Chapitre 11

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 Le jour suivant ressemble à tous les autres. Ou presque. Émilio s'éveille au milieu du cloaque qui lui sert de piaule avec un léger pincement au cœur, comme une petite boule dure nichée au creux de sa poitrine qui lui appuie sur les poumons et l'empêche de respirer correctement. Un peu comme avant de passer son examen du permis de conduire. Il crapahute jusqu'au réfrigérateur en allumant une cigarette. Après quelques gorgées d'eau froide, ses yeux se décollent enfin complètement, mais pas le parasite qu'il a collé au myocarde.

 Il jette machinalement un coup d’œil à la table près de l'entrée et se souvient qu'il a laissé la veille la poupée au guide de Togoville. Le jeune homme soupire de soulagement et prépare du café. Les premières gouttes d'or noir coulent à peine qu'Émilio se rend compte d'un problème : il a déjà fumé la première clope du jour. Cette entorse à son rituel monotone le dérange un peu. Il sent la boule dans sa poitrine grandir puis reprendre sa taille initiale. Il finit par se dire que tant qu'à faire, autant repartir sur de bons rails, et il allume une autre cigarette. La vraie première du jour. La précédente ne comptera pas.

 Dès le petit matin, le soleil boxeur cogne déjà très fort. Dans le taxi en direction de l'hôtel, Émilio s'éponge le front d'un revers de manche en songeant aux paroles d'une chanson dont il a oublié l'interprète : « Les âmes s'assoupissent sous la chaleur intense, et les palmiers s'en balancent des rigolent d'immondices » . À défaut de palmiers, sur le trajet prospèrent des petits flamboyants, dont les fleurs d'un joli rouge contrastent avec les monticules d'ordures dressés çà et là. Comme quoi, même au milieu de la merde, il peut rester un peu de beauté, apparemment. Perplexe, le jeune homme se frotte la nuque où un de ces satanés moustiques l'a piqué la veille au soir tandis que la Corolla de Jérémie fend les flots de zémidjans.

 À l'accueil de l'hôtel, Snow fait une grande fête pour célébrer le retour du cuisinier. Avec un petit sourire, celui-ci remercie le labrador d'une grattouille derrière les oreilles.
 — Alors, comment c'était, Kpalimé ? demande Catherine, debout derrière le comptoir, une tasse d'arabica fumant à la main et une cigarette au coin du bec.
 — J'ai préféré faire un tour à Togoville.
 — Ah bon ? Remarque, c'est sympa aussi, le lac Togo. Tu as poussé jusqu'à Aného après ?
 — Non, j'avais quelqu'un à voir, et je n'ai pas eu le temps, élude-t-il.
 — Tant pis.
 — Oui, j'aurai d'autres occasions. Ce n'est pas comme si l'océan allait changer de place. Ou bien devrais je dire... l'eau céans ?
  Catherine lève les yeux au ciel et affiche une moue dépitée.
 — Je préférais celle de la faucheuse.
 — Moi aussi, confirme le jeune homme.
 Après un bref instant, la patronne reprend la parole pour passer aux choses sérieuses.
 — On a rentré deux porcs entiers, ce matin, pour les prochains jours.
 — Il doit encore rester quelques kilos de patates en stock, indique Émilio, songeur. On peut faire un menu simple pour ce midi. Poitrine de porc à la braise, frites et salade par exemple. Qu'est-ce que tu en dis ?
 — Je te laisse voir avec les autres en cuisine. C'est vous les chefs, après tout. Mais j'adorerais ça.

 Émilio rejoint ses collègues en cuisine, et après une brève délibération, se dirige avec Honoré vers la chambre froide. À deux, ils acheminent une carcasse de porc jusqu'à la table de découpe et déposent la bête sur le dos pour faciliter le prélèvement de la poitrine. Émilio s'empare d'un couteau et s'arrête de bouger, essoufflé. L'effort n'a pourtant pas été particulièrement intense. Quelque chose l'empêche de respirer correctement. Il secoue la tête pour se concentrer et approche la lame de la peau livide du cadavre. La gêne dans sa poitrine grandit, atteint son estomac, oppressante. Il tranche la chair, et sa main tremble. Il ne respire plus ; de petites étincelles argentées dansent devant ses yeux, bientôt remplacées par des tâches noires de plus en plus larges. Il entend vaguement un cri dans le lointain, puis sombre.

 Le jeune homme reprend connaissance au milieu du personnel de l'hôtel au grand complet. Même le vieux balayeur est là. On l'a traîné hors de la cuisine. L'agitation est intense, les accents apeurés et rassurés tout à la fois. Snow lui lèche le dos de la main avant que Catherine le tire en arrière par le collier.
 — Écartez-vous tous un peu, ordonne-t-elle, laissez-le respirer. Ça va, Émilio ?
 — Je... Euh... Je crois.
 Honoré fait un pas et lui tend deux morceaux de sucre, paume ouverte.
  — Me... Merci, balbutie le jeune homme désorienté avant de les enfourner dans sa bouche.
 — Qu'est-ce que tu nous as fait ? demande Catherine, le front plissé d'inquiétude.
 — Je n'en sais rien. Ce n'est jamais arrivé avant. Je me sentais un peu barbouillé ce matin, mais...
 — Tu nous a fait peur !
 — Tomber comme ça, avec un couteau en main... appuie Honoré.
 — Viens, lève-toi, invite Catherine, une main tendue pour l'aider. Tu vas rester assis là quelques minutes pour reprendre tes esprits, ajoute-t-elle en désignant un banc à l'ombre.
 Émilio ne résiste pas.

Après un temps de repos, le jeune homme peut reprendre le travail comme si de rien n'était. Il parvient à mener à bien toutes les tâches de la journée. La boule dans sa poitrine a disparu. Le soir venu, après le dernier service et la fermeture des cuisines, il salue Catherine.
 — Bonne soirée à toi aussi Émilio. Et repose-toi ! assène-t-elle d'un air sévère.
 Il acquiesce timidement et prend congé. Durant le trajet retour, il reste prostré, sourd aux sollicitations joyeuses de Jérémie, trop occupé à se demander ce qui ne tourne plus rond chez lui, depuis peu.

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