Chapitre 7

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 Roman se réveilla une heure avant le déjeuner. Il se frotta les yeux, se mit debout, approcha de la fenêtre, écarta le rideau vaporeux en étoffe synthétique. Le 21 janvier était un jour morne et triste, comme tous les jours de l'hiver francilien, lorsque le paysage urbain devenait monochrome. Les journées étaient courtes à cette période. Les nuages régnaient et le gris du ciel reflétait l'anthracite du béton. Oui, le 21 janvier était un jour hivernal tout à fait semblable aux autres. Pourtant, c'était son anniversaire.

 La soirée de la veille au Tord-Boyard ayant été fructueuse, Roman quitta la chambre puis la cuisine après avoir gobé un comprimé de paracétamol. Il prit une douche, satisfait d'imaginer l'eau chaude agir à l'unisson du composé chimique contre sa migraine. Il resta plus longtemps que d'habitude sous la pluie tiède, pensant à la journée à venir.

 Le jeune homme faisait peu de cas de son anniversaire. Il le considérait comme une fabrication superficielle, une manière un peu cynique de célébrer la vertigineuse chute du temps vers le gouffre mortel. Aussi ne le fêtait-il jamais, ni ne prévoyait de rituel ou de planning adapté. Aujourd'hui, Rachel devait venir à la maison vers quinze heures pour qu'ils travaillent un devoir de mathématiques ensemble. Rien d'autre. Nul besoin de plus. On était dimanche.

 Lorsque son père battit le rappel d'un « À table ! » tonitruant, Roman se sentait comme neuf, et affamé. Il jaillit de sa chambre, appuya sur l'interrupteur du couloir. L'ampoule s'alluma puis s'éteignit avec un grésillement funeste. Le jeune homme traversa la pénombre veloutée du corridor vers le séjour.

 Un alléchant fumet lui envahit les narines. Un gigot d'agneau trônait dans un plat de terre cuite ouvragé au milieu de la toile cirée. La pièce de viande baignait dans un jus de cuisson délicieusement luisant de matière grasse. En guise d'accompagnement : de petits morceaux de pommes de terre rissolés dans une mélasse de beurre demi-sel. Roman déglutit, surpris par un soudain afflux de salive. Ignorant les considérations de son fils sur la banalité de son anniversaire, Maria Boronov s'appliquait toujours à sortir de l'ordinaire la composante culinaire de la journée.

 Assise aux côtés de son époux, elle affichait une mine réjouie, impatiente. D'elle, Roman avait hérité la chevelure châtain, le visage ovale, le goût de la bonne chère et cette tendance à grossir aisément, qui faisait de chaque repas une lutte acharnée pour garder une ligne équilibrée. D'Anton, il avait reçu le nez aquilin, les yeux verts et la myopie. Elle n'était pas encore très développée, mais il savait qu'elle le forcerait un jour à porter des verres correcteurs. Son père avait opté pour de petites lunettes rectangulaires aux montures ardoise accordées à son bouc en pointe. Il avait les traits taillés à la serpe, le visage sévère d'un proviseur de lycée, mais celui-ci s'adoucit d'un sourire lorsqu'il vit le jeune homme arriver dans le salon. Son fils s'assit sur une chaise inconfortable à l'assise paillée et le repas débuta.

 Vint le moment du dessert. Arborant un air de comploteurs satisfaits de leur subterfuge, les parents quittèrent la table à la faveur d'un prétexte douteux. Lorsqu'ils revinrent, Anton portait un plat surmonté d'un gros gâteau au chocolat attifé de dix-huit bougies, et Maria une petite enveloppe jaune pastel. Tous deux entonnaient gaiement l'air traditionnel du « Joyeux anniversaire ».
 — Merci, merci, fit Roman, applaudissant la fin de la chanson.
 Il souffla les bougies, accompagné d'une ovation, puis se leva et embrassa ses parents.
 — C'est ce que je pense ?
 — Oui, ton préféré, de Jacques, le pâtissier. Mousse au chocolat, pralin, génoise.
 — Miam miam, fit Roman en se passant la langue sur les lèvres en une mimique exagérée. Génial ! Merci ! Et ça, qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en désignant l'enveloppe annotée de son prénom soigneusement calligraphié.
 Sa mère la lui tendit.
 — Regarde !
 Pendant que le paternel découpait méticuleusement trois parts du gâteau et les disposait dans les assiettes, Roman ouvrit l'enveloppe. Dedans, une feuille typographiée comportant des numéros, identifiants et mots de passe.
 — C'est un anniversaire un peu spécial. Tu deviens majeur aujourd'hui, Roman. Majeur, ça veut dire adulte. Tu verras bien assez tôt tout ce que ça implique, y compris de se lever à l'heure, déclara Maria avec un sourire taquin, mais le premier effet immédiat, c'est qu'à partir de maintenant, nous ne te verserons plus d'argent de poche.
 Voyant une grimace sur le visage de son fils, elle continua :
 — Tu sais que si nous avons la chance d'habiter ici, c'est grâce à ton grand-père, qui a travaillé toute sa vie pour acheter la maison ? C'est une leçon très importante : pour arriver à quelque chose, il faut travailler. Rien ne te tombera tout cuit dans le bec.
 — On aimerait aussi que tu retiennes que les petits ruisseaux font les grandes rivières, intervint Anton.
 — Oui, et pour l'illustrer, et aussi parce que nous sommes conscients qu'aujourd'hui, avec le bac, on n'a pas accès à grand-chose, nous avons choisi de t'offrir ce cadeau. Un petit coup de pouce pour démarrer ta vie d'adulte. Ce sont les codes pour accéder à un compte ouvert à ta naissance, alimenté chaque année par de petites sommes. Aujourd'hui, il y a environ dix mille euros dessus. Tu en feras ce que tu veux. Évidemment, on préférerait que tu l'utilises pour payer tes études, mais ce sera ton choix. Tu es libre maintenant.
 Lorsque sa mère prononça les derniers mots, ses yeux se couvrirent d'une pellicule humide. Roman se jeta à son cou. Il n'y croyait pas. Dix mille ? Pour lui ? De quoi s'offrir des livres, des disques, un nouvel ordinateur, une voiture... C'était un montant faramineux, une fortune !
 — Merci ! Vraiment, merci, je ne sais pas quoi dire...
 — Ne dis rien et mange ton gâteau, l'encouragea son père attendri qui remplissait désormais des flûtes d'un champagne gardé à la cave spécialement pour l'occasion. Bienvenue dans le monde des adultes, mon grand ! conclut-il avec un clin d’œil.

 Le dessert terminé, Roman rejoignit sa chambre et ferma la porte derrière lui. Même si son anniversaire était d'habitude un jour de janvier ordinaire, la providence semblait avoir posé sur ce 21 un regard particulièrement bienveillant. Il prit son téléphone portable sur le bureau et se mit à arpenter le plancher en aller-retours grinçants. C'était le bon jour. Il l'attendait depuis deux mois. Il y pensait depuis plusieurs semaines, rassemblant tous les lambeaux de courage qu'il pouvait trouver. Il lui avait toujours manqué quelque chose... Un signe, une pichenette du destin. Ce ne pourrait pas être un autre jour. C'était le moment idéal. Il avait beau avaler de grandes goulées d'air, bouche grande ouverte, il était incapable de se calmer. Il entendait ses tempes battre la marche, veines palpitantes, tandis qu'il répétait frénétiquement les répliques dans sa tête. Il connaissait son texte par cœur, avait passé en revue tous les scénarios. Il ne serait jamais davantage prêt qu'en cet instant... Pourtant, il hésitait encore, fébrile.

 Il arrêta soudain de marcher, décidé, déverrouilla le téléphone et composa le numéro, les doigts tremblants. Un silence, l'agonie, le bip familier. Il s'était remis à piétiner, tourmenté. Une sonnerie... Allait on répondre ? Deux sonneries...Peut-être n'était-ce finalement pas le bon moment ? Il fallait qu'il raccroche. Trois sonneries... Non, il était arrivé jusque-là, pas question de tourner les talons. Et puis, cela paraîtrait bizarre. Quatre sonn...
 — Allô ?
 La voix de Flora souffla la bougie de ses pensées. Elle était un peu plus grave que d'habitude, à cause du combiné, mais c'était la sienne, indubitablement. Roman s'immobilisa au milieu de la chambre en statue terrorisée.
 — Qui est à l'appareil ?
 Pourquoi posait-elle la question ? Ah, bien sûr ! Il ne lui avait pas donné son numéro. Elle ne savait pas. Il devait parler, dire quelque chose.
 — Salut Flora, c'est Roman. Ça va ?
 Le jeune homme maudit intérieurement la platitude de sa phrase. Mais son cerveau avait égaré la clef de ses discours et lui fournissait d'horribles banalités, qu'une langue pâteuse articulait mal.
 — Bien et toi ? répondit son interlocutrice d'un ton poli.
 — Oui...
 — Qu'est-ce qu'il y a ?
 — Je... Euh... balbutia Roman.
 — Oui ?
 Elle avait cet accent patient que prenait souvent Maria Boronov pour signifier un début d'agacement. C'était une catastrophe... Seuls la peur du ridicule et un brusque regain d'estime de soi empêchèrent Roman de raccrocher. Foutu pour foutu...
 — Bon, je... Euh... Je voulais... Euh... T'inviter à boire un verre ce soir.
 Voilà, c'était dit. La fin de la phrase avait jailli à toute vitesse de sa bouche. Il espéra que la jeune femme avait compris le concassé de mots. Il n'aurait jamais la force de répéter.
 — Oh... Euh... Ce soir je ne peux pas, désolée.
 À la goutte de surprise initiale ayant troublé la voix de Flora avait succédé un sourire gêné, dégoulinant de compassion.
 — C'est pas grave, mentit-il. Une autre fois peut-être ?
 — Peut-être. Bonne soirée en tout cas. Ah, et joyeux anniversaire au passage !
 — Merci, bonne soirée.
 Flora raccrocha, remplacée par une série de hululements tristes au fond du combiné. Roman s'assit sur le lit, incapable de rester debout plus longtemps. Il brûlait, la gorge aride, le front humide. Il avait mal au ventre et une envie diffuse de courir aux toilettes vomir sa déception. Il resta immobile, abattu. Dehors, le carillon du portillon donnant sur la rue retentit. Il avait à peine joué, et déjà perdu...

 On frappa à la porte. Doucement, la poignée tourna en un cliquetis métallique et quelqu'un pénétra dans la pièce. Le vieux parquet verni strié de cernes noirs fit gémir ses lattes et trois échos de voix distincts entrèrent par l'embrasure : Anton, Maria, et un troisième plus sourd, atténué, vaguement familier. Le battant fut clos.
 — Hello ?
 Roman leva la tête vers l'intruse. Rachel arborait un sourire dubitatif, parcourant la chambre du regard à la recherche de quelque chose. Elle examina la pile de livres scolaires posée sur le bureau en pin, la tour de l'ordinateur nichée dans un compartiment adapté, à droite du siège, les étagères pleines à craquer de romans, le papier peint jaune pâle des murs, le radiateur blanc en faïence à l'opposé de la fenêtre... Elle avait les joues rosies par le froid du dehors, accordées à son pull couleur bonbon. Un jean noir seyant, des bottines doublées de fourrure et un petit bonnet de laine écrue complétaient son attirail hivernal. Ne trouvant pas l'objet de sa quête, elle reporta son attention sur son hôte, ôtant son couvre-chef. Le jeune homme la fixait sans comprendre. Pourquoi venait-elle troubler son désespoir avec ses couleurs vives et sa mine réjouie ?
 — Happy birthday ! s'exclama-t-elle. Puis, fronçant les sourcils : Tu as oublié, n'est-ce pas ?
 Oui, il avait oublié.
 — On était supposés travailler ensemble. Pour le devoir de maths, tu te souviens ?
 — Oh...
 Roman désigna le siège de bureau d'un geste indolent.
 — Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda la jeune femme, faisant fi de l'invitation.
 — Rien, ça va. Merci. De m'avoir souhaité...
 — Non, je te connais depuis quatre ans. Je sais quand quelque chose cloche.
 — Je t'assure que...
 — Please, dis-moi ! Je peux peut-être aider.
 — Non, vraiment...
 Rachel avait profité de ses dénégations pour approcher. Elle s'assit à côté de lui et posa une main imbibée de sollicitude sur son épaule. Un geste qui le convainquit de se confier.
 — J'ai invité Flora à boire un verre.
 — Oh... Alors ça y est ?
 Les épaules de Roman tressautèrent.
 — Tu savais ?
 — Bien sûr.
 — Comment ?
 — Ta manière de la regarder, le petit manège d'Enzo pour t'agacer, ta gêne la fois où tu as dû t'asseoir à côté d'elle en classe... C'était évident.
 Roman déglutit, embarrassé. Il avait cru être discret, n'avait mentionné son attrait pour Flora qu'à Enzo. Il se sentit idiot. Pourquoi vouloir à ce point se cacher ? C'était stupide... et manifestement inefficace. Une question lui vint ; Rachel y répondit avant qu'il ne la pose.
 — Je crois qu'elle avait compris aussi. Je lui parlais de toi, parfois, pour voir ses réactions.
 — Et ?
 — Tu sais, répondit l'Américaine, écrabouillant l'étincelle d'espoir qu'il n'avait déjà plus.
 Le jeune homme resta coi. Il n'y avait rien à dire. C'était terminé.
 — I'm so sorry...
 Rachel se pencha et le serra dans ses bras. À travers les couches de vêtements, Roman sentit la chaleur et les flots d'empathie qu'elle déversait dans son corps froid, dans son esprit meurtri. Inondé, il eut presque envie de pleurer.

 Rachel et Roman quittèrent la pièce quelques minutes plus tard. Ils avaient d'un commun accord choisi de remettre leur session de travail à plus tard. Lui ne se sentait pas d'attaque ; elle le comprenait. Avec l'ampoule grillée, le couloir menant au séjour et à l'entrée était sombre. À mesure que les jeunes gens progressaient, la conversation du salon devenait de plus en plus sonore.

 Il l'avait bien caché, enfoui sous les images de Flora, sous les cours d'histoire et de philosophie, sous les litres de bière et de rires engloutis au Tord-Boyard. Pourtant, le souvenir rôdait dans la mémoire de Roman, juste sous la surface. Ces bribes audibles mais encore indéchiffrables avaient déclenché une résurgence. Il reconnaissait Anton, son père, ses intonations sérieuses et posées ; Maria, sa mère, au ton clair et courtois ; et l'inconnu, la voix doucereuse. Il ne savait ce que cette dernière disait, mais entendait une petite comptine pernicieuse, un sirop de mensonges insidieux. L'éperon du souvenir traça son sillon. Soudain, Roman sentit quelque chose de doux et chaud dans sa main. C'était celle de Rachel. Elle le regardait, circonspecte. Il avait cessé d'avancer malgré lui. Elle le tira, doucement d'abord, pour le faire marcher. Un pas, deux pas. Elle tira plus fort. Quelque chose en Roman résistait. Il voulait rester dans le couloir, à l'abri parmi les ombres, camouflé, protégé. Elle l'entraînait vers le bout du tunnel, où il serait exposé, à découvert. Elle souriait, gentiment, comme à son habitude, pleine de candeur et d'enthousiasme. Mais il ne fallait pas aller là-bas. Le jeune homme en était certain. Dans le noir, on pouvait disparaître ; dans la lumière, point d'issue.

 Les Boronov et leur invité se tournèrent vers eux lorsque leurs silhouettes émergèrent de l'embrasure obscure. — Vous avez déjà terminé ? demanda Anton, surpris. Il était là, dans son salon, chez lui, assis à côté du paternel, une tasse fumante devant ses pâles yeux globuleux. Le souvenir de novembre surgit, déchira la mémoire de Roman, gigantesque masse noire sous-marine, la gueule béante, crocs dévoilés, pour l'avaler tout entier. Le jeune homme lâcha la main de Rachel, fit demi-tour, courut vers sa chambre, certain désormais que même l'ombre ne pourrait le protéger, claqua la porte, tourna le verrou et plaqua le dos contre le battant de bois, essoufflé.

 Quelqu'un toqua.
 — Roman ? fit la voix de sa mère.
 Celui-ci n'avait pas bougé, arc-bouté contre la porte.
 — Ils sont partis ? demanda-t-il brusquement.
 — Oui, il y a dix minutes déjà. Tu veux bien ouvrir ?
 Le jeune homme poussa un soupir de soulagement. Il sentit un peu de sang revenir irriguer ses oreilles et son cœur ralentir. Il ouvrit, un peu tremblant.
 — Qu'est-ce qui t'arrive ? Ton amie Rachel nous a dit que tu ne te sentais pas très bien. Tu es malade ?
 — Un peu. Ça ira mieux demain, ce n'est rien.
 — C'était assez malpoli... déclara Maria, l'air réprobateur.
 — Pourquoi est-ce que vous l'avez laissé entrer ?
 — Le père de Rachel ? répondit-elle en ignorant le ton agressif. On était en train de prendre le café quand il est arrivé avec sa fille. Nous l'avons invité à en prendre un, comme des gens civilisés. C'est quelqu'un de très gentil, très courtois, pas comme d'autres ici.
 Roman, les yeux exorbités de surprise, ne releva pas les piques verbales de sa mère. Était-il en train de perdre la tête ? Ses parents et Rachel voyaient en cet homme un père aimant et cordial, quelqu'un de somme toute normal. Alors pourquoi ce dernier l'effrayait-il à ce point ?

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