18 : Regards croisés (deuxième partie)

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Cinq heures et des poussières. J’ai dû m’assoupir une quinzaine de minutes, tout au plus. Je ne dors plus vraiment depuis longtemps. Je passe mes nuits à fixer le plafond dégueulasse pour tenter d’oublier, de t’oublier ; mais je n’oublie pas. Non, je ne t’oublie pas…

Au cours de mon procès, il y a eu l’entrée de cette fille qui m’a tellement fait penser à toi que j’ai failli en perdre les pédales ! J’ai cru que c’était toi, Salomé, toi vivante ; toi qui pénétrais dans cette salle d’audience et remontais la travée jusqu’à la barre des témoins. Mais ce n’était pas toi bien sûr, elle était trop outrancièrement grimée pour véritablement te ressembler ; elle n’avait pas ta beauté naturelle, ta classe innée. Elle n’avait que la couleur de tes yeux, de ta peau, tes cheveux… Ça m’a fait bizarre, cette étrange impression que tu étais là, toujours de ce monde.

Parfois, je me dis qu’il n’y a pas que ton père qui porte ton deuil, qu’il y a quelqu’un d’autre à qui tu manques tout autant ; un homme qui doit se cacher pour te pleurer en silence. Un type d’Aubagne, propriétaire terrien et marié : ton amant… Ça ne peut pas être Samuel, je ne le vois absolument pas dans ce rôle-là. Il est trop traditionaliste, trop attaché aux conventions du mariage, trop droit dans ses bottes. Non, il n’a définitivement pas assez de couilles pour baiser une autre femme que la sienne.

Mes songes s’évaporent au fil des minutes qui s’égrainent et mes pensées me ramènent à cette nuit qui s’étire sans fard. J’entends des bruits de pas… Des bruits de pas feutrés qui se mettent à déchirer le silence de la pénombre. Je ne rêve pas, et il est encore trop tôt pour que ce soit celui de la prochaine ronde des matons ; ils paraissent trop nombreux, trop différents pour m’être familiers. Ils viennent pour moi sans doute. Oui, sans doute est-ce mon tour…

***

Nous marchons dans les sinistres couloirs en une étrange procession. J’ai les jambes en coton, je voudrais tellement être ailleurs, ne pas devoir assister à ce cruel châtiment, ce déni d'humanité que je réprouve.

***

La porte s’ouvre, ils sont tous là : le directeur de la prison, le procureur général, le juge d'instruction, mon avocate, le gardien-chef, et même un prêtre. La lumière s’allume, et contre toute attente, je ne suis ni surpris ni effrayé par leur présence. Le directeur a l’air d’avoir pris dix ans en deux minutes ; il se racle la gorge et se prépare, mal à l’aise, à m’annoncer ce que je devine sans un mot.

Maxime Duval, votre demande de grâce a été rejetée…

***

Maxime ne semble pas comprendre ce que ça implique. Ou plutôt, il ne semble pas avoir saisi l’immédiateté des conséquences du rejet de la grâce présidentielle. Il ne la réalise que lorsque le gardien-chef dépose au pied de son lit la tenue qu’il portait à son procès.

— C’est… C’est maintenant ? nous interroge-t-il, les yeux hagards.

Le directeur acquiesce gravement d’un signe de tête.

— Voulez-vous écrire, laisser un mot à votre famille ?

— Non Monsieur… Je vous remercie, mais non. J’aimerais juste m’entretenir une dernière fois avec mon avocate. Si c’est possible…

— Hélas, Monsieur Duval, cela n’est pas prévu…

— S’il vous plaît, deux minutes ; cela ne prendra que deux minutes !

Le directeur finit par accéder à sa requête. Je ne suis pas très rassurée, je ne sais pas ce que mon client me veut. Au bout de quelques minutes, je me présente devant lui, avec cet air désolé si peu professionnel.

— Maxime…

— Ne dites rien, Maître. On n’a pas beaucoup de temps, alors…

Il porte un pantalon noir, une chemise blanche, des mocassins sombres. Je le trouve beau, je ne parviens pas à réaliser que c’est la dernière fois qu’il s’habille, que c’est dans cet habit de lumière qu’il va quitter la scène.

Nos regards se jaugent, je lis de la tendresse dans le sien. De la tendresse, pas de la dureté. Au bout d’un moment qui nous paraît infini, durant lequel on ne sait pas vraiment s’il faut parler ou se taire, il se retourne et s’empare d’un carnet rouge qu’il avait caché sous son oreiller. Un carnet rouge qu’il me tend.

— Qu’est-ce que c’est ? lui demandé-je.

— Ma confession, me répond-il. Une sorte de lettre ouverte à Salomé, de journal intime aussi. Tout ce que j’ai écrit ici. Désormais, je n’en ai plus besoin… Alors, remettez-le à Armand, Armand Dellière… S’il vous plaît...

— A Armand Dellière ? Mais pourquoi ?

— Quand vous aurez lu mon récit, Maître, vous comprendrez...

Je reste un peu hébétée, le regard rivé sur ce carnet dont j’ignore le contenu.

— Merci pour tout, Maître, poursuit-il, mais je crois qu’il faut que vous vous retiriez. Ils ont déjà fait exception en me laissant vous parler…

— Oui, bien sûr Maxime, bien sûr… Mais vous, êtes-vous certain que ça va aller pour vous ?

— Je m’apprête à rejoindre Salomé, alors oui, je vous assure, ça ira.

Une larme coule sur ma joue, et il me serre dans ses bras pour me réconforter, me consoler. Ce n’est pas normal, il est moins triste que moi !

— Pardonnez-moi, Maxime, je croyais être plus forte que ça...

— Ne vous excusez pas, Maître, vous avez fait tout ce que vous avez pu…

Je me détache de lui à contrecœur pour quitter sa cellule ; l’aumônier de la prison me remplace.

— L’Église vous propose le secours de la religion, Mon Fils, pour le salut de votre âme…

— Non. Merci Mon Père, mais non. J’ai été élevé dans la foi catholique, mais aujourd’hui je la renie.

— Vous avez tort, Mon Fils !

— Peut-être, mais je ne crois plus à tout ça…

Le prêtre se retire à son tour et l’on conduit mon client là où tout doit finir. La salle des greffes puis la cour d'exécution.

***

Il y a les longs couloirs et un silence de mort. En cet instant, je n’ai pas peur. C’est mon voyage au bout de la nuit, et au bout de la nuit, il n’y a rien. Alors non, je n’ai pas peur.

***

Ça y est, désormais, Maxime est à la merci de l'exécuteur en chef, son bourreau. En sa compagnie, nous arpentons une succession d'escaliers et de couloirs, encore. La coursive est austère, le mobilier sommaire, insipide : un petit bureau défraîchi, une chaise hors d'âge. On y assoit le condamné, on lui lie poignets et chevilles pour ne pas qu’il bouge pendant l’exécution ; on découpe aux ciseaux le col de sa chemise pour dégager sa nuque afin de ne pas entraver la trajectoire de la lame.

Le procureur général s’avance vers lui et le toise de sa supériorité de magistrat :

— Maxime Duval, avez-vous une déclaration à faire à la justice ?

Sans l’ombre d’une hésitation, le condamné décline la proposition.

— Non…

Le dernier verre d’alcool, la dernière cigarette. Et puis, il y a cet instant où on le traîne devant cette immonde faucheuse que l’on débâche devant lui. Cette machine si effrayante. C’est peut-être à ce moment-là, ce moment précis qu’il prend conscience de l'horreur qu’il va subir. Il tourne une dernière fois sa tête vers moi, son regard implorant une pitié insupportable que je me sens incapable de soutenir. Et puis, tout va très vite pour s’assurer que personne ne reculera devant elle, l’Impitoyable. On le bascule, bloque sa tête dans cet étau de bois dont il ne peut s’échapper, et puis...

***

J’ai peur. Je l’affronte pour la première fois et je sais que je n’en réchapperai pas ; je le réalise tout à coup, alors j’ai peur. Pour la combattre, j’essaie de me raccrocher au seul regard bienveillant de la salle, mais il se dérobe. Alors je ferme les yeux et nous revois gamins, sur la plage de Cap Falcon. Je revois le sable et la mer, cet été 58, je te revois tournoyer dans les rayons du soleil, je me revois moi, éclaboussé par ta splendeur…

***

La soudaineté d’un bruit sec et mat. Une lame tranchante qui décapite, la lame de la justice : la guillotine. J’étouffe un cri et me retourne pour vomir toute cette bile qui me remonte de l’estomac. Je manque de m’évanouir. Lorsque je reprends mes esprits, le procureur s’enquiert brièvement de mon état avant de me lancer une pique sexiste que je ne supporte pas. Une gifle plus tard, je me retrouve à l’air libre, loin de ces murs de prison, à fumer machinalement une cigarette, avec cette indélébile image plantée devant mes yeux : celle du regard affolé de Maxime me suppliant de l’aider, de l’épargner, le sauver. Une image que je n’oublierai jamais.

Plus tard, en lisant son carnet rouge, je ne parviendrai pas à me l’ôter de l'esprit. Comme s’il était encore présent à mes côtés, comme si je l’entendais déclamer lui-même ses regrets à l’adresse de celle qu’il a si passionnément aimée. Comme s’il était encore là, avec moi.

FIN

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