7 : Ange & démon

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Les Baumettes, Marseille, le vendredi 8 mars 1974

J’ai pété les plombs, ce jour-là. C’était un mercredi, le 5 avril 1972. J’avais embauché à 5 heures 30 sur les docks, un bonnet vissé sur la tête, et bossé jusqu’à 15 heures. Je n’avais pas envie de rentrer chez moi, un studio minuscule niché au sommet d’une tour ultra-moderne des quartiers Nord de Marseille. Je ne supportais pas d’y tourner en rond comme un lion en cage.

Je ne voyais plus mes parents, ni mon frère, qui a beaucoup mieux réussi que moi en épousant l’héritière d’un grand propriétaire terrien d’Aubagne. Il l’avait toujours plus ou moins prédit, avec sa gueule d’ange : c’est à la gent féminine et à son côté séducteur qu’il doit sa fulgurante ascension sociale. Pour ma part, je n’ai, hélas, jamais eu ses talents, tout au plus quelques rencards d’un soir ou deux, sans importance, un peu de baise à l’arrière des bagnoles ou chez l’une d’elles quand elle voulait bien, mais rien qui m’ait jamais fait battre la chamade. Rien qui puisse me faire oublier l’emballement de mon coeur près du tien.

Il était peut-être 17 heures, 17 heures 30, je ne sais plus. Je traçais sur la route des crêtes, au volant de ma Simca 1100, lorsque j’aperçus la silhouette élancée d’une jeune femme court vêtue, drapée de motifs géométriques orangés et chaussée de bottes acidulées, en détresse sur le bas-côté, désespérément accoudée contre son Countryman en rade. Je ne te reconnus pas sur l’instant, malgré ta chevelure rousse – bien qu’elle me fit furtivement penser à toi -, tes verres solaires masquant tes si jolis yeux, mais décidai promptement d’immobiliser ma modeste berline à ta hauteur.

— Bonjour Mademoiselle… Un souci avec votre auto ?
— Bonjour… Oui, elle s’est mise à brutalement hoqueter avant de caler. Et depuis, impossible de la redémarrer ! Vous pouvez m’aider ?
— Bien sûr, je vais regarder ça !

Je n’y connaissais rien en mécanique, mais ne pouvais te laisser ainsi toute seule, sans âme qui vive aux alentours. Je coupai donc le moteur de mon véhicule et en descendis. Le son de ta voix m’évoquait quelque chose de familier, d’à la fois agréable et réconfortant, mais je n’avais pas encore fait le rapprochement avec toi. Ce n’est que lorsque tu relevas tes lunettes en serre-tête que je percutai.

— Merci beaucoup, c’est très gentil à vous. J’ai un rendez-vous sur Sanary dans une heure, et mon Austin a eu la mauvaise idée de me lâcher au beau milieu de nulle part… Vous êtes le premier à vous arrêter !

J’avais évidemment trop changé pour que tu puisses d’emblée me reconnaître ; le blondinet de douze ans, gringalet comme tout, ne ressemblait en rien au grand gaillard que j'étais devenu.

— Salomé ? C’est bien toi, Salomé Dellière ? Tu te rappelles de moi ? Maxime Duval, Max…

Incrédule, tu scrutas un instant le bleu de mes yeux avant qu’un franc sourire n’illumine ton visage.

— Max ? Le petit Maxime du port d’Oran, du fort de Santa-Cruz, de la plage de Cap Falcon ?
— Oui, c’est bien moi !

Tes prunelles étincelèrent instantanément, tout à la joie de nos retrouvailles. Tu me serras spontanément dans tes bras, et j’enlaçai ta taille sans même y penser. Pour toi sans doute, il n’y avait rien d’équivoque entre nous, mais pour moi, cette embrassade, cette étreinte n’avaient rien d’anodin.

Tu t’écartas doucement pour me contempler.

— Mon Dieu, c’est fou comme tu as changé ! Ça fait combien de temps ?

Moi aussi, je te contemplais. Tes cheveux ondulés qui voletaient dans le vent, ton large sourire, tes yeux si pétillants, ta tenue si sexy… Tu étais l’idéal féminin que je fantasmais depuis tant d’années. A treize, quatorze ans, tu étais déjà sublime, mais là, tu faisais encore plus femme que dans mes souvenirs ; tu étais l’image même que je me faisais de l’amour, et je réalisai que dans ma vie, il n’y avait eu que toi. Qu’il n’y avait que toi, et qu’il ne pouvait y avoir que toi.

— Dix ans… finis-je par souffler après m’être enivré de toi.
— Dix ans ! Mais alors, raconte-moi ! Raconte-moi tout, ta vie, ce que tu es devenu depuis toutes ces années, depuis qu’on s’est perdus de vue…

Qu’aurais-je pu dire qui retienne suffisamment ton attention pour que tu ne songes plus à ton rendez-vous sur Sanary, que tu ne penses plus à ta montre-bracelet qui tournait à ton poignet, que tu n’aies plus jamais envie de me quitter ; pour suspendre les minutes, les heures et leur donner un goût d’éternité ? T’avouer combien tu m’as manqué depuis ton départ d’Oran, combien ton silence m’a fait mal, combien ce baiser échangé avec Samuel sur la plage, quelques jours avant que tout ne bascule, m’avait blessé, anéanti, combien je t’ai détestée de n’avoir rien su voir de ma souffrance ? Il n’y a eu que ton père qui l’eut devinée, tandis que toi, tu n’en avais plus que pour Samuel …

***

Plage de Cap Falcon
Aïn El Turk (Algérie)
décembre 1961

Tu l’embrasses à pleine bouche, là, sur le sable, dans le soleil couchant, et je le hais. Je le hais tellement que les larmes qui coulent de mes yeux me brûlent la peau, bien plus que le vent glacial qui me fouette alors le visage. Mon cœur se brise, se déchire de douleur ; je ne sens pas la main d’adulte, qui se veut réconfortante, se poser doucement sur mon épaule.

— Tu n’imagines pas à quel point je comprends ce que tu ressens, Max, là, tout au fond de toi. J’ai connu ça, moi aussi ; j’ai pleuré, moi aussi, la mort d’un amour, celui que j’éprouvais pour une femme qui a choisi d’en aimer un autre… C’était il y a longtemps, mais c’est toujours là tu sais. Ça s’estompe au fil du temps, on apprend à vivre avec, mais c’est toujours là ; ça sera toujours là…

***

Ton père avait raison, avait eu raison ce jour-là : ça ne s’en va pas, cette tristesse de merde, ce sentiment d’abandon, de trahison par l’être aimé. Seulement, cette fois-ci, je ne voulais pas laisser passer ma chance, celle que tu vois enfin en moi l’homme qui t’était destiné. Alors, je brodai des banalités parce que mon existence n’avait rien de passionnant, était trop nimbée de vide pour séduire qui que ce soit. Et puis, je te questionnai car le seul sujet qui m’intéressait vraiment, mon unique centre d’intérêt, c’était toi. Nous n’avions pas conscience de la dangerosité de ce jeu qui allait nous conduire là où ni toi ni moi ne voulions aller, en tout cas pas de cette manière, sous l’inflexion de ma seule volonté : celle de mon désir de t’aimer…

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