Somalie

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Première chose à faire pour enclencher le plan, aller le voir. N’importe quel prétexte ferait l’affaire, et les raisons que je pouvais invoquer ne manquaient pas. Demander de l’aide pour un article, une correction, une traduction, ou au contraire, la lui offrir ainsi que toute mon attention et admiration. Une petite distraction bienvenue pouvait bien le réjouir, d’autant plus qu’il s’attelait à sa tâche. Les fenêtres de son ordinateur filaient à toute vitesse, alternant des photos de vêtements, d’autres de femmes aux poses diverses et quelques pages de texte.

Dans un moment de calme relatif pour lui, en train de rêvasser sur son sujet, je pensais pouvoir passer à l’attaque. Malheureusement, peu préparée à l’affronter, je n’avais pas pris en compte la réaction de ma cible. D’autant plus que nos regards se croisèrent me laissant figée devant lui comme une idiote. Pour en rajouter à mon désemparement, Grégoire se défit de son ordinateur afin qu’il ne se mette en travers de nous deux. J’étais prise à mon propre piège.

« Eleanor ! Tu voulais me voir ? » dit-il d’un air joyeux, souriant à pleines dents comme, je l’interprétai, d’un sourire d’escroc. Il était assis et j’étais debout, mais même cet infime avantage s’évaporait face à l’assurance de mon adversaire. Je tentai alors le désamorçage avec une réponse franche bien que vague : « Tu avais l’air hypnotisé par ton travail. Qu’est-ce que tu fais ? »

Pour la première fois depuis que je l’avais aperçu narquois dans les couloirs du journal, Grégoire ne se montra pas moqueur comme je le voyais d’habitude, mais concentré sur son écran, presque dévoué qu’il était à me donner une explication. « Je prépare les sujets pour une exposition. Je dois mettre en valeur ces habits, en gros. » Ces quelques mots lui suffirent pour éveiller ma curiosité, ce qui démontrait bien là une de ses qualités journalistiques. J’aurais aimé en savoir plus, de quel genre d’exposition il s’agissait, mais sa réponse, sans être vague, était ouvertement évasive : « Je préfèrerais que ça ne soit pas moi qui te le dise. »

Lui, d’habitude bien conciliant de ce que j’en avais vu, quoique particulièrement infernal sur les bords, arborait un visage nouveau. Souriant mais gêné. Un sourire qui marquait aussi ma misérable défaite dans mon infructueuse tentative de faire naître le début de quelque chose entre nous. « Tu es sûr ? » insistai-je néanmoins. « Je préfère travailler seul », éluda-t-il encore.

Moi-même étant généralement de cet avis pour ne pas avoir à supporter la présence des autres, il m’aurait été bien embarrassant de prétendre le contraire. Ayant épuisé mon énergie et ma volonté, je quittai Grégoire d’un pas plus maladroit que désinvolte. Je n’ai jamais été très douée pour le contact humain. C’est d’ailleurs pour ça qu’adolescente déjà je m’étais réfugiée dans les livres. Eux au moins ne pouvaient pas me faire de mal. Bien souvent, ils m’avaient délivrée de mon chagrin, de ma colère, et leur lecture m’apportait joie, réconfort parfois aussi tristesse, mais une belle tristesse, comme la beauté de leurs histoires.

Parmi les œuvres que je lisais, il y avait aussi ce journal dont tout le monde parlait, en bien, en mal, personne ne lui était indifférent. Moi non plus, à cause de ma personnalité influençable et faible. C’est ainsi que ma curiosité m’a fait découvrir Le Dernier. Bientôt je me passionnai pour ces hommes et ces femmes. Ils possédaient une force admirable. Tous les jours ils étaient traînés dans la boue, tous les jours ils se faisaient insulter, menacer, agresser même. Mais ils gardaient leur calme et leur sourire comme si rien ne pouvait les vaincre.

J’avais dix-sept ans lorsqu’une insurrection brutale et sanglante frappa la Somalie, suivie par une famine atroce. Le nombre de tués dans le conflit dépassait le million. Mais la guerre ne s’arrêtait pas. Aucun média national, ne s’en souciait, tous défendaient la guerre. Il n’y avait aucune voix pour s’élever contre ces massacres. Et comme les adolescents ressentent plus fortement ces choses, le monde me paraissait si noir, si horrible que cela me rendait encore plus triste. J’étais seule, seule au monde, seule face à l’horreur.

Une voix seulement avait bravé ce silence criminel, celle du dernier journal digne de ce nom qui existe encore. Son porte-parole, un jeune homme à la chevelure désordonnée de vingt-sept ans, revêtu d’une chemise rouge qui ferait plus tard naître la légende, défendait brillamment l’honneur de la profession. Ses mots étaient ceux de la passion mais il avait la voix de la raison. Ses paroles résonnaient comme un hymne à la justice. Je ne me souviens pas d’un autre moment où le jeune Nikola von Lorentz a mieux pris son envol, présageant déjà son ascension fulgurante, confirmant que rien ne pourrait plus jamais l’arrêter :

« Je refuse la guerre et tout ce qu'il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu'elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c'est eux qui ont tort et c'est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »

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