Chapitre 5. O Bêbado e a Equilibrista (L’ivrogne et la funambule)

10 minutes de lecture

Avant que le destin de l’étoile du football brésilien Mauro Batista ne traumatise tout son pays, l’année 2022 avait été pour le Brésil l’année de tous les séismes. Celle qui s’annonçait comme une année électorale à priori sans transition, débuta par les caprices météorologiques d’El Niño. Puis, le tsunami du mécontentement populaire finit par provoquer un insolite et exceptionnel changement de régime constitutionnel, comme ce pays en avait déjà vécu par le passé.

Il restait à peine quelques mois avant la fin de la mandature en place, lorsqu’un “printemps brésilien” éclata dans tous les États du pays, menant à l'exil en catastrophe de son Président. En moins de 24 heures, l’armée forma un triumvirat de transition, mais cela ne fit qu’accroître la mobilisation populaire. Les crises politiques de la dernière décennie avaient montré que le pays avait besoin d’un changement radical.

La gauche, la droite et l’extrême droite s’étaient déjà heurtées, à tour de rôle, aux défis du pouvoir présidentiel lors des précédents mandats. Ce pays membre des BRICS rêvait, quelques années plus tôt, d’occuper une place dans le top 3 des puissances mondiales. Il n’en fut rien, la pauvreté chronique venait de dépasser 50% de la population !

D’innombrables propositions rocambolesques surgirent, pour essayer d’assurer une reprise de la démocratie après le coup d'Etat. Une motion, tirée par les cheveux, fit rapidement son chemin sur les bancs du parlement bicaméral toujours en place, et le retour au régime impérial devint un scénario sérieux. Le Brésil avait pourtant abandonné cette voie depuis 1889. Deux branches royalistes étaient les gardiennes du rêve de résurrection royaliste, la branche de Petropolis et celle de Vassouras. Cependant, les aînés des deux successeurs naturels portaient sur leurs têtes soit des grosses casseroles, soit des opinions politiques difficiles à défendre dans la situation actuelle.

Cela était sans compter sur la folle capacité du destin à bien faire les choses au bon moment ! En début d’année, une procédure judiciaire, très suivie par les médias, se termina par la création d’un acte de naissance tardif à lignée royale. La télénovela médiatique vit apparaître Flavia de Orléans e Bragança, fille illégitime d’un ancien prétendant au trône maintenant décédé, au sein de la branche de Petropolis.

Flavia, qui n’avait jamais connu ses vrais parents, avait été élevée dans un orphelinat. À l'âge adulte, elle était devenue une lionne féroce du barreau de Rio. Une vie a priori normale l’attendait, jusqu’au jour où elle reçut une lettre anonyme lui révélant, preuves à l’appui, ses origines royales. L’accueil que firent les Brésiliens à cette histoire fut étrangement démesurée. L’ancienne avocate métisse était née dans dans une favela de Rio. Elle se vit attribuer de facto, un statut inutilisable de princesse de papier, par décision du Supremo Tribunal Federal.

L’effervescence putschiste, relayée par les réseaux sociaux, imposa dans l’opinion publique l’idée d’accorder au Brésil un nouveau destin royal. Le Império do Brasil allait renaître de ses cendres, avec à sa tête une femme métise, déjà bien connue du grand public. La princesse Flavia, celle qui venait du fin fond du cœur miséreux pays, fut intronisée Impératrice en juin de l’an de grâce 2022. Ce dénouement semblait offrir un final feliz fugace au pays, mais surtout la paix tant désirée, après la quasi guerre civile que le pays venait de vivre. Le journaliste français Stéphane Bern fit le déplacement pour être aux premières loges et couvrir la cérémonie du sacre pour les médias du monde entier. Pour rien au monde, il n’aurait pu manquer cette histoire de contes de fées à la Grace Kelly version princesse Disney latina.

***

Bertha Gemmell, grand reporter au New York Times et pour d’autres médias américains, fut spécialement envoyée au Brésil pour assurer la couverture des événements de 2022. Elle était spécialisée dans les grands bouleversements politiques mondiaux et avait à son actif plusieurs expatriations dans des pays qui avaient récemment réécrit les pages de leur histoire.

Caleb Letailleur accompagnait sa mère Bertha à chacune de ses affectations qui duraient généralement de plusieurs mois à quelques années.

Le début de la nouvelle histoire du pays ne faisait que commencer. Néanmoins, la nouvelle impératrice avait besoin d’un palais ! L’une des anciennes résidences impériales, le Palácio de São Cristóvão dans le parc de la Quinta da Boa Vista, ferait l’affaire. A quelques pas du mythique stade de Maracanã, ce palais qui faisait partie de l’histoire du pays, avait été en bonne partie dévoré par les flammes en 2018, et se trouvait toujours en restauration. Sa renaissance à partir des ses cendres le convertit en phénix symbolique, à l’image du Brésil qui se réinventait en monarchie parlementaire. Des millions de reais jaillirent, comme par magie, pour financer les lourds travaux du bâtiment. Des milliardaires locaux et internationaux mirent la main à la poche, afin d’assurer la remise au pied du pays, non seulement pour rebâtir le siège du gouvernement, mais aussi la nouvelle nation. Sans pays stable politiquement, il n’y avait pas de business qui tienne bien longtemps. Des milliers de dons de personnes modestes affluèrent également pour donner un toît à leur nouvelle égérie.

A l’arrivée de l’Impératrice Flavia à sa nouvelle demeure, Rio de Janeiro reprit son ancien statut constitutionnel de capitale fédérale, qu’elle avait déjà longuement portée autrefois ; d’abord pour le Portugal entre 1808 et 1822, et par la suite pour le Brésil indépendant jusqu’en 1960.

Bertha Gemmell fut la première journaliste étrangère à être reçue pour une interview au Palácio de São Cristóvão. L’Impératrice Flavia voulait envoyer au monde le message fort qu’une femme pouvait changer le destin d’un pays au bord du précipice.

A la fin de l’interview, et hors-champs des caméras, une petite phrase de l’Impératrice resta ancrée dans la tête de la journaliste: “Vous savez aussi bien que moi que le bonheur de mon pays et du monde ne peut pas durer. Tel que la célébrité de votre ex-mari, la mienne à la tête de ce gouvernement est le fruit des puissants”. Bertha ne put poser d’autres questions après ce commentaire, mais elle ne voyait pas ce que son ex-mari venait faire au milieu des puissants.

***

Les monarchies mondiales virent dans cette histoire acadabrantesque un salut tombé tout droit du ciel. De plus en plus décriées, elles se trouvaient en quête de légitimité depuis un certain nombre d’années. Les dernières révoltes de Glasgow, de Bangkok et de Riyad, pour ne citer que les plus traumatisantes, avaient fait trembler jusqu’aux trônes royaux les plus centenaires.

L’épisode brésilien montra un chemin tout aux antipodes. Des rêves de monarchie frappèrent aux quatre coins du globe. Là où il n’y avait pas de prétendants aux anciens trônes, des pays en banqueroute financière ou submergés dans des problèmes extrêmes de gouvernabilité demandèrent à leurs anciennes mères-patrie de les accueillir à nouveau comme leurs colonies. Des pétitions circulaient au Honduras, au Paraguay et au Venezuela pour revenir dans le giron de la maison royale d’Espagne. L’Afrique du Sud, la Tanzanie ou le Myanmar se voyaient à nouveau en tant que provinces britanniques.

Même des républiques sans régime monarchique virent des demandes insolites. Le Cameroun, le Liban et la Syrie approchèrent la République française pour redevenir ses protectorats. Les Kurdistans turque et irakien sonnèrent à la porte de ce qui restait de l’ancien empire néo-babylonien, la République islamique d’Iran. Ces envies d’intégration n’avaient aucune chance d’aboutir. Elles reçurent une fin de non recevoir, que ce soit de la part des pays demandeurs, des anciennes nations colonialistes, et des Nations unies, qui ne voyaient pas d’un bon œil ces velleités anachroniques. Mais le monde semblait devenu fou.

D’un bout à l’autre de ce chapitre de l’histoire brésilienne et du reste monde, les réseaux sociaux et les médias traditionnels ne chômèrent jamais, afin d’assurer la meilleure couverture possible. Le peuple en redemanda de plus en plus, comme à son habitude, toujours aussi friand d’informations anxiogènes.

***

Bertha Gemmell, néo-zélandaise de naissance, avait élu domicile en janvier de 2022 dans la capitale brésilienne de l’époque, Brasilia, au cœur de l'insurrection populaire. Des bâtiments ministériels, du Parlement et de la Présidence étaient abandonnés les uns après les autres et finissaient vandalisés et squattés par la population la plus pauvre. L’architecte Oscar Niemeyer, concepteur de la plupart des sites d’importance de la capitale, devait se retourner dans sa tombe.

Bertha avait le profil idéal pour cette nouvelle mission. Elle avait couvert l’interminable saga qui vit le succès des indépendantistes écossaises prendre le large du Royaume-Uni, à la suite du Brexit ; Mais les chemins subis par Brasilia, Londres ou Edimbourg étaient des histoires placés aux extrémités de l’échiquier mondial des luttes de pouvoir.

Le jeune Caleb avait suivi sa mère à travers le monde depuis qu’il avait huit ans, quand l’ex madame Letailleur décida de mettre un terme à son mariage avec Kevin. Union qui avait démarré une journée ensoleillée de 2007 à Bora-Bora. Leurs jumeaux, Miranda et Caleb, furent les victimes collatérales de la séparation. La garde des enfants se décida à l’amiable ; la petite était plus proche de son père et le garçon de sa mère, cela facilita les choses et l’organisation du départ.

Leur fraternité gémellaire dysfonctionnelle survivait malgré les distances géographiques, grâce à l’aide indéfectible de Facetime, Snapchat ou Signal. Elle aimait suivre les aventures de son frère sur les réseaux sociaux. Il n’était jamais avare pour y poster les souvenirs des lieux qu’il visitait, lors des innombrables voyages avec sa mère.

Caleb était tête en l’air et rêveur, avec un caractère proche de celui de sa mère. Pas vraiment “scolaire”, les nombreux déménagements subis durant son enfance l’obligèrent à se contenter d’amitiés éphémères. Mais cela lui convenait à merveille, car s’il y avait une chose qu’il partageait bien avec sa sœur, c’était leur caractère un peu ermite. Curieux et espiègle par nature, en Iran, il avait appris la calligraphie persane et la langue farsi ; à Edimbourg il s’était initié à la cornemuse et à l’accent de Sean Connery ; mais à Brasilia et Rio, en même temps que la découverte de la capoeira, il avait surtout appris à se débrouiller tout seul.

A l’opposé, Miranda était une élève modèle. Ayant grandi dans des quartiers parisiens bourgeois, elle avait fréquenté les meilleures écoles privées de la capitale. Son père faisait ce qu’il pouvait pour s’occuper d’elle, mais son métier l’absorbait énormément. Quand elle était plus petite, Kevin compensa ses absences en embauchant des nounous à domicile. Mais une fois ado, elle devint l’éternelle parachutiste aux domiciles de ses meilleures copines. Cela ne l’empêcha pas d’atteindre un niveau de maturité et d’assurance dont peu de filles de son âge pouvaient prétendre.

***

Il était bientôt 14h du jour de l’An de 2023 à Rio. Bertha et Caleb attendaient l’embarquement du vol Transavia 449 pour Paris, à l’aéroport international Tom Jobim. L’échange entre les jumeaux de la nuit dernière avait motivé le voyage en urgence, malgré les avertissements de Miranda.

Le matin, Bertha avait contacté les parents de Kevin. Ils avaient appris par les médias l'enlèvement de leur fils mais, depuis Tahiti, ils ne pouvaient pas faire grande chose pour l’instant, et ils convinrent avec Bertha qu’ils se tiendraient mutuellement au courant de l’évolution de la situation.

Toute l’attention des médias parisiens était rythmée par les entrées et sorties des domiciles des deux soeurs de Kevin Letailleur, Cécile et Diane. C’étaient elles qui devaient lire le contenu de l’enveloppe devant les chaînes d’infos en continu.

Tous espéraient y trouver des premiers éléments de réponse à leurs questions. Mais Bertha et ses enfants avaient déjà quelques pistes. Caleb venait de raconter à sa mère l’échange qu’il avait eu avec Miranda une semaine auparavant.

Elle lui avait fait part des bribes d’une conversation de son père, qu’elle avait entendu par accident le soir de Noël. La voix de Kevin oscillait alors avec une agilité nerveuse entre les graves et les aigus, ce qui frappa Miranda. Il était question de deux femmes, Maombi Niombella et Stacey Brookhart. La sonorité peu habituelle des deux noms était restée imprimée dans sa tête. Ces premières pièces du puzzle avaient commencé à esquisser, pour Bertha et Caleb, un premier aperçu de l’orage qui approchait.

A 18h pile, la plupart des écrans de l’aérogare diffusaient les images françaises de BFM TV. Cécile, l’ainée des sœurs Letailleur, lut le texte, tant attendu, à voix haute :

Les Gouvernements sont les coupables de cette disparition. Demandez-leur de rendre des comptes”.

Caleb et sa mère échangèrent un regard silencieux rempli de questionnements insatisfaits. Il se rua vers son compte Twitter Planet_Surfer, pour publier un appel à l’aide :

Il faut tout faire pour que Kevin Letailleur et les neufs autres otages soient libérés au plus vite. Que les gouvernements s’y engagent ! #LIBÉREZ-LES TOUS".

Deux notifications s’affichèrent sur le smartphone du garçon, attirant rapidement son attention.

Un message de sa soeur via la messagerie Signal :

“Papa a des choses à se reprocher. S’il réapparaît maintenant, sa vie est en danger. Je vous recontacte bientôt”.

L’autre notification était celle d’une publication Twitter, depuis le compte JeSuisMiranda, qui appartenait à sa jumelle :

Mon père n’est pas celui que tout le monde pense, ne croyez pas ce qui se dira sur lui ces prochains jours. Il ne faut pas qu’il soit retrouvé, sa vie en dépend. Faites circuler cette pétition de #NON-LIBÉRATION. L’#OpérationPANDORE" doit s’arrêter.

Le message de l’enveloppe lu à la télévision, suivi des tweets successifs des jumeaux, apportèrent plus de questions que de vraies réponses. Cependant, ils avaient gagné l’attention du net. Les théories de complot de tous les genres commencèrent à se multiplier.

A ce moment, une idée revint, comme un flashback, à l’esprit de Bertha Letailleur : les derniers mots que l’Impératrice lui avaient adressés.

Annotations

Vous aimez lire CitizenKhero ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0