6 Soirée de famille (2ème partie)

18 minutes de lecture

Azalée, les joues roses, sourit timidement à Niels avant de détourner ses yeux azur des siens, gris acier, pour les poser sur la quantité impressionnante de DVD que vient de désigner Caroline. Elle trouve adorable la manière qu'a cette dernière de dire « mes trésors » et « mon bébé », et encore davantage la façon qu'a Niels de ronchonner pour qu'elle ne l'embarrasse pas devant elle. Elle y repère le lien insécable comblé d'amour familial qui les unit, et elle en arrive même à les envier.

Cela fait de nombreuses années qu'elle n'a pas fait de soirée DVD avec un ami et elle ne sait sur quel DVD porter son choix, tant il y en a : SOS fantômes, Le monde de Némo, Grease, Le parrain, Les Bronzés, Le dîner de cons, Psychose, OSS 117, Dirty Dancing, Les griffes de la nuit, Mais où est donc passée la 7ème compagnie ?... Les films à sa disposition sont variés et, à ses yeux, trop de choix tue le choix ! Finalement, avec un petit sourire espiègle, cachant la pochette du film qu'elle a décidé de regarder à Niels, elle se dirige vers Caroline, pour qu'elle se charge de mettre le disque dans le lecteur DVD. Caroline, surprise par son choix, éclate de rire.

— Aza' j'vais chercher l'graillon pour chiller pépouze d'vant la téloche ! s'exclame Niels, faisant sursauter Jacob, le sortant ainsi momentanément de sa lecture.

Les filles, elles, s'affairent en riant sur le lecteur DVD. Quand Niels revient, les bras pleins de friandises et de pop-corn, Jacob est de nouveau fasciné par son livre et Azalée est installée confortablement sur le canapé, duquel Caroline a retiré sa panière à linge pour la placer sur la table à manger, non loin d'elle. Elle a eu le temps de déplier sa planche à repasser, à environ un mettre derrière le canapé, et elle se tient debout, son fer à la main.

Niels s'assoit dans le canapé, au plus près d'Azalée, prend la télécommande sur la table basse devant eux et appuie sur lecture. Les joues d'Azalée rosissent. Elle toussote et se décale délicatement sur la gauche, de façon à ce que leurs corps ne se frôlent plus. Gênée, elle fixe l'écran de télévision pour ne pas regarder Niels, qui a le teint rubicond. Le générique de début commence. Il comprend de quel film il s'agit. Il hausse les sourcils avec perplexité puis explose de rire.

Un crime au Paradis, vraiment ‽

Il détourne son regard de la télévision pour le poser sur Azalée, qui ne quitte pas le film des yeux mais sourit avec espièglerie.

Lui, portant distraitement une poignée de pop-corn à sa bouche, c'est elle, qu'il ne quitte plus des yeux. Avec elle, il va de surprise en surprise, et il aime toujours plus ce qu'il découvre d'elle. Décidément, elle n'est pas n'importe quelle fille, elle a ce je-ne-sais-quoi qui la rend unique à ses yeux. Elle est faite pour lui et le choix même de ce film en est une énième preuve. Mais elle, elle ne semble pas penser comme lui. Ce n'est pas la première fois de la journée qu'elle le repousse. Il est triste. Pour lui-même, un petit peu. Pour elle, totalement. Au fond, il se demande quelles terribles choses elle a vécu pour devenir aussi méfiante, à repousser tous ceux qui tentent de l'approcher. Il pense à son odieuse triplette, Azora, et ses poings se serrent sans qu'il ne s'en rende compte.

Il inspire longuement pour effacer les terribles images des événements de la journée de son esprit. Il recommence à voir le visage d'Azalée, de profil, très clairement. Il adore la petite fossette qu'elle a sur la joue droite. Il a envie de la caresser pour la sentir sous ses doigts. Il n'en fait rien : Azalée semble maintenant apaisée, captivée par le film, et il ne veut pas faire éclater sa bulle de bien-être.

Il pourrait l'admirer ainsi durant des heures. À la vérité, il n'aurait pas assez de mille éternités pour la contempler. Jamais, qu'on lui coupe la langue s'il ment, il n'avait vu une fille aussi magnifique de toute son existence, si bien qu'il en venait souvent à se demander s'il devait revoir ses critères d'exigences à la baisse. Physiquement, il avait rencontré son lot de jolies filles, mais il avait appris à aimer un cœur, pas une poupée de chair, et jamais son palpitant à lui n'avait battu à l'unisson avec un autre... jusqu'à Azalée. Oui, elle le rejette sans arrêt, mais elle le laisse s'approcher encore et encore, et il le sent, il ne se trompe pas, elle est faite pour lui tout comme il est fait pour elle.

En riant à une réplique d'un acteur, Azalée se tourne vers lui pour voir s'il est amusé lui aussi. Il manque d'avaler son pop-corn de travers en réalisant qu'il vient de se faire griller en train de la fixer. Il éclate de rire, pour montrer à Azalée que le film est génial, puis il pose son regard sur l'écran, le teint écarlate. Il attend quelques secondes, luttant contre son irrépressible envie de tourner la tête vers elle. La tentation est trop forte, il cède.

Derrière eux, Caroline, resplendissante, observe son fils : elle ne l'a jamais vu si amoureux, et elle le trouve adorable, à être à la fois doux et maladroit. Elle se dit que, peut-être, l'amour l'adoucira et l'aidera à gérer ses émotions, que, finalement, le récent renvoi de l'établissement qui l'a rendue si furieuse est un mal pour un bien, puisqu'il a conduit à leur déménagement, et donc à Azalée. Elle voit le beau sourire de Niels qui semble indélébile et ses doux yeux gris acier incapables de se poser ailleurs que sur elle. Il est gentil et défend toujours les plus faibles, mais il est plutôt terre à terre et pince-sans-rire, à ne sourire que très rarement. Caroline l'aime tel qu'il est, mais ce changement en lui, comme une goulée d'air frais, la ravit.

Jacob lève le nez de son livre quelques secondes, puis il ricane en se replongeant dans sa lecture : sa mère est plus intéressée par Niels que par le linge qu'elle repasse, et il jurerait que, depuis que Niels et revenu avec boissons, pop-corn et friandises en tous genres, elle en est toujours au même vêtement.

Azalée ne s'est pas sentie aussi bien depuis... depuis... en fait, elle n'en a aucune idée ! Elle est là, devant un film qu'elle adore, à ne penser à rien. Elle est détendue et rien d'autre n'existe que le film. C'est une sensation de bien-être indescriptible. Elle sent la présence de Niels et de sa famille, si rassurante, à ses côtés, et pourtant, ils n'existent pas vraiment. Ce n'est pas la solitude à laquelle elle est abonnée et qu'elle déteste tant. Ce n'est pas une solitude... solitaire...

Elle éclate de rire lorsque le personnage de Lulu achète du tutop 10 avec l'intention d'empoisonner son époux. Radieuse, elle replie ses jambes sous son corps. Niels regarde ses mollets et ses pieds délicats, songeur. Il aime la voir sereine, toute tristesse absente sur ses traits, ses muscles détendus. Il porte distraitement une poignée de pop-corn à ses lèvres, qui tombe davantage sur son tee-shirt et sur le tapis du salon que dans sa bouche.

Attendrie, Caroline sourit alors qu'une fine volute de fumée s'élève devant elle et qu'une légère odeur de brûlé lui fait plisser le nez. Elle ne sort pas immédiatement de sa contemplation, tout à ses pensées.

— B'Diou d'marde ! jure-t-elle dans un murmure en retirant son fer à repasser de son chemisier neuf maintenant irrécupérable, manquant de se brûler au passage.

Cette fois, c'est à gorge déployée que Jacob rit, hilare en observant sa mère. Toutes les fois qu'il s'était détourné de sa lecture pour la regarder, elle était bien plus captivée par Niels que par sa planche à repasser.

Cela le fait sourire et lui rappelle la fois où elle l'avait presque jeté dans les bras de la ravissante Héloïse. Mais lui, il était aussi crédible dans le rôle de son charmeur de grand frère qu'une none en star du X, et ce moment avait été catastrophique. Catastrophique et humiliant. Mais au final, quelques jours plus tard, Héloïse était revenue vers lui : il avait vécu son tout premier baiser et sa première histoire d'amour.

Pas une seule seconde il n'en avait voulu à Caroline. Elle agissait toujours avec son cœur plus qu'avec sa tête, et systématiquement pour le bien de ses enfants. Et puis, c'était lui qui avait décidé de l'écouter et d'aller vers Héloïse. Elle avait trouvé sa timidité adorable, et c'est grâce à ce moment qu'il avait cru mortellement honteux sur le coup qu'ils avaient fini en couple. Il confierait sa vie à sa mère car malgré ses défauts, elle était toujours présente pour les épauler, pour les aimer... pour tout ! C'est grâce à elle qu'ils avancent tous si bien sur leurs chemins vers la vie adulte !

Il se lève de son fauteuil, le sourire jusqu'aux oreilles, et retire le fer à repasser des mains de sa mère, qui vient de se brûler la main gauche en essayant de rattraper sa maladresse.

— Ça va t'y ? demande-t-il en lui prenant la main pour examiner sa brûlure. Viens, on va passer ça sous l'eau froide, souffle-t-il, soucieux malgré le fou rire qui le guette. Toi, j'te jure, t'es pas possible !

Niels, quant à lui, n'a rien remarqué de la scène qui vient de se jouer tout près de lui : il est bien trop accaparé par la contemplation du chef-d'œuvre qu'est le visage d'Azalée, laquelle est toujours profondément plongée dans le film.

Sans quitter l'écran des yeux, Azalée cherche le pop-corn à tâtons, quelques part entre elle et Niels. Sa main trouve celle du jeune homme. Elle sourit, alors qu'elle trouve enfin le pop-corn. Niels étend son bras sur le dossier du canapé, derrière la tête d'Azalée. Il a des fourmis à l'endroit où elle l'a touché par inadvertance, et il ne sait pas comment réagir. Dans le vide, sans la toucher, il fait le geste inconscient de lui caresser les cheveux. Il les trouve si beaux et, il n'en doute pas un seul instant, aussi doux que la personne à qui ils appartiennent.

Les mains d'Azalée tâtonnent à nouveau entre eux à la recherche du pop-corn. Secourable, Niels, à qui son geste n'a pas échappé, réduit encore davantage l'espace qui les sépare puis guide la main d'Azalée jusqu'au pop-corn sans la quitter des yeux. Il la voit rougir, même si elle ne se détourne pas de l'écran, et cela le ravit de bonheur : elle ne lui est pas indifférente ! Il a des papillons dans le ventre alors qu'il sent ses joues chauffer, signe qu'il rougit lui aussi.

Lorsque Caroline et Jacob reviennent, Niels tente de passer son bras autour d'Azalée. À plusieurs reprises, il se ravise, puis, après une profonde inspiration pour se donner du courage, il ose.

Le corps d'Azalée se tend. Aucun d'eux n'ose plus respirer. Les secondes passent. Elle ne le repousse pas. Caroline sourit béatement, triomphante, alors que Niels, qui croyait mourir d'angoisse, laisse son corps se relâcher de soulagement. Azalée s'est faite à son bras autour d'elle, et ses muscles se sont détendus. Jacob lève les yeux au ciel, à la fois ravi et exaspéré.

Lorsque le film se termine, Niels et Azalée, en miroir, bâillent longuement et s'étirent. Azalée, souriante, se lève. Elle époussette la sublime robe de Caroline : des grains de pop-corn tombent sur le tapis. Dans un murmure, rougissant fortement, elle jure. Elle s'apprête à se baisser pour nettoyer : sans réfléchir, il la retient par les hanches. Elle perd l'équilibre et tombe en arrière, sur les genoux de Niels, qui ne s'est pas encore levé du canapé. Riant sous cape, Caroline se dit qu'ils feraient d'adorables petites tomates pour un spectacle de maternelle, tant leurs visages s'empourprent. Azalée, très brièvement, est troublée au point de ne plus pouvoir bouger. C'est si furtif que ç'en est presque imperceptible : elle saute vivement sur ses pieds en lui lançant un regard d'excuse.

L'horloge, au-dessus de la télévision, sonne vingt-trois heures. Elle sursaute. Les battements de son cœur s'accélèrent, tellement que c'en est douloureux. Elle sent ses tempes palpiter. Ses pensées s'entrechoquent dans un marasme chaotique d'angoisses : il est vingt-trois heures, il avait son bras autour d'elle, il est vingt-trois heures, elle est tombée sur ses genoux et il est vingt-trois heures sont ses principales préoccupations.

Elle regarde sa propre montre, à son poignet droit, pour se convaincre que l'horloge murale profère des mensonges. Elle fait la moue en constatant la réalité de la chose.

— Plus de bus à cette heure... marmonne-t-elle. Niels, Jacob, Caroline, merci énormément pour votre hospitalité, j'ai passé une excellente soirée ! On se voit demain, je vais rentrer faire mes devoirs. Puis-je aller me... heu... rafraîchir dans votre salle de bain ? Encore merci pour la robe et les talons, je vais aller remettre mes chaussures et m...

— Azalée, ma tourterelle, sois pas ridicule, nous allons t'ram'ner : j'serais pas s'reine d'te savoir seule dehors à une heure aussi tardive. Et t'vas pas pouvoir r'mett' tes sous-vêtements c'soir, j'les ai mis à laver et tes chaussures aussi. J't'les apport'rai au lycée demain matin. Niels, t'es tu prêt à la raccompagner ? Jacob, quand j'reviens tu dors paisiblement et tes d'voirs sont faits, en évidence sur la table d'la cuisine, poussin.

Azalée opine, cherchant à se rappeler où elle a posé son cartable en arrivant. Elle se souvient que Niels était parti chercher sa farde dans le vestibule. Sur la table basse, sous les télécommandes, elle s'empare de ses dessins éparpillés et les range méticuleusement dans sa pochette à dessins, puis elle part récupérer son sac. Niels et Caroline lui emboîtent le pas.

Sans ses vêtements, son sac lui semble beaucoup moins rempli, tout à coup. Elle ouvre la petite poche avant et en sort son téléphone portable. Son regard se pose sur l'écran : elle écarquille les yeux. Trente-huit SMS non lus et vingt-sept appels en absence. Tous de sa mère.

Elle soupire tristement en remettant son mobile dans la poche de son cartable : qu'elle les lise maintenant où dans la voiture, elle sait qu'elle va se faire incendier à son retour et que tous les messages qu'elle lui a envoyés et laissés sur sa messagerie ne sont pas seulement odieux mais aussi cruels.

Intérieurement, elle prie les saints que son trouble ne se lise pas sur son visage. Cette soirée de famille était une pure merveille, et elle refuse catégoriquement de mettre une ombre au tableau à cause de ses relations conflictuelles complexes avec sa mère. Elle n'aurait pas pu rêver plus belle soirée et elle veut garder ce souvenir intact et le chérir.

Caroline et Niels attendent en silence qu'elle remette les talons à ses pieds nus. Caroline, avec un sourire, ouvre la porte en s'exclamant :

— Allez la compagnie !

Le vent glacial s'engouffre dans le vestibule : Azalée, dont les bras nus se recouvrent de chair de poule, frisonne.

— T'es en short et tee-shirt toute l'année ? demande-t-elle à Niels, intriguée, en se redressant.

Niels hausse les épaules et la saisit, maladroitement, par le coude pour la faire passer devant lui.

— Mon gilet d't'à l'heure t'suffira ou j'te prends aut' chose ?

— Ç... ça ira ! affirme-t-elle en claquant des dents toutefois, ses mains frottant ses bras pour les réchauffer.

— Espèce de gros bœuf ! lui hurle Caroline depuis la voiture. T'as jamais fini d'jabler c'te foutue porte pour la fermer, b'Diou d'marde !

C'est plus fort qu'elle, Azalée éclate de rire alors que Niels lève les yeux au ciel, puis rouvre légèrement la porte pour la refermer avec une lenteur exagérée.

Azalée, qui n'a pas l'habitude de porter des talons, à l'inverse d'Azora, avance lentement jusqu'à la portière arrière de la vieille Toyota rouge délavé. Elle tente de l'ouvrir. Elle lui résiste. Elle insiste en pestant intérieurement. Elle lui cède soudainement, manquant de la faire tomber en arrière.

À nouveau, sans réfléchir, Niels pose ses mains sur les hanches d'Azalée pour la retenir. Ils s'empourprent tous les deux de gêne et de plaisir mêlés. Souriante, n'osant pas le regarder dans les yeux, Azalée soulève sa robe pour entrer dans l'habitable. Il ferme la portière derrière elle et contourne le véhicule. Cette fois, quand il s'installe à côté d'elle, il remarque qu'elle n'a pas retiré les talons qui lui a prêtés sa mère. Il sourit lui aussi.

Quelques secondes, le silence est édifiant. Caroline allume l'autoradio et commence à fredonner. Elle ne démarre pas immédiatement, attendant quelques minutes que le chauffage les réchauffe quelque peu.

Azalée est à la fois furieuse contre elle-même et heureuse que l'obscurité la protège des regards de Niels et de Caroline : des larmes incontrôlables ruissellent le long de ses joues et elle tremble comme une feuille. Niels prend doucement son gilet.

— Va don' pas attraper froid, j'm'en voudrais à mort, Chouquette... lui souffle-t-il à l'oreille en dépliant le gilet.

Il lui prend la main, gelée, et la fait glisser dans la manche. Elle est traversée par une immense tristesse et par un intense ravissement, qui se transforme presque instantanément en désir. Elle a des papillons dans le ventre, et ce n'est plus ni de froid ni de frustration qu'elle frissonne, mais de plaisir en sentant sa peau contre la sienne, son odeur sur son gilet, son... Ce qu'elle désire, c'est de ne pas rentrer chez elle, de rester chez lui, avec sa mère et son frère absolument géniaux, à ne penser à rien de néfaste, à ne pas avoir peur de l'humiliation ou de la douleur, à ne pas fuir qui elle est dans l'espoir d'avoir un peu la paix.

Avec une habileté et une douceur dont elle ne l'aurait pas pensé capable, il réussit à lui enfiler entièrement le gilet. Espiègle, il lui rabat la capuche sur la tête et lui fait une pichenette sur le nez.

— Wesh wesh canne à pêche, Azalée la racaille Chouquette de la tess !

À travers ses larmes, Azalée éclate de rire. Elle ne reconnaît pas le son cristallin et léger qui sort de sa bouche. Aujourd'hui, elle a ri plus de fois que durant ces cinq dernières années, et elle doit encore s'acclimater au bonheur qui la gagne parfois sans crier gare.

Enfin, Caroline démarre. Avec la nuit tombée et le fait qu'elle ne connaît pas la route qui mène au domicile familial d'Azalée, elle roule très lentement. Azalée, qui tente de la guider, a du mal à garder son sérieux : elle ne cesse de sentir le souffle de Niels contre son oreille et sa nuque. Il n'arrête pas de lui dire des absurdités pour la déconcentrer.

Il est minuit moins dix lorsque les roues de la vielle Toyota rouge délavé de Caroline crissent sur le gravier de l'allée de la famille Fontaine. L'éclairage, à détecteurs de mouvements, illumine l'allée. Azalée embrasse Niels, puis Caroline, en les remerciant chaleureusement. Elle sort de la voiture, fait quelques pas... et rebrousse chemin. Avec un sourire, elle rouvre la portière passager, retire le gilet de Niels et le lui rend.

Avant qu'il ne puisse répliquer et lui ordonner de le garder, elle claque la portière et fait un grand salut de la main, puis avance jusqu'à la porte d'entrée, sur le perron. Lentement, elle sort ses clefs, résistant à la tentation de se retourner : elle sent le poids des regards de Niels et de sa mère peser sur sa nuque, et elle espère qu'ils vont enfin se décider à redémarrer. Elle craint que sa mère, ou pire, Azalée, ne soit réveillée par la lumière et par les bruits et qu'elle doive faire des présentations gênantes en pleine nuit.

Elle soupire de soulagement lorsque les roues du véhicule crissent à nouveau sur le gravier puis, plus brièvement, sur l'asphalte. Enfin, réprimant un frisson de froid, elle tente d'entrer sa clef dans la serrure.

— Qu'est-ce que...

Elle réessaye. Une fois... Deux fois... Trois fois...

— Palsambleu, c'est pas vrai... Elle a pas osé faire ça ‽ s'affole-t-elle en se passant la main gauche dans les cheveux.

D'abord incrédule, elle n'ose pas paniquer immédiatement : sa mère ne ferait jamais ça... si ? Si, bien sûr, qu'elle le ferait ! L'angoisse la gagne. Pour tenter de se maîtriser, elle s'arrache les petits cheveux, à la naissance de la nuque, et commence à faire les cent pas en se rongeant les ongles de sa main libre.

Non. Elle ne peut pas y croire. Sa mère irait si loin ? Vraiment ? Elle réessaye d'ouvrir. Rien à faire. Pour la punir, elle a laissé sa clef dans la serrure, de l'autre côté de la porte, pour s'assurer qu'elle ne puisse pas ouvrir.

Peut-être veut-elle juste l'effrayer et a-t-elle laissé une fenêtre ou une autre porte ouverte ? Azalée fait précautionneusement le tour de la maison, transie de froid et en larmes. Non. Définitivement, elle est prisonnière... à l'extérieur. Elle rit et pleure à la fois : quelle ironie ! Il n'y a bien qu'elle pour être prisonnière en extérieur, diantre !

De longues minutes, en se rongeant les ongles, elle hésite, debout devant la porte d'entrée : doit-elle faire du bruit en tambourinant à la porte et en criant ? doit-elle forcer avec sa clef au risque de casser celle de sa mère ?

Finalement, elle sort son téléphone de son cartable et, tremblant comme une feuille, envoie difficilement un SMS à Axelle. Cette dernière répond presque immédiatement avec des smileys tristes : leur mère, sous l'idée d'Azora, l'a enfermée dans sa chambre pour qu'elle ne puisse pas la faire entrer. Dévastée, Azalée lui répond de ne pas s'en faire.

Niels et sa mère sont encore là, je vais remonter dans leur voiture et dormir chez eux. À demain au lycée !

Pour préserver sa petite sœur d'une nuit blanche à se ronger les sangs pour elle, elle ment effrontément. Puis elle se laisse glisser contre la porte, jusqu'à se retrouver assise, genoux contre torse. Longtemps, elle laisse libre cours à ses larmes. Puis, encore parfois secouée de sanglots, elle s'allonge sur la surface de pierre glacée, se disant qu'elle n'a rien d'autre à faire que dormir, de toute façon. En elle, le son de ses dents claquant les unes contre les autres se répercute contre les parois de son âme vide, l'empêchant de trouver le sommeil : elle le sent, elle n'est plus qu'un corps, et rien d'autre. Mais a-t-elle déjà été plus ?

Elle se redresse, décidée à se raccrocher à une quelconque normalité. Elle bouge de manière à éclairer l'allée puis sort ses affaires de son cartable : elle était si bien chez les Laforêt qu'elle n'a pas ouvert un seul cahier. Elle prend toujours de l'avance dans ses exercices, mais elle veut la conserver, alors peu lui importe si elle a déjà tout fait pour le lendemain !

À cause du vent glacial qui la fait frémir de toutes parts, son écriture est tremblotante : elle soupire mais n'abandonne pas. Avec un peu de chance, le froid gèlera son cœur avant qu'elle ne parvienne à l'apogée de son immense souffrance. Elle a beau connaître le pouvoir de manipulation d'Azora sur leur mère, elle se sent trahie, abandonnée et rejetée.

Elle, tout ce qu'elle voulait, c'était une soirée, une seule petite soirée, dans la bienveillance, le partage et la joie. Oh, elle l'a eue, sa fichue soirée, mais à quel prix ‽ Fichtre ! À quel prix ‽ Au prix de sa vie, sans doute ! Mais il n'y a pas de quoi en faire une montagne, n'est-ce pas ? car après tout, sa misérable petite existence ne vaut rien. Non, rien, messieurs-dames, pas un kopeck !

Sous l'éclairage du perron, l'encre de son stylo-plume luit sur le papier. Elle ferme les yeux, imaginant la pointe se plantant dans sa nuque et son sang bleui par l'encre, ou l'encre rougie par son sang, elle ne sait pas trop. Sa main serre bien trop fort son stylo-plume : ses jointures blanchissent. Elle prend une grande inspiration et se force à le ranger dans sa trousse.

Par inadvertance, elle se pique le doigt avec son compas. Malgré elle, elle se retrouve hypnotisée par la goutte de sang qui perle sur sa peau. Les sourcils froncés, luttant contre ses démons, elle porte son doigt à ses lèvres et suce le sang dans un petit bruit de succion.

Cela faisait une éternité qu'elle avait fini par préférer ses ciseaux à son compas, mais faute de grives, on mange des merles, paraît-il...

Plusieurs fois, sa main hésite à prendre le chemin de sa trousse, puis, lorsqu'elle y parvient, elle caresse lentement, presque sensuellement, la pointe du compas.

Azalée est en larmes : sans Axelle, sans Niels, sans aucun espoir auquel se raccrocher, comment peut-elle rejeter ses pulsions sur le tas de déjections qu'a laissé son passé tourmenté derrière elle ?

Elle sait qu'elle ne veut pas.

Elle sait qu'elle veut, aussi.

Et c'est ce qui la fait pleurer et lui donne la nausée.

Elle hait ce qu'elle veut et elle veut ce qu'elle hait.

Elle se répugne.

Elle est si faible.

Si bête.

Si inutile.

Si laide.

Comment pourrait-elle en vouloir à la terre entière de la haïr, alors qu'elle est le porte-étendard de cette haine ?

Elle a besoin de se laisser porter par le courant. D'être comme les autres. De se voir comme ils la voient.

Oui, c'est ça.

Répugnante.

Faible.

Bête.

Inutile.

Laide.

La pointe du compas déchire sa peau. Elle sourit à travers ses larmes.

Elle a ce qu'elle mérite.

Uniquement ce qu'elle mérite.

Elle souffre.

Son sang coule, c'est parfait. Elle appuie plus fort.

Elle mérite bien plus. La mort est si généreuse de l'épargner de la sorte.

Sa douleur est son salut.

Piqûre de rappel : elle est en vie.

Le ciel soit loué.

L'Enfer est rouge feu.

Le Paradis est rouge sang...

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