5 Soirée de famille (1ère partie)

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— T'as vu m'man ! On est d'jà allés en vacances là-bas, nan ‽ demande Niels.

— T'as raison poussin, c'est l'Sacré-Cœur. Pitchoune t'as un souci du détail exceptionnel, j'ai l'impression d'être sur place. Où t'as tu appris à peindre comme ça ? C'est sublime ! s'émerveille Caroline.

Azalée, extrêmement gênée, enfouit son visage, désormais cramoisi, au creux de ses mains. Pourquoi la flatter alors que tout le monde sait bien qu'elle n'a aucun talent ‽ Et le pire, c'est que Caroline et Niels sont véritablement authentiques et sincères ! Ils croient dur comme fer aux compliments qu'ils lui adressent ! Dans quelle situation embarrassante ils la mettent, Mon Dieu ! Comment doit-elle réagir ? Si elle dit simplement merci, elle sera orgueilleuse, mais si elle nie le talent qu'ils lui prêtent, cela passera pour de la fausse modestie !

— Moi, j'préfère c'ui-là ! s'exclame Niels en pointant l'une des peintures du doigt. Mais bon, l'est pas fini.

Avec un demi-sourire, toujours cachée derrière ses mains, Azalée se sent un peu rassurée lorsqu'elle réalise que la question de Caroline était purement rhétorique et n'attendait aucune réponse. Elle se sent sotte, aussi. C'était plutôt évident, quand elle y réfléchit.

Intriguée, elle retire ses mains de son visage pour découvrir la peinture que Niels désigne. Il s'agit de la reproduction d'une photo de famille, quand elle, Azora et Alizée avaient dix ans et Axelle huit. Elles sont toutes les quatre réunies devant un immense sapin de Noël magnifiquement décoré. Au milieu, Azora rit aux éclats alors que, de chaque côté d'elle, Alizée et Azalée l'embrassent sur la joue. Axelle, elle, essaye d'ouvrir un cadeau avant l'heure, et la silhouette floue de leur père entre dans le cadre en riant pour la retenir.

Azalée rougit. À l'origine, elle comptait offrir cette peinture à Axelle pour Noël, puis elle s'est ravisée. Niels croit qu'elle n'est pas finie, mais elle l'a tout simplement abandonnée, déçue et insatisfaite de son travail, qu'elle trouve incontestablement bâclé et hideux.

— Viarge ! C'perroquet y sort d'la feuille tant il est bien foutu ! s'émerveille une fois de plus Caroline, ébahie.

L'estomac d'Azalée se fait entendre. Ses joues virent au cramoisi pour la énième fois.

Parfaitement synchronisés, Niels et Caroline zyeutent la pendule fixée au mur, au-dessus de la bibliothèque en bois d'acajou.

— Aux fourneaux ! s'exclament-t-ils de concert.

— Ne vous hâtez pas pour moi ! s'affole Azalée.

— Mais non, ma tourterelle ! Faudra bien qu'on mange ! T'veux manger quoi ? Niels, mont'-lui don' c'qui y a !

Niels s'exécute, tout sourire.

— Vache, je suis tout ébaubie ! souffle Azalée, surprise par la variété impressionnante de produits que possèdent les Laforêt.

— T'es tellement adorable quand tu dis ça, Aza' ! Ébaubie... Qui dit encore ça d'nos jours ? Pis à notre âge...

Amusée, Azalée lui donne un coup de coude dans les côtes, faisant une moue faussement outrée. Il éclate de rire. Niels est vraiment une perle à ses yeux, et grâce à lui les tracas du quotidien s'envolent comme de rien. Si elle ne devait retenir qu'une chose de cette journée, ce serait très clairement ce repas passé chez lui, et très précisément ce moment !

Finalement, son choix se porte sur des tomates en salade. Caroline et elle découpent lesdites tomates et ajoutent des dés d'emmental et de mozzarella ainsi que diverses sortes de tomates cerises, et Niels prépare une vinaigrette. Tout cela se fait dans la bonne humeur. Ils discutent de tout et de rien. Azalée est agréablement surprise par cette ambiance. Chez elle, personne ne se parle, et ils ne font jamais rien ensemble. Aucune cohésion familiale !

— M'man, Niels, ch'uis d'retour ! s'exclame une voix d'adolescent depuis le vestibule, faisant sursauter légèrement Azalée, qui manque de peu se couper le doigt.

— Jacob chéri, ç'a été l'entraîn'ment ? demande Caroline avec enthousiasme alors que Jacob entre timidement dans la cuisine. Voici Azalée, mon cœur. C'est la copine d'Niels, explique-t-elle ensuite.

Le teint d'Azalée vire à l'écarlate.

— Copine de classe, précise-t-elle dans un murmure inaudible.

— B'jour Azalée, la salue Jacob en lui faisant instinctivement la bise. Rémi s'est ramassé, il s'est fait une foulure apparemment sinon c'tait bien. C'est salade de tomates c'soir ? J'me lave les mains et j'arrive aider.

— T'presse pas mon amour, on s'occupe d'tout, t'dois êt' épuisé. Comment vont Samantha, Rubenn et leur maman ? Y-z-ont pas voulu rester dîner ? C'est si gentil à eux d'te laisser faire les trajets avec eux.

— Rubenn est inépuisable, un vrai moulin à parole en plu'd'ça. Samantha peut jamais en placer une et ça la contrarie : j'crois qu'elle... m'aime bien. Marie-Françoise est fatiguée après l'travail, donc j'insiste pas.

— J'f'rai une tarte et on leur amèn'ra. J'f'rai plus connaissance avec Marie-Françoise et j'la r'mercierai !

Niels s'approche silencieusement d'Azalée, se détournant brièvement de la conversation entre Caroline et Jacob. Il se glisse derrière elle et passe ses bras sous les siens pour poser ses mains sur les siennes.

— Fais attention avec c'couteau. J'vais t'montrer comment faire, lui souffle-t-il à l'oreille alors qu'elle sent tout son corps frémir et qu'elle arrête de respirer à cause de sa présence si près d'elle.

Avec des gestes rapides et précis, guidés par l'expérience et l'habitude, Niels coupe les tomates en tranches, sous le silence admiratif d'Azalée, bouche bée.

— Je vois que tu cuisines souvent, constate-t-elle.

— Tradition familiale ! C'est tell'ment cool d'faire des trucs ensemble ! T'verrais, Jacob fait des tartes du tonnerre d'Diou ! Et m'man, è't'fait des p'tains d'choux-fleurs béchamel, t'en r'viendrais pô ! s'exclame-t-il avec fierté. Et sinon Aza' : t'coupes dans l'vide d'puis t'à l'heure et en plus ferme ti large guarge t'vas gober une mouche ! J'sais qu'j'suis si magnifique qu'tu baves en m'r'gardant, mais tu m'laisses tout chose...

En riant, il imite une diva imbue de sa personne qui se passe les mains dans les cheveux et fait une moue charmeuse. Hilares, Caroline, Jacob et Azalée s'esclaffent de concert.

Ils passent un excellent moment en terminant de cuisiner et en dressant la table. Azalée est agréablement surprise : jusqu'à présent, pour elle, cuisiner et dresser une table avaient toujours été des corvées ennuyeuses et désagréables. Certainement parce que, depuis des années, elle le faisait seule, ou sous les rictus et remarques méprisants d'Azora. D'ailleurs, elle aurait apprécié se contenter d'autre chose que des plats tout prêts passés au micro-onde. Axelle aurait adoré l'aider, mais elle est un véritable danger ambulant pour tout ce qui est manuel. La fois où elle avait voulu monter sur une chaise pour changer l'ampoule de la cuisine, le mois dernier, elle était tombée et s'était coupé la langue. Elle avait passé de longues heures aux urgences, et leur mère lui avait passé un monumental savon. Alors tenir un grand couteau de cuisine... Jamais de la vie !

Le temps du repas en lui-même se déroule de la même manière : Azalée ne peut qu'envier leur complicité et l'amour tangible qui les lie les uns aux autres. Cette ambiance lui ouvre le cœur autant que l'appétit et, elle qui picore en public car elle est complexée par son corps, elle dévore le contenu de son assiette avec enthousiasme et bonne humeur. Jacob éclate de rire en lui assurant qu'aucun d'eux ne va lui voler de nourriture et qu'elle peut aller doucement car si elle en veut davantage, il y en a quantité astronomique ! Pour surenchérir, Niels lui ébouriffe les cheveux en s'exclamant :

— Bah alors, Chouquette !

Azalée et Niels rougissent de concert alors que Caroline et Jacob les observent, attendris. Azalée aime vraiment ce qu'elle ressent quand Niels lui donne cet adorable petit surnom, mais elle a peur de s'habituer et que ce rêve éveillé prenne fin subitement. Et puis, finalement, le soir même, ne retournera-t-elle pas dans son Enfer ? Ne posera-t-elle pas sa tête sur l'oreiller en pleurant pour éteindre les rêves que Niels a ravivés en elle et qui enflamment désormais son esprit torturé ? À quoi bon rêver, sérieusement ‽ Le lendemain matin sera identique à tous les autres ! Ce sera comme si cette soirée n'avait jamais existé !

Et puis elle l'a vu, de ses propres yeux vu ! Anaïs riant aux éclats, tenant amoureusement le poignet de Niels ! Elle n'est rien de plus qu'une amie pour lui, et il donne certainement des surnoms à tout le monde ! Elle, la grosse baleine de service, le boudin, l'empaffée... comment pourrait-elle rivaliser avec la beauté parfaite d'Anaïs ‽

Alors pourquoi ?

Pourquoi ne peut-elle s'empêcher de sentir son corps s'embraser quand leurs bras se frôlent, quand leurs regards se croisent, quand il l'appelle « Chouquette » ou « Aza' » ? Pourquoi ne peut-elle pas imaginer un seul instant être loin de lui alors qu'elle ne sait au final rien de lui ? Pourquoi ne peut-elle pas imaginer qu'il la trahisse, lui mente ou la repousse ?

Son hideux corps à elle, quasi nu, contre son torse parfait, elle ne l'a pas inventé ! Il la berçait contre lui, il lui parlait à l'oreille, il lui caressait les cheveux ! Il faisait tout pour la réconforter ! Et même avant cela, il l'a invitée chez lui, si ça ce n'est pas un signe ! Et surtout, il l'a défendue... d'Anaïs ! Sans la connaître ! Il ignorait jusqu'à son prénom ! Et puis elle venait d'éviter de justesse de lui baisser son short ! Autant dire que les conditions idéales n'étaient pas réunies pour qu'il soit aussi avenant et gentil avec elle !

— Tais-toi et mange ! ronchonne-t-elle en levant les yeux au ciel.

Tout en parlant, elle prend une tomate cerise dans son assiette et la met dans la bouche de Niels, qui est grande ouverte parce qu'il rit aux éclats.

— À vos ordres, son Altesse Chouquette ! la taquine-t-il, l'œil rieur.

Elle lève les yeux au ciel une seconde fois, une moue faussement boudeuse sur le visage, le regard pétillant de bonheur.

Depuis ce matin, elle se retient régulièrement de se toucher le visage, comme s'il ne lui appartenait pas. Elle, elle sourit ‽ elle rit, même ‽ Impossible ! Cela doit bien faire des années qu'elle n'a pas ri, et encore moins souri ! Pas sincèrement en tout cas ! Même avec Axelle ! Et là, Niels entre dans sa vie et PAF le chien ! ou PAF la girafe ! Elle ne sait plus mais elle s'en fout ! Elle ne se reconnaît plus quand elle est avec lui !

— Tu viens Aza' ? Ma chambre est à l'étage ! propose Niels, interrompant le flot incessant de ses pensées.

Elle a fini de manger et a aidé à débarrasser la table telle une automate, sans vraiment s'en rendre compte !

— Je te suis ! répond-elle énergiquement, le sourire, dont elle n'arrive plus à se défaire, toujours aux lèvres.

Elle pose ses mains sur ses joues. Elles sont chaudes : elle en conclut qu'elle rougit, une fois de plus. En temps normal, elle a horreur de ça. Tous, ils se moquent quand son teint blafard vire à l'écarlate. Ils sont ravis de voir que leurs tentatives d'humiliation fonctionnent si bien sur elle. Pas lui. Jamais. Avec lui, cette réaction devient mignonne, et elle se sent aimée. Aimée et jolie.

Dans son corps comme dans son âme, cette agréable sensation de chaleur se répand. Elle se sent bien. Comment pourrait-il en être autrement, avec lui ‽

Son pied bute contre la première marche, plus haute que les autres, du magnifique escalier. Elle pouffe alors qu'elle tombe contre Niels et que, une fois de plus, elle manque de lui descendre son short aux chevilles.

— Dis-le, s'tu veux tant qu'ça m'voir l'zgueg à l'air ! s'exclame Niels en retenant de justesse son short. C'est une habitude, chez toi, d'déshabiller les beaux blonds qu'tu croises, ou c'est juste avec moi ? J'suis flatté, j'te jure, mais attends au moins d'être dans la chambre ! la taquine-t-il en jouant avec sa mèche rebelle, s'amusant à imiter un garçon prétentieux.

Azalée s'esclaffe de plus belle tout en se relevant. Elle rit tellement qu'elle est incapable de parler pour s'excuser. Faussement exaspéré, Niels lui tend la main et elle s'en saisit. Ils repartent d'un pas énergique. Sur le seuil de la chambre de Niels, Azalée marque un arrêt. Pour elle, visiter la chambre d'une personne revient à visiter son âme. Les doigts de Niels se resserrent sur les siens : elle se décide à entrer.

La pièce est désordonnée, mais propre. Sur le bureau, des feuilles volantes froissées et un stylo quatre couleurs solitaire, comme dans le sac de Niel. Quelques livres, en excellent état, remplis de post-it de couleurs diverses, siègent fièrement au bord, contredisant l'idée d'un garçon désorganisé qui ne s'intéresse à rien que pourrait donner la vue du reste de la chambre.

Retenant sa respiration, Azalée effleure la pile d'ouvrages du bout des doigts, comme si elle avait peur de leur faire du mal en les touchant. Même ses yeux sourient quand ils se posent sur Wonder et sur La haine qu'on donne. Puis son regard se fige sur les livres de droit et de psychologie qui sont tout au bas de la pile : il ne mentait pas, il veut être avocat. Elle le savait, bien sûr, mais tout le temps, elle a si peur qu'il soit comme les autres, et qu'ainsi il l'abandonne. Avec lui, l'espoir qui commence à poindre au creux de son âme dévorée par le puissant feu de la haine s'envolerait, aussi éphémère qu'un papillon posé sur une fleur.

— Tu connais ? demande Niels dans un souffle, hésitant.

Il craint de rompre ce silence apaisant débordant de tout l'amour, la tolérance et le partage dont l'humanité est parfois capable. Il entend encore résonner au fond de lui l'éclat de rire d'Azalée, alors que les escaliers, eux, lui semblent à des années-lumière. Il donnerait tout ce qu'il a pour que ce son se prolonge éternellement. Il est ancré en lui et à ses yeux, ce ne peut être autre chose qu'une bénédiction. Même quand elle est heureuse, elle est si triste : il le lit dans l'azur de son regard. Sa tristesse le touche, et il voudrait l'éradiquer autant qu'il voudrait l'avaler en lui pour toujours. C'est fou comme quelque chose de terrible peut-être magnifique à la fois. La tristesse au fond d'elle est ce qui fait d'Azalée... Azalée ! L'aurait-il aimée au premier regard, s'il n'avait pas été happé par sa tristesse ? Si elle n'était pas si triste, elle serait peut-être comme sa pute de frangine !

Mais ses sourires et ses rires l'illuminent plus qu'un phare dans la nuit, et il rêverait que cette lueur ne s'éteigne jamais. Elle chancelle parfois à cause de la tristesse, et c'est aussi splendide que le soleil embrassant la nuit. Il voudrait à la fois la renforcer et la tuer.

Et soudain, il sait.

Il sait.

Il sait ce qu'il veut pour elle.

Il ne peut pas défaire son passé, et la tristesse qui le peuple y est très bien logée. Quant à son futur, il ne veut y voir que du bonheur !

— Tu es vraiment une bonne personne. Tu as horreur de l'injustice, constate-t-elle en réponse à sa question.

— Donc tu connais. J'm'attendais pas à aut' chose d'ta part. T'es tell'ment... brillante, dit-il en baissant le regard, se triturant les doigts alors qu'il rougit fortement.

— Ouais... l'intello ringarde de service... se lamente-t-elle.

— J'ai dit brillante pa'c'que... Je... Tu... Dans tous les sens du terme ! R'gard'-toi. T'allies parfait'ment beauté pis intelligence... Tu... tu... tu... t'irradies ! Voilà c'est ça, t'irradies !

Elle ricane et lève les yeux au ciel.

— À d'autres ! D'aucuns disent q...

— J'm'en tape le coquillard des aut', esti ! T'es belle et les aut' c'est des raclures d'bidet ! T'es belle et c'est tout et eux y z-y connaissent que tchi !

— Eh, calmos le churros ! s'exclame Azalée avec le sourire.

La vérité, c'est qu'elle sent d'agréables frissons lui parcourir le corps quand Niels lui dit d'aussi belles choses. Des choses qu'elle ne croirait de personne d'autre, pas même d'Axelle ou d'Alizée. Quand se sont elles, son cœur se serre car elle est convaincue de leur sincérité, mais elle est dans l'incapacité de les croire.

— Calmos le churros ? s'amuse Niels. T'sors ça d'où ?

— Excellente question !

— T'viens tu pas t'asseoir ? demande Niels en tapotant le lit, sur lequel il est assis depuis qu'il est entré dans la pièce.

Elle opine et, d'un pas hésitant, s'approche du lit. Lorsqu'elle s'installe, leurs bras se frôlent : elle frissonne tandis que les petits cheveux au niveau de sa nuque se dressent. Le teint écarlate, elle regarde partout, excepté en direction de Niels.

— Tu aimes beaucoup la musique, remarque-t-elle en balayant les murs recouverts de posters du regard. Tu as mis Joe Dassin à côté de Shakira ! s'exclame-t-elle ensuite en riant de bon cœur. Et là, Beethoven à côté de Rammstein ! T'es pas sérieux ‽

— T't'à fait ! Y sont tous talentueux à leur manière et y-z-ont tous leur place sur mes murs !

— D'accord !

— D'accord.

— D'accord.

Le silence s'installe Ils sourient en parfaite synchronie, chacun se révélant être le miroir de l'autre.

— On va continuer comme ça longtemps ? interroge Azalée.

— Ça va durer encore longtemps ? questionne simultanément Niels.

De concert, ils s'esclaffent.

— T'veux faire quoi ? demande Niels en se levant pour se diriger vers sa chaîne-hifi.

La musique, lente, s'élève. Azalée, en rythme, bat ses mains contre ses genoux. Elle réfléchit. Cela fait bien longtemps qu'elle ne s'est pas rendue chez un ami, puisqu'elle n'en a plus. À l'époque, elle n'était qu'une enfant insouciante : ils sautaient sur les lits en riant et faisaient des batailles d'oreillers, ils jouaient aux indiens, à chat, au sol c'est de la lave ! Maintenant, elle est lycéenne... et à part faire ses devoirs seule dans sa chambre, elle ne sait rien faire ! C'est Azora qui passe son temps en sortie avec ses amis !

Son cœur tambourine comme jamais contre sa poitrine, puis, subitement, c'est comme s'il s'arrêtait de battre : elle croirait mourir ! Mais bon sang, comme pouvait-elle bien lui répondre ‽ Aucune BONNE idée n'est fichue de lui traverser l'esprit, à elle, qu'on estime si brillante ! Son œil, oui ! En voilà, un beau tableau ! Au moins, elle saura quoi peindre pour immortaliser l'ignoble gamine sans cervelle qu'elle est, car ce n'est plus de la sottise, à ce niveau-là, elle atteint des sommets !

Niels s'éclaircit la voix en toussotant. Elle s'attend à ce qu'il parle pour briser le silence, mais il n'en fait rien. Il sourit benoîtement en s'asseyant à côté d'elle. Leur bras se frôlent encore et, une fois de plus, Azalée sent des frissons lui parcourir tout le corps et l'écarlate lui monter aux joues. La peau diaphane de Niels, à l'opposé de la sienne, pâlit davantage alors qu'il joue avec ses doigts.

Les minutes passent sans qu'aucun d'eux ne parle : Niels est fasciné par le visage d'Azalée, et Azalée est fascinée par les mains de Niels, puis par ses chaussettes trouées souillées de boue qui lui rappellent les siennes, dissimulées au fond de son sac pour oublier sa pire humiliation de la journée, puis par les murs, puis par le plafond... par tout, excepté par le visage du beau blond !

Finalement, sentant le regard scrutateur de Niels sur elle malgré tous ses efforts, elle décide de fermer les yeux. Elle se concentre sur la musique, avec la volonté de synchroniser le rythme de sa respiration et de son cœur avec celui de la mélodie qui passe. Soudain, le monde disparaît sous ses pieds et elle demeure seule avec elle-même... entièrement seule.

Pour la première fois depuis une éternité, cette solitude n'est pas malédiction, et elle se sent apaisée, allant jusqu'à se laisser entraîner par la musique.

I fear myself

I'm off the deep end, watch as i dive in

I'll never meet the ground

Crash throught the surface, where they can't hurt us

We're far from the shallow now

In the sha-ha, sha-ha-llow

In the sha-ha-sha-la-la-la-llow

In the sha-ha, sha-ha-llow

We're far from the shallow now

Oh ha-ah-ah

Ah, ha-ah-ah, oh, ah

Ha-ah-ah-ah

I'm off the deep end, watch as i dive in

I'll never meet the ground

Crash throught the surface, where they can't hurt us

We're far from the shallow now

In the sha-ha, sha-ha-llow

In the sha-ha-sha-la-la-la-llow

In the sha-ha, sha-ha-llow

We're far from the shallow now

Ce n'est que lorsque l'instrumental s'arrête qu'Azalée rouvre enfin ses yeux embués de larmes : Niels la fixe de son profond regard gris acier avec une stupeur teintée d'émerveillement. Elle revient progressivement à la réalité. Et soudain, absolument terrifiée, elle laisse involontairement ses lèvres former un O de surprise.

Vient-elle de...

« Non, c'est impossible ! »

Et pourtant...

— Aza', tu... je... Woooooooooow !

Elle tente de jouer l'innocence, et échoue lamentablement.

— Oui, Niels ?

— Ta voix...

Elle a la confirmation de ce qu'elle redoutait le plus au monde d'avoir fait sans réfléchir en sa présence : chanter !

— Quoi, ma voix ?

Elle refuse d'abandonner et d'admettre la terrible, l'abjecte vérité.

— Qu'est-c'tu sais don' pas faire, au juste ? Pteh, l'talent !

— Tu charries ! Baratineur, va ! se défend mollement Azalée alors que son visage vire au rubicond.

— Tu m'fous l'seum, 'vec c'que tu m'dis là... T'nies tu don' tout l'bon qu'y a en toi à longueur d'temps ? J'sais pas ou qu't'as appris à chanter mais t'as une p'tain d'voix et j'laiss'rai personne dire l'contraire, pas même toi, esti !

Azalée ne répond rien. Une tempête émotionnelle imprévue ravage le champ de ruines de son cœur atrophié par des débris de haine qui se putréfient au pied des remparts qu'elle a forgés pour se protéger du monde qui l'entoure.

— Ça va les enfants ? demande Caroline en restant sur le seuil de la chambre de Niels, dont Azalée avait laissé la porte ouverte.

Derrière elle, Jacob fait des grimaces : Niels tente de répondre à Caroline, mais il éclate de rire. Azalée se retient et évite de regarder Jacob pour ne pas craquer. Caroline se retourne vivement, prenant Jacob sur le fait.

— 'Teh, espèce de grand benêt, va ! s'exclame-t-elle en tapant l'épaule de son fils.

— Ahah, t'verrais ta tête ! remarque ce dernier, hilare.

— J'avoue qu'c'est tordant, m'man ! ricane Niels.

Caroline lève les yeux au ciel, exaspérée, mais un sourire éclatant aux lèvres.

— C'est ta voix d'ange qu'j'ai entendue, ma tourterelle ? demande-t-elle pour faire diversion, avec succès.

— Ouais m'man elle est p'tain d'bluffante, nan ? J'en r'viens pô !

— C'est un don du ciel, qu't'as là, ma chérie, vraiment.

Depuis l'arrivée de Caroline et de Jacob, qui ont finalement passé le seuil, Azalée n'a plus dit un mot. Elle se sent à la fois exceptionnelle et au comble de la gêne, pour ne pas dire de l'humiliation. Elle se sent nauséeuse, mais cela n'empêche pas des papillons de virevolter joyeusement dans son ventre. Elle a horreur que l'attention soit sur son insignifiante petite personne : quand c'est le cas, c'est pour la frapper, l'insulter et lui offrir la honte de sa vie. Les seuls compliments qu'elle reçoit viennent d'Axelle et d'Alizée, et elle les rejette toujours avec colère et indignation.

Comment ? Comment ils peuvent tous se réunir autour d'elle, là, comme ça, dans la chambre de Niels, et la complimenter de la sorte ‽

— M'man, c'est pas pour dire mais t'es v'nue pour quoi au juste ?

— Hein ? Oh heu... Ah oui j'me rappelle ! Y m'manque plusieurs d'tes chaussettes, j'peux faire aucune paire, qu'est-c'tu fais don' avec, esti ! Et tu d'vrais ouvrir ta f'nêt', ça sent l'fauve dans ton foutoir ! On accueille pas un adorable petit cœur avec un si joli minois dans un tel capharnaüm, t'as vu ça où, fiston ‽

— C'est ça, on lui dira ! Merci m'man... s'exaspère Niels en levant les yeux au ciel et en poussant doucement Caroline et Jacob vers la sortie avant de claquer la porte derrière eux.

Niels renifle l'air puis hausse les épaules.

— Elle a raison sur un truc, ça pue l'f'nnec ! Pourquoi tu m'l'as pas dit ‽ J'vais aérer !

— Je... L'odeur ne me dérange pas... Enfin, je veux dire... Je ne sens rien.

— Ouais, passons ! répond Niels en ouvrant sa fenêtre. Ça t'dit d'aller dans l'salon ? On pourrait r'garder un film ou...

— D'accord.

— D'accord.

— D'accord.

— D'accord.

Niels et Azalée sourient de concert. Il lui offre sa main pour l'aider à se relever et l'attirer hors de la chambre, elle la saisit en le regardant droit dans les yeux, reconnaissante. Elle espère que les yeux sont véritablement les miroirs de l'âme, et qu'il saura y lire tout ce que sa bouche et incapable d'exprimer : cette soirée est purement et simplement parfaite, et elle est comblée ; le simple fait d'être à ses côtés la remplit de bonheur.

— Fais attention à la dernière marche, la prévient Niels, sa main tenant toujours la sienne, alors qu'ils arrivent au bas de l'escalier.

— Évidem... Oh diantre !

— Où t'as-tu la tête ‽ Et diantre, vraiment ‽ s'amuse Niels en empêchant Azalée de tomber. C'est toi qu'aime pas l'escalier ou c'est l'escalier qui t'aime pas ?

— J'en sais que nenni ! Eh oui, diantre, fichtre, morbleu, sacrebleu, palsambleu ! Un peu des deux, si tu veux mon huuuuumble avis ! répond Azalée avec bonne humeur alors qu'ils entrent dans le salon.

Caroline est assisse sur le canapé avec, à côté d'elle, une panière à linge. Elle regarde distraitement la télévision en pliant des vêtements. Jacob, lui, est assis dans le fauteuil. Il lit un livre, totalement indifférent à tout ce qui l'entoure.

— M'man, tu r'gardes quoi ? On peut t'y voir un film avec Aza' ? demande Niels à Caroline.

Elle lève la tête dans sa direction et lui sourit en opinant.

— Bien sûr mes trésors. Le programme télé est juste là, sous la télécommande, tu ne l'as pas rangé et l'a laissé en plan comme d'habitude, mon poussin, indique-t-elle en désignant l'accoudoir du canapé. Tu peux aussi lui montrer les DVD pour la faire choisir comme le gentleman que tu es, mon bébé.

— M'maaaaaaaaan... ronchonne Niels, tout gêné d'être ainsi chouchouté comme un enfant tout juste sorti du berceau et ainsi avisé en matière de galanterie par Caroline devant Azalée alors que son visage vire à l'écarlate.

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