Chapitre 5

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 Le lendemain, la petite musique du réveil sonne juste. L'étrange sensation du trajet de la veille a disparu. Émilio, trempé de sueur — car le vieux ventilateur aux pales bringuebalantes a beau tourner à plein régime, il brasse de l'air chaud —, se défait de son caleçon en se disant une fois de plus qu'il ne faudrait pas qu'il tarde à changer les draps, mais il sait déjà au fond de lui qu'il ne le fera pas aujourd'hui.

 Le jeune homme traverse le salon jusqu'à la cuisine, ouvre le réfrigérateur, bénit l'inventeur de la formidable machine thermodynamique, en sort une carafe d'eau fraîche et boit quelques gorgées, sans s'encombrer d'un verre. À quoi bon ? Il prépare ensuite du café, se grille une cigarette pendant que le liquide coule, une autre avec la première tasse, une troisième avec la seconde tasse, une dernière pour la fin de la cafetière. Il mange une orange. C'est peu, mais il lui suffit de tenir jusqu'à l'hôtel. Puis il va prendre une douche, s'habille, regarde l'heure sur son téléphone portable, et se dit qu'il a le temps d'une cigarette avant l'arrivée de Jérémie. Il s'installe dans l'un des fauteuils branlants du séjour. Ceux-ci aussi, il devra un jour penser à les changer. D'autant que les coussins sont décorés d'un motif à carreaux horripilant, et rembourrés à grandes poignées de morceaux de mousse, ce qui rend l'assise inconfortable. Un réveil comme les autres, en somme. Tout est réglé, horriblement récurrent, assommant d'uniformité. Les jours stagnent, sa vie aussi. Sa maison n'a pas changé en quinze ans. Émilio est locataire d'un plain-pied de quatre-vingts mètres carrés dans le quartier Noukafou. Murs de belle brique rouge, toit terrasse, avec jardin. Lorsqu'on arrive à Lomé les poches à peu près pleines, on peut faire beaucoup, aisément.

 Devant la porte d'entrée, sous le porche, roulé en boule d'abord, puis immédiatement debout, docile esclave du chahut, César attend, langue pendante, haletant, les yeux emplis d'amour imbécile. Émilio lève les paumes vers le ciel. Son compagnon connaît le signal, se dresse sur les pattes arrières et pose les coussinets antérieurs dans les mains ouvertes. Le maître tourne, avance, recule, valse improvisée que suit tant bien que mal le cavalier canin. Un coup d’œil d'Émilio à la gamelle le rassure : Kokou l'a bien remplie. La danse s'achève. Le jeune homme flatte la tête de son ami au museau humide et descend les trois marches vers le jardin. À droite, un haut cocotier s'épanouit tranquillement dans un tapis vert. De l'autre côté de la petite allée pavée, un apatam édifié non loin d'un manguier, où le propriétaire s'installe parfois pour lire le temps qui passe. Dans le regard de César, l'étincelle joueuse n'est pas éteinte, mais son maître douche ses espoirs en franchissant le portillon vers la rue.

 À l'hôtel, tout recommence. La même journée qu'hier. Livraison à recevoir, fournitures à ranger, cuisine à apprêter, tables à dresser. Et midi survient. Cuire le riz, étêter les crevettes, dorer la sole, un attiéké pour la deux, et toujours le balayeur de feuilles mortes avec son regard débordant de vacuité...

 Enfin vient la trêve, le café sanctuarisé avec Catherine, les heures les moins pénibles.
 — Tu as entendu les nouvelles ? attaque la patronne à peine installée, ses longues jambes croisées aux chevilles étendues sur le côté de la table.
 — Quoi ? La manifestation de l'opposition, hier ?
 — Non, il y a eu un braquage au Grand Marché ce matin. Une fusillade. Un braqueur et deux civils tués.
 — Merde...
 Émilio gobe une cacahuète, pensif.
 — Pauvres gens, qui se sont retrouvés là par hasard.
 — On m'a dit tout à l'heure que c'était un coup monté du gouvernement.
 — Pardon ?
 Il tousse, le grain d'arachide coincé au fond du gosier.
 — Pour créer un climat de peur et décourager les manifestants, justement.
 — Ils iraient jusqu'à tuer des civils ? Et leurs propres complices ?
 — Je n'ai pas dit que j'y croyais. Mais l'armée et le président sont comme cul et chemise. C'est normal que certains s'interrogent.
 — Tu sais, Kokou m'a raconté l'autre fois qu'à la dernière élection, commence Émilio en mimant des guillemets, le bureau où il votait a été évacué par les soldats pendant le dépouillement. Gros scoop, les résultats étaient plutôt favorables pour le sortant. Avec des moyens pareils, inutile de prévoir des plans alambiqués pour empêcher les marches.
 Catherine sourit et allume une cigarette.
 — Je ne sais pas... Ce qu'ils craignent n'est pas tant l'opposition que le pouvoir du peuple, je pense. Une révolution.
 Elle tire une bouffée puis poursuit.
 — Même parmi ceux qui s'en sortent bien sous le régime actuel, beaucoup grognent, parce qu'ils aimeraient une part un peu plus grosse du gâteau, être khalife à la place du khalife. Et pour ce qui est des pauvres, la peur de crever a toujours été un moyen assez fiable, bien dosé, pour les faire tenir tranquilles. Quand la seule chose qu'on a est la vie, on y tient.
 Émilio hoche la tête.
 — Mais on n'en saura pas beaucoup plus, conclut son interlocutrice. D'ici quelques jours, on aura tout oublié. Tous. Sauf les familles des victimes.
 — Oui, marmonne le jeune homme. Les humains s'aiment et la faucheuse moissonne.

 La petite boîte pleine d'électronique vibre. Sur l'écran s'affiche un nom. En balayant de l'index la surface tactile, Émilio se fait la réflexion que les téléphones modernes sont une bénédiction. Plus besoin de retenir des suites de chiffres à la pelle, ni d'avoir un carnet dédié à son répertoire. La machine fait tout ça, et mieux. Le cuisinier esquisse un geste d'excuse à sa patronne, tire une bouffée et porte l'appareil à son oreille.
 — Oui, c'est moi. ... Toujours, oui. ... Pas de changement. Et toi ? … Bien sûr, ça me fait toujours plaisir d'avoir de tes nouvelles. … Mais oui, ne t'inquiète pas. À la longue, j'ai pris l'habitude. … Merci. … Porte toi bien, et... non rien, oublie. À plus tard.
 Il raccroche, un sourire aux lèvres.
 — Un ami ?
 — Un euphémisme, répond Émilio, les yeux brillants, les coins de la bouche légèrement recourbés d'amertume.

 L'« à demain » du soir sonne un peu faux, et c'est après un petit rire que Catherine lui signale d'une pique amicale son grand âge imminent. Demain, c'est son jour de récupération mensuel.
 — Quelque chose de prévu ?
 Émilio hésite.
 — Peut-être un aller-retour à Kpalimé. Ça fait longtemps. Si Cobra est disponible, on ira boire un coup. Je me demande où en sont ses projets de pépinière...
 — C'est un joli coin, approuve Catherine. Womé, Kloto, les papillons... Profites-en pour te reposer.
 — Quoi ? J'ai mauvaise mine ?
 — Toujours, rétorque-t-elle avec un éclat de rire légèrement forcé.
 — Bonne chance pour demain ! encourage son employé.
 — Allez, file !

 Un César extatique l'accueille une fois le portillon franchi. Le maître ne peut résister au reflet implorant des pupilles humides, à cette adoration religieuse, cette transe réservée aux plus fidèles dévots. Alors il joue avec son partenaire canin, sous le regard attendri de Kokou. Et tout y passe. Le bâton, la course, la lutte, la danse, le tir au torchon sale dans lequel ils plantent ongles et crocs pour ne pas connaître les avanies de la défaite. Un jeu sans enjeu, geyser de joie dans le désert, sous les rires et les jappements. César pourrait continuer des heures encore, mais, après une dizaine de minutes, Émilio doit s'avouer vaincu et quémander une trêve. En nage, essoufflé, il serre son compagnon dans ses bras, écopant de quelques coups de langue au passage.

 Le courrier est sur la table, comme d'habitude. Deux prospectus publicitaires quasiment identiques pour les principaux opérateurs téléphoniques du pays. Ici aussi, téléphoner blanchit les dents. Bon à savoir. Une facture ? Plus tard. Et une enveloppe de papier kraft, format A4, bosselée par le contenu et sans expéditeur. On a grossièrement griffonné « Émilio Camilleri » au feutre sur l'endroit, sans prendre la peine d'indiquer l'adresse de destination au verso. C'est l'aveu explicite d'un dépôt direct dans la boîte aux lettres. Même si la qualité du service postal s'est grandement améliorée ces dernières années, il lui faut au moins un nom de rue. Intrigué, Émilio déchire sans ménagement l'enveloppe et en tire un drôle d'objet. Il se fige, surpris. C'est une petite poupée africaine aux cheveux crépus, vêtue d'un boubou bariolé, sans marque distinctive autre qu'un clou planté dans l'abdomen. Drôle de plaisanterie. Il laisse la petite chose aux yeux noirs sur la table et s'éloigne en soupirant contre le sens de l'humour des jeunes d'aujourd'hui. Il se rend compte qu'il a vieilli.

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