Chapitre 6

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 — Lieutenant Page ?
 — Oui, Gabriel ?
 — Les parents de Marion Durand viennent d'appeler.
 — Alors ?
 — Elle n'est pas rentrée ce matin.
 — Ah... Mince... Je retourne au lycée aujourd'hui, il me reste pas mal d'élèves à interroger. Pourrais-tu commencer la saisie des témoignages d'hier ? Et aller voir l'entraîneur de judo de Marion, un certain Bernard Campion ?
 — Je m'en occupe.
 — Merci, Gabriel. On se retrouve ce midi pour déjeuner et faire le point ? Chez Michel, en face de la librairie, près du théâtre ?
 — C'est d'accord. Bonne chance, lieutenant.
 L'agent tourne les talons et quitte le bureau. Page tire son arme de service du tiroir, l'accroche à sa ceinture, puis va se servir un cappuccino noisette et embarque dans la voiture peinte aux couleurs de la police nationale, un peu honteuse de ressentir de l'excitation. Petit à petit, l'affaire Marion Durand en devient une !

À midi, c'est une Page énervée qui passe la porte de Chez Michel. Elle avise l'agent Domino assis à une table, le rejoint et se laisse tomber sur la chaise avec un soupir.
 — Je n'ai rien... Et je suis presque certaine qu'aucun ne m'a menti ou caché quelque chose. Le professeur n'a rien vu. Sa fille, la meilleure amie de Marion, était en pleurs quand je l'ai interrogée... Impossible d'en tirer quoi que ce soit. Les autres, n'en parlons pas... Pas un n'a décelé la moindre anomalie lundi soir. Ils lui ont dit au revoir devant le portail, et voilà. Ils n'ont même pas su me dire s'il y avait des véhicules stationnés dans la rue...
 Le lieutenant interrompt sa diatribe en constatant une expression narquoise sur le visage de l'agent.
 — Vous êtes frustrée, lieutenant ?
 — Oui ! Ça se voit tant que ça ?
 — Bonjour madame, bonjour monsieur, prendrez-vous un apéritif ?
 L'irruption du serveur agace Page, qui le rembarre d'un « Non, juste la carte » sèchement asséné. Gabriel pouffe tandis que le garçon s'éloigne, penaud.
 — Au lieu de te moquer, raconte-moi ton entrevue avec le coach.
 L'agent retrouve un peu de sérieux. Le serveur revient et dépose la carte sur la table d'un geste exagérément lent.
 — Ce Campion, ce n'est pas un client facile. Il est baraqué et bourru comme un ours. Quand j'ai sonné chez lui, il a refusé de me laisser entrer, comme s'il avait quelque chose à se reprocher. Bon, ça empestait le cannabis chez lui, donc il a sûrement beaucoup à cacher, mais quand je lui ai dit que je venais au sujet de la petite Durand, son attitude a changé du tout au tout. Il m'a ouvert, offert une bière, et demandé ce qu'il pouvait faire pour aider.
 — Décidément, tout le monde aime cette gamine, remarque Page.
 — Avez-vous choisi ? intervient le serveur en embuscade.
 — Pas encore, merci, répond l'officier. Puis s'adressant à Gabriel après que le garçon s'est retiré : Il est chiant celui-là ! Tu disais ?
 — Qu'il a l'air de bien l'apprécier, la Marion, son coach. Tous ses élèves, à vrai dire. Il m'a confié qu'il reste devant le gymnase après chaque entraînement jusqu'à ce qu'ils soient tous rentrés chez eux.
 — Dommage que les séances de la petite soient le jeudi.
 — Oui. Cela dit, il a remarqué que certaines voitures stationnées le soir, devant le gymnase, ont changé depuis quelques semaines. Je ne sais pas si on peut en déduire quelque chose. Il se peut aussi qu'il ait inventé ça pour ne pas se sentir inutile.
 — C'est trop vague pour être une information...
 — C'est ce que je lui ai dit, confirme Gabriel en haussant les épaules.
 Le serveur revient à la charge, le visage crispé en un masque de courtoisie forcée.
 — Excusez-moi ? Puis-je prendre votre commande ?
 — Je vais prendre la daurade, s'il vous plaît, indique l'agent de police, lassé d'asticoter le pauvre homme, avec le risotto.
 — Et pour madame ? ajoute le garçon d'un ton obséquieux.
 — Une entrecôte frites.
 — La cuisson ?
 — Saignant.
 — Et la sauce ?
 — Un instant ! objecte Page en fouillant la poche de son pantalon.
  Elle en tire son téléphone portable.
 — Allô ? Oui, ici le lieutenant Page. Pardon ? Vous dites ?
 Le serveur, désormais visiblement agacé, s'éloigne vers le fond du restaurant pour prendre une autre commande.
 — D'accord, j'arrive de suite, M. Grenier. Merci de votre appel !
 La jeune femme se dresse sur ses pieds.
 — Désolée, Gabriel, je dois t'abandonner. Le petit ami de Marion était présent en cours ce matin. Jonathan Moreira. Regarde si tu trouves quelque chose sur lui dans nos fichiers.
  Elle lui tend un trombinoscope tandis que le garçon esquisse un pas en direction de leur table.
 — C'est lui, précise-t-elle en pointant l'index sur la photo du lycéen. Ils finissent à dix-huit heures ce soir. Essaie de le suivre à la sortie. Filature en civil, pour voir s'il a un comportement anormal.
 — Mais...
 — On n'est jamais trop prudent... Je te raconterai au poste. Bon appétit !
  Et Page disparaît en coup de vent, laissant derrière elle le serveur médusé, son bloc notes suspendu en l'air, la bouche ovale.

 — Merci d'être revenue si vite, lieutenant.
 — C'est normal.
 M. Grenier a un sourire un peu gêné et ajuste l'assise de ses lunettes.
 — Je suis désolé de vous avoir imposé le trajet, j'avais complètement oublié... J'ai parlé au proviseur de votre enquête, ce midi. Il m'a rappelé que nous avons une caméra qui surveille l'entrée du lycée.
 Le professeur guide Page dans les escaliers, puis par la porte vitrée, sur un sentier bétonné bordé de pelouse menant au large portail vert de l'établissement. Sur la droite s'élève une petite casemate dans laquelle le vigile ouvre l’œil. Dans un coin du local se trouve un ficus aux feuilles tombantes, à côté d'une grande étagère qui court le long du mur du fond, garnie à ras-bord de vieilles vidéocassettes à bande magnétique. Un néon blafard éclaire la chaise vide du poste d'observation, et une odeur de café froid épaissit l'atmosphère. La pièce est aussi meublée d'une table banale, sur laquelle se trouvent une cafetière, des mouchoirs usagés, un ordinateur portable, un emballage de barre chocolatée, une bouteille d'eau entamée et un écran cathodique datant de Mathusalem qui renvoie en direct des images grises et faiblement définies. La caméra est visiblement placée sur le pilier du portail situé face au local de surveillance. L'angle de prise de vue est fermé : on ne distingue que le trottoir situé au droit de l'entrée et un morceau de route.

 Un homme décharné aux jointures branlantes accueille les visiteurs.
 — Bonjour, monsieur. Enchantée, je suis le lieutenant Page.
 — Oui, le proviseur m'a prévenu de votre venue. J'espère pouvoir vous aider.
 — Vous restez toute la journée devant cet écran, monsieur ? demande l'officier.
 — C'est mon boulot, oui, répond l'autre avec une grimace désabusée.
 — Auriez-vous remarqué quelque chose qui sorte de l'ordinaire avant-hier soir, ou les semaines précédentes ?
 — Alors là...
 L'homme passe la main dans cheveux clairsemés qui garnissent le dessus de ses oreilles, comme pour activer ses méninges.
 — Non, écoutez, je ne vois pas...
 Page sent sa frustration refaire surface.
 — ...mais si vous avez du courage, on a les enregistrements à disposition. On les garde deux mois avant de les jeter.
 Le lieutenant jette un regard à la rangée de cassettes sur l'étagère.
 — Vous n'avez pas un format plus moderne ?
 — Non, désolé. Vous savez, le budget de l'éducation nationale, c'est plus ce que c'était... Des années, et je dis ça sans exagérer, ça doit faire au grand minimum dix ans, que je demande à ce qu'on me change ce foutu système...
 Page se tourne vers le professeur, silencieux jusque-là.
 — Tant pis, on se débrouillera pour trouver un magnétoscope encore fonctionnel au commissariat. M. Grenier, vous voulez bien m'aider à embarquer tout ça ? Il me faudrait aussi l'emploi du temps de Marion pour les deux derniers mois, s'il vous plaît.
 — Bien sûr, bien sûr. Tout ce que vous voudrez.

 De retour au poste, Page se met en devoir de dégoter un magnétoscope et entame le visionnage des cassettes. Elle n'a pas déjeuné mais est bien trop nerveuse pour s'en soucier, habitée du pressentiment qu'elle est sur le point de faire une découverte cruciale. Elle se débat avec une technologie obsolète depuis au moins vingt ans pendant que l'agent Domino se charge de consigner par écrit les témoignages du jour. Le dossier étiqueté « Marion Durand » fait bientôt une trentaine de pages. Le lieutenant perd un temps fou à caler la bande magnétique à l'heure de son choix avec les boutons d'avance et de retour rapide. S'il y a une chose qui n'était pas mieux avant, se dit-elle, c'est bien l'équipement audiovisuel. Chaque journée de surveillance dure dix heures. Une vingtaine de jours par mois pendant deux mois. Elle dispose donc de quatre cents heures de contenu à examiner, soit plus de seize jours sans pause. Impossible de perdre tout ce temps. Page choisit de restreindre le champ de ses recherches au mois précédant la disparition, et à deux heures autour des sorties de Marion.

 Page rentre tard chez elle, abreuvée d'images de surveillance, les yeux piquant d'avoir trop scruté l'écran. Pour s'aérer l'esprit, elle se force à quinze minutes d'exercice sur son rameur d'appartement et, après une douche salvatrice, se dit qu'elle aurait peut être dû appeler les Durand pour leur donner quelques nouvelles, puis qu'elle a trop peu d'éléments conclusifs. Si elle les contacte, elle devra rester neutre et évasive pour dissimuler la stagnation de l'enquête. Elle décide de n'en rien faire et engloutit une salade de crudités afin de soulager son ventre crispé de vacuité avant d'aller se coucher. Cette nuit-là, elle rêve d'un défilé monochrome de demi-voitures floues devant un portail d'où sourd une grumeleuse rivière d'adolescents.

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