14 : Nuit intérieure

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Les Baumettes, Marseille, le lundi 24 décembre 1973

Le Noël qui vient ressemblera à celui de l’année dernière. Un même endroit, les mêmes heures d’éternelle solitude.

Sauf que les matons essaient de le rendre un peu moins glauque cette fois-ci ; ils ont allumé leur transistor pour nous faire profiter de l’émission de radio que crachouillent ses hauts-parleurs.

Un bruit de fond qui réchauffe l’atmosphère aussi humide que glaciale qui règne ici, aux Baumettes.

Parce qu’il ne faut pas croire, mais même ceux qui jouent les caïds le jour, en imposant leur propre loi entre ces murs, se retrouvent en tête-à-tête avec leur conscience la nuit venue ; la privation de liberté leur pèse, à eux aussi, et parfois, certains se mettent à chialer comme des fillettes, regrettant ainsi leur vie d’avant, leur femme et leurs gosses qu’ils ont laissés à l’extérieur, dans un appart’ ou un pavillon de banlieue, quand la justice les a rattrapés pour les menotter à ces putains de barreaux qui finiront sans doute par tous nous rendre fous.

Cela dit, en griffonnant mes pensées ou croquant quelques menues esquisses dans ce modeste carnet rouge, j’ai le sentiment d’avoir trouvé une espèce d’échappatoire à ma propre folie et à la morosité ambiante, comme si je livrais impudiquement mes états d’âme à un ami fictif ; un confident de papier, un frère.

Je n’ai pas revu le mien depuis le procès… Et puis, de toute façon, il n’en a probablement rien à foutre de moi : avoir un frangin en cabane, ça fait mauvais genre ; ça vous ruine une réputation, ça s’assume pas en public, surtout dans la position sociale qu’il arbore fièrement. Je suis sa seule ombre au tableau, le raté de la famille qu’il se traîne comme un boulet, avec pour unique point commun ce fichu patronyme : Duval. Un patronyme somme toute tellement banal qu’il lui rend finalement grandement service : des Duval, il doit probablement y en avoir à la pelle dans les annuaires. Alors, c’est sûrement facile pour lui de me renier, de renier l’imposteur, cette erreur de la nature que je suis. Sûrement…

Oui, je sais, je digresse ; c’est à cause de Noël, de toutes ces conneries qui me rendent nostalgique d’un temps où je n’ai pourtant jamais vraiment su être heureux. Lui avait toujours tout, des jeux d’échecs en bois au backgammon, des Triards en agate aux cerfs-volants. Et moi rien, ou presque : une miniature Dinky Toys dans mes années fastes, une banale orange le plus souvent, et quelques torgnoles quand ça ne filait pas aussi droit que mon paternel l’exigeait.

Mais il y a eu un Noël où je me suis senti encore plus seul que les autres dans ma prime jeunesse, lorsque je reçus la première de tes lettres, Salomé, en décembre 1961. Celle dans laquelle tu m’annonçais gravement qu’on ne pourrait sans doute plus jamais se revoir, que tu allais partir pour la métropole, quitter Aïn El Turk et Oran, dans les jours, les semaines à venir. J’en ai eu les larmes aux yeux, au point de courir me réfugier au fort de Santa-Cruz, notre point de ralliement, pour y cacher ma peine et y enfouir mon envie de tout foutre en l’air, de crever. Tu étais le seul soleil de mon enfance, alors qu’adviendrait-il de moi si tu n’étais plus là, m’abandonnais ? Je ne pouvais plus te voir, non, mais je pouvais encore t’écrire. Tous les jours si je voulais, jusqu’à ton départ. Et c’est ce que je fis, me rendant quotidiennement à Aïn El Turk pour déposer mes « missives » dans ta boîte aux lettres.

Et puis vint ton ultime billet, préambule à notre séparation, à ma nuit noire, écrit la veille de ton appareillage à destination de Marseille, de ton adieu à l’Algérie française. Je le connais encore par coeur ; tu l’avais intitulé ainsi : « RDV à 11h30 demain matin au port, embarcadère du "Ville d’Alger" ». Un rendez-vous que je n’aurais manqué pour rien au monde, même si je savais qu’il allait me briser à tout jamais.

***

« Je savais notre départ imminent, Max, mais je ne le voyais pas si tôt. Il est prévu pour demain : le "Ville d’Alger" appareillera à 11h45. Depuis l’incendie, je crois que mon père a peur pour notre sécurité, la mienne en particulier, alors il a précipité les choses.

Je ne voudrais pas avoir l’impression de partir comme une voleuse, même si cette fuite en avant y ressemble un peu. Alors, s’il te plaît, Max, viens me dire au revoir demain matin sur le quai ; 11h30 me paraît plus raisonnable pour ne pas qu’on se rate pour notre dernière fois… Et dis à Samuel que je l’y attendrai aussi, que ce n’est pas de ma faute si tout se termine ainsi.

Dis lui aussi… Non, ne lui dis rien d’autre, juste que je vous aime…

Salomé. »

***

Mais Samuel ne vint pas. Il ne digérait pas le fait d’avoir été largué, même s’il n’y avait rien eu d’officiel, de formel dans la mise à mort de votre flirt. Son absence t’a meurtrie bien sûr, et moi, je m’en réjouissais intérieurement. Pas de ta détresse non, même si elle semblait faire écho à la mienne, mais du fait que tes adieux, je les avais égoïstement pour moi tout seul. Qu’ils étaient miens et ne s’adressaient qu’à moi. Ultime fierté pour atténuer cette incommensurable déchirure qui allait s’installer durablement en moi. J’ai tenté de survivre à la fin de ce que nous avions été l’un pour l’autre en m’accrochant à ce doux espoir de te revoir peut-être un jour, en métropole ou ailleurs, à cette secrète espérance. Pour ne pas sombrer dans la nuit…

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