Passation de pouvoir

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A. se permit encore quelques frasques avant d'être complètement expulsé du collège. Ce fut rapide, mais durant toute la semaine qu'il passa dans l'établissement, on ne revit pas Mme D. ; elle était malade. Si violents que ces étalages de force pussent paraître, ils ne duraient en général pas bien longtemps : un fauteur de trouble trop visible finit toujours par être puni. Ce n'est pas le cas de ceux qui savent se cacher. La place du tyran ne devait pas rester vacante longtemps : ce genre de meute appelle un chef. Celle qui prendrait sa place serait néanmoins plus discrète, et donc, plus dangereuse.

C. régna en maître sur la 4e E l'année durant, et elle prit un interêt particulier à ma personne. À part certains camarades, qui n'en avaient que faire ou qui préféraient ne pas se mouiller, personne ne s'en rendit vraiment compte ; j'étais seule. Lorsque j'en viens à parler de cette période de ma vie, je dis en général que cette année là, j'ai connu trois types de harcèlement, et je les classe selon un ordre précis : le harcèlement physique, se traduisant par des coups, des crachats – nous en avons déjà parlé ; le harcèlement sexuel, qu'il n'est pas la peine de présenter, et le harcèlement moral. Si j'ai fini par porter plainte pour le deuxième, dans des circonstances que je décrirai peut être plus loin, c'est le troisième qui me laissa le plus de marques. J'en porte encore certaines aujourd'hui. Bien sûr, je ne parle que de mon expérience : d'autres que moi auraient peut être été plus sensibles à l'un des deux autres types de harcèlement. Si le harcèlement moral n'a, d'extérieur, l'air de rien, il est en fait particulièrement dangereux car difficile à déceler : il ne laisse aucune trace physique, ce qui est tout à fait pratique, et la victime, mortifiée, ne trouve souvent pas la force de parler. Et pour dire quoi d'ailleurs ? C. m'a traitée de « ... » ou de « ... » ? C. m'a menacée de mort ? Enfin mon enfant, C. a quinze ans, elle n'a pas pu être sérieuse. C. a dit que si je levais la main elle me briserait le bras ? Tu as toujours ton bras n'est-ce pas ? Alors va. Et ne t'en fais pas, elle ne pense pas ce qu'elle dit. Voilà comment, dans mon esprit, se déroulaient ces amorces d'aveu. Alors bien sûr, comme tant d'autres avant moi, et d'autres encore après, je me suis tue. Et, quelques fois, entre mes silences, je repensais aux glorieux faits d'armes dont la cour de mon école primaire avait été le théâtre. J'en pleurais : tout cela paraissait si lointain, presque effacé ; peut être même que c'était arrivé dans une autre vie, ou à quelqu'un d'autre. La petite fille téméraire que j'avais été n'existait plus.


C. impressionnait tout le monde avec ses histoires. Dès le début, elle prit grand soin d'installer son personnage : elle, il ne fallait pas la chercher. Elle nous racontait comment, quand elle n'avait encore que douze ans, elle cognait des vieilles dames pour leur piquer leur sac. Elle nous racontait aussi que son cousin avait déjà tué quelqu'un, et que des fois il venait la chercher à la sortie des cours comme il était enfin sorti de prison. Ou qu'elle même s'était déjà battue, avec des types de la cité qui lui faisaient des ennuis. Quand je souriais gentiment à ce qu'elle me racontait, ne sachant que répondre, elle avançait son poing vers moi, faisant mine de me frapper. Je reculais, et elle rigolait. Elle disait qu'elle ne ferait qu'une bouchée d'une fille comme moi. Je me disais à moi même que c'était sûrement vrai. Lorsqu'elle parlait, il fallait l'écouter, au risque de se prendre un coup. Elle savait pertinemment que les personnes à qui elle s'en prenait ne répliqueraient jamais : elle choisissait ses victimes avec soin. Au début, il fallait juste se tenir à carreau : il fût très vite compris, par exemple, qu'il était nécessaire d'acquiescer quand elle nous prenait à parti, se moquant de telle ou telle personne. Je le faisais quand elle humiliait les autres, et les autres acquiesçaient aussi en rigolant quand mon tour venait. La victime du jour se contentait de baisser la tête en attendant la fin de l'orage. Je ne pouvais pas en vouloir aux autres de participer à ces lynchages collectifs : je savais très bien quelles étaient leurs raisons de le faire puisque c'étaient les mêmes que les miennes ; nous avions peur, tout simplement. Ils furent cependant tous soulagés quand elle dirigeât son attention plus précisément sur moi, et n'essayèrent pas de m'aider, bien au contraire. Trop heureux d'échapper au supplice, ils firent preuve de beaucoup d'application dans leur détestation de ma personne.

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