La boule

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Certains jours je n'ai goût à rien. Je me traîne, j'erre tel un fantôme parmi les objets qui peuplent mon appartement. Je ne m'appartiens plus : la boule reprend le contrôle. Je ne saurais dire à la faveur de quelles augures elle s'invite, ni à quel rythme. Un coup de blues, une mauvaise nuit, un souvenir qui flotte imperceptiblement à la surface de mon esprit. Je m'arrête un instant, avec la sensation diffuse que quelque chose ne va pas, j'ai la nausée, et elle est là, à sa place, comme si elle ne m'avait jamais quittée. Je remarque que plus elle se fait rare, moins je la supporte. Elle me prend en otage, creuse une large tranchée du milieu de ma cage thoracique jusqu'au bas de mon ventre, et de là crache son venin qui s'insinue, brûlant, dans chaque parcelle de mon être. Je voudrais vomir, crier, pleurer, frapper, ouvrir ma poitrine et l'arracher de mon sein, pour pouvoir recommencer à respirer, juste quelques minutes de plus. Le prix d'un sursis. La plupart du temps, elle n'est pas là. Ça fait un moment déjà que je l'ai chassée du quotidien, la boule. J'ai l'impression que cela rend ses retours plus difficiles encore à supporter. Dès que je la sens, une vague de haine s'empare de ma mâchoire, ma respiration se fait rare, mon ventre hurle. Dans ces moments-là, je me demande comment j'ai pu supporter de vivre ainsi pendant des années, avec le ventre qui hurle comme ça. Au bout d'un moment, on se prend à croire que c'est ça la vie, une envie constante de se répandre sur le sol, de se désarticuler, pour faire cesser la douleur nichée au creux de soi. Quand on n'a jamais vu que l'intérieur de ses propres pompes, comment se douter qu'il y a une vie au-delà de la nausée ? J'avais fini par m'habituer à la tyrannie de la boule, à sa façon de se nourrir de mon énergie, de m'étouffer dans mes poumons, de résonner derrière mes yeux pour me faire voir le monde comme elle l'entend. Quand il ne fut plus possible d'exister sous cette forme presqu'humaine, j'entrepris de faire en sorte de changer la situation. La boule m'avait épuisée physiquement, mais j'avais eu le temps de retrouver mes esprits. Je ne savais pas comment m'y prendre, ni combien de jours, de mois, d'années seraient nécessaires. Ça prend du temps, de ressusciter. Il faut dire que je m'étais jusque là entêtée à garder ma boule bien au chaud. Elle était si familière cette douleur que j'avais portée en moi, presque comme un enfant, elle me faisait chaud au cœur. Elle me permettait d'exister en demi-teinte, protégée derrière cette tristesse que personne ne semblait s'expliquer. Pour me sauver de cette année de 4e, j'avais payé le prix fort, sacrifié les années à suivre. Aujourd'hui, toute ingrate que je suis, je voudrais la cracher ma bienfaitrice devenue bourreau, la laisser s'étaler mollement sur le sol et tourner les talons. Mais on ne se défait pas de ses souvenirs si facilement n'est-ce pas ?


La 3e arrive sans que se fasse sentir le soulagement que j'avais espéré. J'ai changé de classe, mes bourreaux sont partis, disparus, la vie pourrait recommencer. Devrait recommencer. À la place, elle s'est figée dans une angoisse sourde et constante, qu'on ne remarque pas si l'on ne tend pas l'oreille, mais qu'il est impossible de contourner une fois ramenée aux portes de la conscience. Le malaise s'est emparé, semble-t-il, définitivement de mon corps adolescent : j'ai hérité d'un nouveau bourreau – moi-même. À la maison je suis désagréable, je ne ris plus, ne parle plus. Je passe mon temps à traîner mon existence de pièce en pièce, cherchant désespérément un cocon où il serait agréable de nicher la plaie béante qui me sert d'enveloppe. Mes muscles douloureux, mon crâne bourdonnant, ne parviennent à trouver refuge que dans le bureau de ma mère, une pièce étroite à l'étage, sombre, encombrée, où je ne risque pas d'être dérangée. La boule prend tant de place à l'intérieur qu'il m'est impossible d'accepter toute autre présence autour de ma personne. Les autres ne font que m'aplatir plus encore, ils piétinent, sans s'en rendre compte, mon espace vital à se tenir ainsi près de moi. Il n'y a que la solitude qui peut m'apaiser. J'ai sans cesse l'impression de m'étouffer ; d'avoir trop dû ravaler ma fierté, elle est certainement restée coincée quelque part dans ma gorge, à nourrir la boule, petit à petit.


Cette année-là, je traine ma douleur sans vraiment savoir d'où elle vient. Parfois j'essaye de faire comme si elle n'existait pas, je joue une comédie macabre qui, je le vois, met tout le monde mal à l'aise. L'ombre implacable s'étend sur mon corps filiforme, chassant le plaisir chaque seconde un peu plus. La plupart du temps je ne me bats plus, j'abandonne, j'accueille la nuit, elle s'imposera de toute façon. On me dit que je verrais bien en grandissant, c'est un mauvais moment à passer, une « phase » qu'ils disent. Ils disent aussi que j'ai le temps, on me parle de ma vie future sans rien connaître de mes tourments. À quoi sert-il, ce fameux temps dont on m'a généreusement affligée, à quoi sert-il sans l'envie, sans l'énergie ? À quoi sert le temps dépourvu de rage, dépourvu de vie ? Il coule, suivant le lit de mon existence qui ressemble maintenant comme deux gouttes d'eau à ma souffrance, sourde et encombrante. Sans personne pour y faire de vagues, il coule, inlassablement. Il s'enfuit sans en avoir l'air, sans que je tende la main pour le rattraper – je n'en ai pas envie. J'ai quatorze ans, et le temps se moque de moi, il gagne déjà la course. Il faudrait pouvoir le perturber, le mettre à l'épreuve, mes bras sont lourds, je ne veux pas bouger. Qu'y a-t-il de plus imperturbable que les secondes qui s'égrainent ? Il faudrait déployer une force considérable pour les surprendre dans leur course. Je ne sais pas si j'ai siphonné ou égaré la mienne, mais elle ne m'a pas fait signe depuis un moment. Je traverse la vie, et la vie me traverse, je n'ai plus de substance, si je n'étais pas si lourde de chagrin, je flotterais dans les airs. Je voudrais que ça s'arrête. Je voudrais frapper ma tête si fort contre un mur que ça s'arrêterait d'un coup. Je n'en fais rien. Je tente des méthodes plus douces, j'essaye d'écrire. Je ne veux parler à personne d'autre qu'à moi-même. Je commence, j'abandonne, à chaque fois le même refrain, que je retrouve à la virgule près, malgré tous mes espoirs. Je ne dirais pas efforts, car à ce moment-là je ne peux plus me permettre que d'espérer. Ça a peut être l'air ridicule comme ça, immobile, inutile même, mais l'espoir, dans son inertie, reste une force : tel une muraille, un bouclier, il protège de certains coups, il nous donne la force de reprendre une respiration, une dernière, peut-être celle qui sauvera qui sait. Derrière lui et tant qu'il subsiste, je peux rassembler mes forces – je veux dire quand je saurais où elles sont parties. Je tâtonne, j'essaye encore, repoussant l'ennemi en lui opposant cette force tranquille, ce mur d'espoir qui n'a pas encore perdu toute sa superbe. Je ne sais pas combien de temps tout ça peut durer.

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