13 : La parole est à la défense

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Aix-en-Provence, le 10 octobre 1981

Je m’appelle Mathilde Neuvic, j’enseigne le droit constitutionnel et pénal à l’université d’Aix-Marseille III.

Et je me suis mobilisée depuis plusieurs années derrière Robert Badinter, notre éminent chef de file, en faveur de l’abolition de la peine capitale dans notre pays.

« Pourquoi un tel engagement ? » me direz-vous. Parce que contrairement à nombre de mes concitoyens, je sais de quoi je parle, j’ai vécu en direct l’exécution d’un condamné par décapitation. J’étais alors toute jeune avocate, commise d’office dans une sombre affaire de viol et de double meurtre, et ledit condamné était mon client. Il s’appelait Maxime Duval et n’avait pas vingt-quatre ans.

Vu de l’extérieur, la plupart des gens vous diront que le jugement prononcé aux assises d’Aix-en-Provence était mérité, que sa culpabilité ne faisait aucun doute, que cela fut un soulagement pour tous. Que j’avais défendu l’indéfendable. Mais aucun juré n’a jamais vécu ce que j’ai vécu moi, ce samedi 9 mars 1974, à 5 heures 30 du matin, aux Baumettes. C’est resté ancré là, en moi… La guillotine, son bruit sec et mat, son tranchant, sa sentence inéluctable. Irrémédiable… Et surtout, le regard aussi tétanisé qu’implorant du supplicié que l’on conduit à l’échafaud. Aucun homme, aussi dur ou insensible soit-il, ne peut masquer sa terreur lorsque ses yeux viennent à la rencontre de la faucheuse, de cette lame métallique qui, comme on abat un chien enragé, lui ôtera définitivement la vie une poignée de secondes plus tard. Oui, à 5 heures 31, Maxime Duval n’était plus ; et j’en ai chialé toutes les larmes de mon corps, longtemps…

Après ça, je n’ai pas pu poursuivre ma carrière comme si de rien n’était. Et ça ne se résumait pas à un banal échec professionnel parmi tant d’autres, c’était plus que ça. Maxime avait choisi de se taire, de garder enfoui au plus profond de lui ce secret qui aurait peut-être pu le sauver, lui valoir des circonstances atténuantes assurément plus solides que celles sur lesquelles je n’ai guère su m’appuyer, voire l’irresponsabilité de ses actes ou la folie passagère. Tout ceci, je ne l’ai compris que trop tard, lorsqu’il m’a remis son carnet rouge, peu avant de mourir. Celui dans lequel il avait tout consigné. Son ultime confession, sa dernière volonté.

***

— Remettez-le à Armand, Armand Dellière… S’il vous plaît…

— A Armand Dellière ? Mais pourquoi ?

— Quand vous aurez lu mon récit, Maître, vous comprendrez…

***

Les semaines qui ont suivi, j’ai été incapable de me lever, de sortir de chez moi. J’avais la nausée, je vomissais tout le temps, me sentais fautive. Et puis, j’ai fini par lire ce fameux carnet. Et ça m’a complètement retournée… Je me suis dit que si j’avais su, si les jurés, la cour, tout le monde avait su, la sentence aurait pu être différente. Alors, je me suis battue, j’ai lutté pour que ça n’arrive plus jamais. Il y eut d’autres exécutions bien sûr, celle de Christian Ranucci (2) entre autres. Mais notre combat a enfin porté ses fruits. Oui, aujourd’hui, la loi n°81-908 du 9 octobre 1981 abolissant la peine de mort a enfin été promulguée. Cette victoire, je la dédie à Maxime, à ce silence qui lui a coûté la vie. Parce que désormais en France, plus aucun jury ne pourra prononcer pareil verdict, plus aucun homme ne sera légalement assassiné au nom de cette sacro-sainte société, exécuté de sang froid par simples représailles, avec l’absolution des bien-pensants et du peuple. Une page se tourne et le règne de cette inhumaine justice, aussi aveugle et coupable que ceux qu’elle condamnait, de la terreur qu’elle faisait planer au-dessus de leur tête, s’achève ainsi.

Paix à ton âme, Maxime, tu ne seras pas mort pour rien…



(2) : L’affaire Ranucci représente, aujourd’hui encore, l’archétype de l’erreur judiciaire. Malgré une instruction truffée d’incohérences, Christian Ranucci fut jugé coupable de l’enlèvement et du meurtre de la jeune Marie-Dolorès Rambla, condamné à mort le 10 mars 1976 et exécuté le 28 juillet de la même année. En 1978, l’écrivain-journaliste Gilles Perrault consacra un livre polémique défendant la thèse de l’innocence de Ranucci : "Le pull-over rouge".

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