu probable que mon avocate parvienne à les présenter avec conviction face à un Président de la République affaibli par la maladie. D’autant plus qu’elle n’a pas toutes les cartes en main, qu’elle ne connaît pas l’entièreté de mon histoire.

Lorsque le verdict est tombé en octobre dernier, c’est elle qui a paru la plus effondrée. Moi, je m’y étais préparé, je m’y attendais…

***

Palais de Justice
place de Verdun
Aix-en-Provence (13)
fin octobre 1973


— A la question « L’accusé a-t-il violé puis tué Salomé Dellière ? », il a été répondu oui. A la question « L’accusé a-t-il prémédité ces deux actes ? », il a été répondu oui. A la question « L’accusé a-t-il assassiné Elvira Cabello ? », il a été répondu oui. A la question « L’accusé a-t-il prémédité ce meurtre ? », il a été répondu non. A la question « L’accusé bénéficie-t-il de circonstances atténuantes ? », il a été répondu non. Par conséquent, Monsieur Duval, la cour vous condamne à la peine capitale.

***

La pénombre s’étire doucement, le clair de lune éclaire ton visage à présent. Je repense soudainement à ce que m’a écrit mon imbécile de frangin dans la seule lettre qu’il m’ait jamais envoyée, lui qui n’a jamais daigné se déplacer pour me visiter en cabane. Je me souviens de ses mots, je me souviens combien je l’ai haï en le lisant...

***

« Je n’ai jamais été amoureux de Salomé. Je la trouvais juste très excitante, bien balancée comme on dit ; j’avais juste très envie d’elle. Bien sûr, je savais ce que tu éprouvais pour elle, je savais aussi que cet amour ne serait jamais réciproque et que votre lien consanguin ruinerait de toute façon la moindre velléité de rapprochement amoureux. Alors oui, ça m’a amusé de la séduire sous ton nez, de jouer à l’aîné, de te toiser par pure rivalité fraternelle. C’était un peu con, un peu cruel, puéril même, mais je te mentirais si je te disais que mes hormones n’y étaient pour rien. Tu vois, si elle n’avait pas quitté prématurément l’Algérie, je suis certain qu’on aurait fini par coucher ensemble. Et contrairement à toi, je n’aurais jamais eu à la forcer, elle aurait été plus que consentante... »

***

Si je l’avais eu en face de moi à ce moment-là, Salomé, je te jure que je lui aurais foutu mon poing dans la gueule tellement il m’a fait mal. Et dire que si tu avais succombé par amour à ses avances, si tu lui avais donné ta virginité d’alors, il se serait joué de toi, de tes sentiments pour simplement te baiser ! En ce sens, il est peut-être encore plus monstrueux que moi. Non, moi je t’ai violée ; je pensais que tu m’aimais, que c’était juste le caractère incestueux de notre relation qui t’empêchait moralement de me laisser te faire l’amour. Mais aujourd’hui, avec le recul, je sais que j’ai eu tort, que tu ne m’as jamais aimé autrement que comme un frère, que tu en aimais un autre. Samuel peut-être...

***

Quartier des cinq avenues
Marseille (13)
le même jour

Je n’ai eu connaissance du rejet du recours en grâce qu’hier soir. J’en ai eu la nausée, je n’en ai pas dormi de la nuit. Maxime Duval va être guillotiné tout à l’heure et il ne le sait même pas. C’est terrible, mais je n’ai même pas le droit d’entrer en contact avec mon client pour lui signifier la décision présidentielle avant cet instant durant lequel il apprendra également que son exécution aura lieu dans les minutes qui suivent.

Je m’en veux de ne pas avoir réussi à être suffisamment convaincante pour infléchir la volonté du chef de l’État. Pompidou avait pourtant déjà gracié cinq condamnés à mort au début de son mandat, alors je me suis dit que c’était jouable. Mais l’entretien a tourné court, et dans l’esprit du Président de la République, davantage que le viol et le meurtre de Salomé Dellière, qui avait monopolisé l’attention et les débats aux assises, c’est bien celui de la prostituée Elvira Cabello qui a fait pencher la balance du mauvais côté. Pour lui, il s’agissait réellement d’une pulsion qui pouvait ressurgir à tout moment, et il lui semblait nécessaire d’éradiquer ce type d’individu afin de protéger la société d’une éventuelle récidive. En ce sens, le témoignage de Madeleine Guizet, collègue et amie d’Elvira Cabello, probablement relaté dans les divers rapports qui lui ont été transmis pour éclairer sa réflexion, a sans doute dû peser lourd dans la décision du bien-nommé chef de l’exécutif.

***

Palais de Justice
place de Verdun
Aix-en-Provence (13)
fin octobre 1973


— Mademoiselle Guizet, reconnaissez-vous l’homme qui se trouve dans le box des accusés ?
— Oui… C’est… C’était un client… Un client régulier.
— Et pouvez-vous rappeler à la cour la profession que vous exercez, Mademoiselle ?
— Je… Prostituée, je suis une prostituée…

Émoi dans l’assemblée.

— Et en tant que « client régulier », à quelle fréquence diriez-vous qu’il « s’offrait vos services », si je puis dire ?
— Environ une à deux fois par mois, parfois plus, ça dépendait…
— Comment était-il avec vous ? Comment se comportait-il ? Était-il impulsif ? Violent ?
— Oh non, pas du tout ! Il était d’un naturel discret, n’avait pas d’exigence particulière, enfin… Vous voyez ce que je veux dire, pas de fétichisme tordu, et il était plutôt respectueux. Il payait rubis sur l’ongle, faisait son affaire, puis repartait. Le genre de client qu’on aimerait bien toutes avoir, en fait !
— Et à votre avis, pourquoi préférait-il avoir affaire à vous plutôt qu’à vos collègues ? Vous n’êtes pourtant pas la seule à tapiner rue Curiol !
— Objection, Monsieur le Président ! m’insurgé-je. Je ne vois pas le rapport entre la préférence de mon client pour les charmes de Mademoiselle, dont elle fait d’ailleurs commerce, et les affaires criminelles pour lesquelles il comparait devant ce tribunal…
— Mais j’y viens, chère consœur…
— Objection rejetée, Maître Neuvic ! Mademoiselle Guizet, vous pouvez répondre à la question de Maître Santoni…
— Eh bien… Un soir, on est resté un peu plus longtemps ensemble ; il avait payé pour une passe supplémentaire. Moi, ça ne me dérangeait pas, il était doux et gentil avec moi, et beau garçon avec ça… Bref, entre nos deux parties de jambes en l’air, on s’est blottis quelques instants l’un contre l’autre, le temps de recharger nos batteries. Et il m’a regardée intensément. Je lui ai alors demandé pourquoi il me choisissait toujours moi. Comme je ne suis pas la catin la meilleur marché du coin, je m’attendais à ce qu’il me donne une raison purement sexuelle, du genre que j’étais la plus douée pour… Enfin, vous voyez ce que je veux dire, un truc sexuel quoi ! Mais non, tout en continuant à me regarder droit dans les yeux, avec une tendresse que je n’avais jamais vue chez personne, il s’est mis à me caresser doucement les cheveux en se confiant ainsi : « Parce que tu me rappelles quelqu’un que j’ai aimé passionnément, que j’aime pour toujours… Elle se prénomme Salomé, et... Tu lui ressembles beaucoup tu sais ! Quand je fais l’amour avec toi, c’est un peu comme si je faisais l’amour avec elle… ». Ce genre de confidence, ça m’a surprise, c’est sûr, et pas qu’un peu ! Rares sont les bonshommes à s’épancher de façon si personnelle, si intime dans mes bras… Sur leurs préférences sexuelles, si, évidemment, mais pas sur ce qu’ils ont vraiment sur le coeur...
— Donc d’après vous, il aurait compensé auprès de vous sa frustration sexuelle en projetant sur votre personne son fantasme obsessionnel ?

Un silence gêné. Comment cette pauvre fille pourrait-elle répondre ?

— Ben j’en sais rien, souffle-t-elle après plusieurs secondes de réflexion, je suis pas psy !
— Objection, Monsieur le Président ! interviens-je à nouveau, un brin à contre-temps. Maître Santoni cherche à influencer la cour en interprétant à sa guise les propos du témoin…
— Objection retenue ! Veillez à ne pas vous égarer, Maître, et à vous recentrer sur l’affaire qui nous intéresse…
— Oui, pardonnez-moi, Monsieur le Président, je réfléchissais tout haut… Je retire ma question. Mademoiselle Guizet, revenons plutôt à cette douloureuse soirée du 5 avril 1972. Racontez-nous un peu ce qu’il s’est passé avec Monsieur Duval. Car il s’est passé quelque chose avec lui, ce soir-là, n’est-ce pas ?
— Oui… Il… Il n’était pas comme d’habitude. J’étais en pleine conversation avec un client et il s’est approché de nous à grands pas ; il avait les yeux exorbités, il était comme fou. Peut-être avait-il trop bu, je ne sais pas… Toujours est-il qu’il voulait absolument monter avec moi. Je lui ai répondu que ce n’était pas possible, que j’étais en pourparlers avec un autre homme, mais il a refusé de m’écouter et m’a empoignée violemment par le bras pour me forcer à le suivre. Heureusement que l’autre homme est intervenu, sinon, je crois bien que c’est moi qu’on aurait retrouvée morte à la place d’Elvira...

Mon éminent confrère poursuit cet interrogatoire qui enfonce encore un peu plus Maxime, et à l’issue de celui-ci, je demande une interruption de séance pour pouvoir m’entretenir avec mon client.

Seule à seul dans une pièce isolée jouxtant la salle d’audience, j’essaie de contenir ma colère :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cette fille, Maxime ?
— Parce que ce n’est pas important, parce qu’il n’y a rien à en dire…
— Bon sang, mais vous réalisez que ses déclarations peuvent vous être fatales ? Vous réalisez qu’à cause d’elle, vous risquez la guillotine ? Comment voulez-vous que je vous défende efficacement si vous ne me dites rien, si je n’apprends certaines choses qu’aux cours des audiences du tribunal, si je ne suis pas armée pour les contrer ?
— La seule chose qui compte vraiment, Maître, la seule chose qu’il vous faut savoir et retenir, c’est que j’aimais Salomé, que je n’ai jamais voulu lui faire de mal. Le reste, tout le reste, n’est que littérature…
— Vous avez conscience qu’en vous taisant ainsi, Maxime, vous allez droit dans le mur ? Comment je fais, moi, pour vous sortir de là ? Vous savez, c’est pour vous que je me bats, c’est pour sauver votre tête…
— Pour sauver ma tête ? Vous croyez sincèrement que c’est encore possible, Maître ? Non, moi je crois qu’ils m’ont déjà condamné à mort, tous. Depuis le premier jour, bien avant que je ne mette les pieds dans ce fichu tribunal...

***

Dès le début, Maxime a été lucide sur le sort que lui réservait la justice, bien davantage que moi. Quand le verdict est tombé, il n’a pas cillé, contrairement à moi. Pour faire face à cette sentence que j’estimais injuste malgré la gravité des crimes commis, j’ai voulu me raccrocher à ce maigre espoir que représentaient les deux ultimes recours possibles. Pour lui, et plus égoïstement, pour moi. J’ai été naïve, utopiste d’y croire, il n’y avait aucune faille dans la procédure, aucune chance que le recours en cassation aboutisse. Quant à la grâce présidentielle, en mon for intérieur, je savais que c’était la roulette russe. J’ai malgré tout joué sa vie jusqu’au bout ; sa vie, pas la mienne. J’ai joué, et j’ai perdu. C’est lui qu’on va exécuter dans quelques heures, mais c’est comme si c’était moi qu’on allait conduire à l’échafaud. Je me suis attachée à lui, je ne veux pas qu’il meure. Non, je ne veux pas mourir...

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