8 : Ton père, ce héros

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Les Baumettes, Marseille, le vendredi 8 mars 1974

Pour moi, la cause de ton immobilisation forcée au bord de la route était liée à un problème d’allumage moteur. C’est en tout cas le diagnostic à l’emporte-pièce que j’en fis en refermant le capot de ton Austin. Je faisais mine de m’y connaître alors qu’en réalité, cette conclusion hâtive m’était venue parce que j’avais lu quelque part que c’était le talon d’Achille des anglaises.

— C’est bien ma veine ! déploras-tu, la mine déconfite.
— Si tu veux, je t’accompagne en voiture jusqu’à Sanary pour que tu te rendes à ton rencard ; et pendant ce temps-là, je cherche un garage qui pourrait remorquer ton Austin pour la réparer. Qu’est-ce que t’en dis ?

C’était l’unique stratagème que j’avais trouvé pour passer un peu plus de temps avec toi, dans l’éventuelle optique de te faire oublier ton fichu rendez-vous.

— Oui, c’est une bonne idée, et puis de toute façon, je n’ai pas vraiment le choix…

Nous grimpâmes donc dans ma Simca ; je te proposai une cigarette que tu refusas en ouvrant la vitre côté passager.

— Non, merci… J’ai arrêté quand je suis tombée enceinte, il y a quatre ans… Je suis maman d’une petite Manon ; je te la montrerai en photo tout à l’heure si tu veux, je dois en avoir une ou deux dans mon sac à main…

Vert de jalousie, je me concentrai sur mon contrôle rétro et ma conduite pour quitter le bas-côté, en essayant de dissimuler au mieux mes émotions. Je cultivais le doux espoir de quelque chose entre nous et tu venais de le piétiner d’une banale réplique-uppercut dont tu ignorais l’effet dévastateur en la décochant sans réfléchir.

— Mais je ne suis plus avec son papa ; ça n’a pas duré avec Philippe. Je ne sais pas, je ne dois pas être faite pour ça, la vie en couple je veux dire… Et toi, t’as quelqu’un ?

D’un signe de tête, je répondis négativement à ton inquisitrice question. Je ne digérai toujours pas le fait que tu aies pu faire un enfant avec un autre ; je devenais nerveux, me tendais, mais ne voulais surtout pas que tu le voies. Je décidai donc de changer le cours de la conversation en l’orientant sur un autre sujet.

— Et ton père, tu m’as pas dit, qu’est-ce qu’il devient ?

Mon soudain intérêt pour ton paternel n’était pas feint, il était naturel.

Armand Dellière… J’aurais tant aimé avoir un père comme lui, quelqu’un qui m’aurait vraiment considéré comme son fils, pas comme un punching-ball.

Dans mes jeunes années, ton paternel avait tout fait pour moi, tout ce qui était possible de faire pour le gamin triste et perdu, maltraité que j’étais. Il ne savait pas tout non, je t’avais interdit de lui révéler mon secret, mais comme toi, il s’était pris d’affection pour moi. Quand il m’invitait au Domaine, le samedi, le dimanche, et même après l’école parfois, lorsqu’il demandait à Mo de venir me chercher avec le gros Land Rover, j’avais des étoiles plein les yeux. Grâce à lui, à toi, je redevenais pour quelques heures un enfant normal, loin de son enfer familial quotidien. Oui, grâce à lui, à toi, j’apprenais, je riais, je vivais. Je reprenais goût à mon existence en dînant à votre table, en partageant vos repas en compagnie de Fatiha, Mo et les autres, ouvriers agricoles ou vendangeurs saisonniers. Tous avaient conscience de cette chance de travailler pour lui au Domaine Dellière, pour cet homme pétri d’autant de convictions que d’humanité.

***

Aïn El Turk (Algérie)
octobre 1961

— Regarde, Max ! Regarde ce paysage exceptionnel ! Lorsque nous autres, européens de France et de Navarre, avons débarqué dans ce pays béni des Dieux, il n’y avait rien, rien que des terres arides, abandonnées. Et on en a fait un paradis… Un paradis que leur velléité d’indépendance finira par piétiner tôt ou tard. Ils vont tuer leur mère nourricière en nous chassant d’ici. Parce qu'on va devoir partir, Max, un jour ou l’autre. Moi qui aurais tant voulu transmettre mon domaine à mes enfants, à ma fille, à toi peut-être si elle n’en voulait pas…

Je ne sais pas monter, c’est ton père qui me guide en binôme sur son pur-sang arabe : je suis assis devant lui, à califourchon sur ce superbe équin qui ne dépareillerait pas à l’hippodrome de Vincennes ; il en tient les rennes. Et toi, tu es à nos côtés, sur ta propre monture, majestueuse et douée. Je me sens nul, ne le montre pas.

Son discours presque politique nous fait sourire, seulement ni toi ni moi n’osons le contredire. Parce qu’on ne contredit pas un homme doté d’un tel charisme. La cinquantaine bien entamée, certes, mais à la stature si fine, si élancée. Châtain, les yeux clairs, comme j’imagine parfois mon vrai père, celui que j’aurais aimé avoir… Alors, quand il nous parle comme ça de ce qu’il a créé de toutes pièces, je comprends sa passion pour cette terre, à laquelle il est tant attaché, ce vignoble dont il est si fier, et le déchirement que lui procure cette perspective de devoir tout quitter. Moi aussi ça me déchire. La perspective de ne plus vous voir. Ni lui ni toi.

— C’est pas obligé… Je veux dire, ça va peut-être s’arranger…
— Non, Max. La guerre est partout à nos portes. Bientôt, ils saccageront tout. Tu vois, parfois je me dis qu’il vaut mieux que ma pauvre Marie ne soit plus de ce monde pour assister à ce sinistre spectacle…

Marie, ta mère, celle que tu n’as pas connue… C’est lui qui t’a élevée, seul. Oh bien sûr, il y avait aussi Fatiha pour le suppléer, mais il était toujours là pour toi, tout le temps, à l’écoute et bienveillant. Un père modèle. Dans mes songes de préado, j’ai souvent rêvé de lui ressembler plus tard, pour lire la même admiration dans tes yeux que celle que tu avais pour lui.

***

Je ne l’ai pas reconnu à mon procès ; je veux dire, je n’ai pas reconnu en lui cet homme infiniment bon que j’adulais presque, minot ; il était animé d’une telle colère, d’une telle haine qu’elle en déformait ses traits. Je le comprenais bien sûr, mais lui ne me comprenait pas ; il m’avait déjà condamné avant même d’avoir cherché à me comprendre. C’était plus que de la déception, ce que je percevais en lui ; s’il avait pu me tuer de ses propres mains, il l’aurait fait.

***

— Monsieur Dellière, pouvez-vous nous dire quelles relations entretenait l’accusé Maxime Duval, ici présent, avec votre fille Salomé, lorsque vous viviez en Algérie ?
— Ils étaient les meilleurs amis du monde… Elle l’aimait profondément, d’une manière fraternelle voyez-vous. Mais je crois que lui l’aimait tout court…
— Et vous-même, comment appréhendiez-vous ce jeune garçon, cette amitié que le liait à votre fille ?
— Gamin, il était craintif et fragile. Je l’ai accueilli à bras ouverts et l’ai pris sous mon aile en lui inculquant les valeurs qui étaient les nôtres ; je lui ai ouvert les yeux sur le monde comme je l’aurais fait pour un fils. Jamais je n’aurais pu soupçonner qu’il grandisse en se pervertissant de la sorte, en devenant ce qu’il est devenu : un monstre. Un monstre qui viole et qui tue…

Il s’interrompt, marqué par le poids des mots qu’il martèle avec peine, chargés d’émotion, puis s’adresse directement à moi en me fixant sans ciller.

— Tu la voulais, Salomé, c’est ça ? Tu la voulais pour toi tout seul parce que tu estimais qu’elle devait t’appartenir, comme un objet ou une chose… Mais les êtres ne sont pas des choses, Max, ils n’appartiennent à personne, ils sont libres ! Libres d’aimer ou de ne pas aimer, libres de dire non. Et toi, tu n’as pas supporté que ma fille te dise non…

Il retient ses larmes et inspire profondément avant de poursuivre.

— Tu n’as pas supporté qu’elle te dise non, mais tu l’as fait quand même, contre son gré. Et elle s’est débattue, t’a supplié, a hurlé qu’elle ne voulait pas, alors tu l’as fait taire. De façon à ce qu’elle cède à ta volonté, quitte à ce qu’elle ne soit plus là, pour personne. Tu n’as peut-être pas prémédité ton geste, peut-être… Seulement, je refuse d’entendre que tu ne voulais pas ça, que tu l’aimais, que tu n’étais pas conscient de ce que tu faisais ! Tu as tué Salomé, Max, tu m’as enlevé ma princesse, mon bébé, de la pire des manières ; tu as violé son corps, souillé son intimité et que sais-je encore ? Tu t’es comporté en monstre et c’est en monstre que tu dois être jugé. Car rien n’excuse le viol et le meurtre d’un être que l’on prétend aimer…

La colère de ton père est froide, glaciale, inflexible, et son oeil s’est fait humide. Appuyé sur sa canne, il a touché les jurés, je le sais ; il a gagné et moi j’ai tout perdu : je t’ai perdue toi, j’ai perdu ma liberté et peut-être ma vie, quand le silence retombe comme une chape de plomb sur l’assistance. Depuis le box des accusés, je culpabilise et ne parviens pas à soutenir son regard. Il a raison, je suis un monstre. Quand on aime, on ne fait pas ce que je t’ai fait. J’aurais voulu lui demander pardon à lui aussi, j’aurais souhaité qu’il pardonne mes élans passionnés qui t’ont fait si mal, mais je n’ose pas. Parce que je sais qu’il aurait refusé de m’écouter, qu’il aurait tout rejeté en bloc, qu’il est le seul à pouvoir encore parler de toi, à en avoir le droit. Tu vois, je ne lui en veux même pas de m’avoir enfoncé de la sorte, parce que tout ce qu’il dit est vrai. Parce que même à terre, même miné et diminué par le chagrin, même malheureux, il m’impressionne encore par sa pudeur et sa répartie qu’il drape d’une jolie tristesse, froissée et digne, mélancolique et fanée, à l’image de ce qu’il est devenu avec l’âge. Et moi, je me dis que j’aurais aimé vieillir comme lui, que c’est lui que j’aurais aimé être, pas moi…

***

— Mon père ? Tu sais, ça a été difficile pour lui, le retour en métropole. La guerre lui a tout pris… On a vécu quelque temps chez ma tante, à Versailles, mais les grands espaces, le soleil et la mer lui manquaient. Il s’est alors mis en quête d’une région, d’un domaine qui pourraient ressembler à ces paysages côtiers qu’il chérissait tant de l’autre côté de la Méditerranée, et a jeté son dévolu sur une modeste exploitation viticole de Martigues…

J’encaissai. Dire que tu étais là toutes ces années, à quelques encâblures de moi, et que je l’ignorais…

— Toi à Martigues, moi à Marseille… On était vraiment tout proches l’un de l’autre ! Pourquoi tu ne nous as jamais écrit ? Pourquoi n’as-tu jamais tenu ta promesse ?

Tu fus surprise.

— Mais au contraire, c’est toi, c’est vous qui n’avez jamais répondu !

Un silence gêné s’invita entre nous.

— Mon père me disait que le courrier devait se perdre là-bas ; il était persuadé que vous ne m’aviez pas oubliée… Ni Samuel ni toi… Il disait que les amours de jeunesse restent ancrés en nous pour toujours. Et il n’avait pas tort… Je me suis souvent demandé ce que vous étiez devenus tous les deux, si Samuel s'était marié… T’as des nouvelles de lui ? Ben oui, suis-je bête ! T’en as forcément, vous êtes frangins…

J’ai bifurqué sans répondre, sans prévenir, pour m’engager sur un petit chemin caillouteux. Samuel… Dans ta bouche, son prénom m’écorchait les oreilles, m’horripilait.

— Hé mais qu’est-ce que tu fais, pourquoi quittes-tu la route principale ? T’as oublié que j’ai un rendez-vous ?

Non, je ne l’oubliai pas. Sauf que ce rendez-vous, je voulais que tu l’aies avec moi. Et tu le compris trop vite, trop tôt à mon goût…

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