15 : Plaidoyer

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Université Paul-Cézanne
Aix-Marseille III
avril 2007

— Excusez-moi, Madame, mais je ne suis pas d’accord avec vous ou avec ceux qui partagent votre avis, porté par les thèses que Gilles Perrault expose dans son livre (3) ou dans son adaptation cinématographique. A mon sens, l’affaire Ranucci n’est pas l’archétype de l’erreur judiciaire. Il me semble même que si j’avais été juré à l’époque, et compte tenu de la pression populaire ou médiatique, je l’aurais tout autant condamné à mort. Pour moi, il était forcément coupable…

— Et vous avez parfaitement le droit de le penser, Brice. Ranucci était peut-être effectivement coupable. Ou peut-être pas. Et c’est là que le bât blesse ! Dans le dossier d’instruction, il y avait trop d’éléments sujets à caution. Et de fait, le doute aurait dû profiter à l’accusé. Hélas, la peine capitale avait cet inconvénient majeur de ne pas permettre la révision d’un procès et la réhabilitation du condamné à tort de son vivant. Et c’est ça qui est dramatique ! Et puis, n’oubliez pas qu’un juré digne de ce nom doit faire preuve d’une totale impartialité, et donc faire fi de tout ce qui pourrait l’influencer, notamment ce que vous appelez à juste titre « pression populaire ou médiatique ».

— Oui, mais dans le cas de crimes pédophiles pour lesquels la culpabilité de l’accusé est avérée, preuves à l’appui, la peine de mort me paraît amplement justifiée, vous ne trouvez pas ?

Non, Brice, je ne trouve pas… Mais comment l’expliquer à mes étudiants, eux qui aspirent majoritairement à une carrière dans la magistrature ? Comment leur dire que ce n’est pas si simple…

— Le procès doit avant tout permettre de faire toute la lumière sur une affaire criminelle, ses tenants et ses aboutissants. Mais parfois, quand l’accusé refuse de coopérer en livrant sa propre version devant la cour ou de se confier à son avocat, la justice va droit dans le mur et ne remplit pas sa fonction auprès de la partie civile…

Je suspends mon discours pour l’appuyer d’arguments moins personnels et réfutables :

— En 1981, au moment de son abolition, 62 % des Français étaient comme vous, Brice, favorables au maintien de la peine capitale. Mais aussi horrible que soit le crime jugé, la loi du talion n’a pas sa place dans une démocratie. C’est pour cette raison qu’en février dernier, le Premier Ministre Dominique de Villepin a soumis au vote du parlement réuni en congrès le projet de loi constitutionnelle relatif à l’interdiction de la peine de mort, adopté à la majorité. Depuis lors, la phrase « Nul ne peut être condamné à la peine de mort » a pris place à l’article 66-1 de notre constitution, au sein du titre VIII relatif à l’autorité judiciaire. Vous savez, je me suis battue des années durant aux côtés de Robert Badinter pour lutter contre cet acte de barbarie judiciaire…

— Mais ce n’est pas plus barbare que certains crimes, Madame !

— Savez-vous ce qu’est une exécution par décapitation, Brice ? Y avez-vous déjà assisté ?

— Non mais…

— Alors, vous ne savez rien ! Moi j’ai vu l’un de mes clients mourir ainsi. Moi, je l’ai vu se faire guillotiner. Il s’appelait Maxime Duval – je n’oublierai jamais son nom ni son visage - et devait être à peine plus âgé que vous. C’était le samedi 9 mars 1974, à 5 heures 30 du matin. Et aujourd’hui encore, j’ai toujours ces images en tête : les derniers instants de vie de ce trop jeune condamné…

***

Éprouvée par mon récit, je rejoins ma voiture sur le parking du campus lorsqu’une voix familière me hèle.

— Madame Neuvic, attendez !

Je me retourne, et Brice Levallois accourt vers moi.

— Je voulais vous dire… Je suis désolé d’avoir exprimé si ouvertement mes convictions tout à l’heure ; je me suis laissé emporter, je n’aurais pas dû…

— Non, c’est moi qui n’aurais pas dû me laisser submerger par l’émotion ; c’est du passé tout ça, je suis juste fière d’avoir contribué au fait que ça n’arrivera plus jamais dans notre pays.

— Vous n’avez pas à vous en excuser, Madame, bien au contraire ! C’est ce que j’apprécie dans vos cours, cette mise en perspective de la théorie avec votre propre vécu d’avocate, en prise avec le réel. Les autres profs ne font pas ça, et ça nous manque… Quelque part, ça nous pousse à réfléchir, à remettre en question nos certitudes. Les miennes en particulier… Et pour moi, c’est la meilleure des leçons de droit qui puisse nous être inculquée !

Je le remercie de ses compliments sur ma manière d’enseigner et prétexte un rendez-vous afin de pouvoir m’isoler dans mon véhicule. Après quelques minutes d’absence à fixer l’horizon grisâtre, je mets machinalement en route le moteur de ma vieille auto. Sans m’en rendre compte, des larmes coulent de mes yeux…

(3) : "Le pull-over rouge", RAMSAY, 1978

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