Le premier jour

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Très rapidement, le ton fut donné : dans cette classe de 4èmeE, mieux valait se faire discret. Notre professeure d'histoire-géographie fut une des premières victimes de la violence contenue entre les quatre murs de chacune de nos salles de classe. Elle eut le malheur d'adresser, dès le premier jour, une question à l'un des élèves que personne n'osait regarder dans les yeux : elle ne faisait là que son métier mais, manquant d'autorité, elle ne tarda pas à se faire complètement écraser ; A. planta son regard dans le sien, en signe de défi, les jambes largement écartées sous la table, une casquette vissée sur la tête, et demeura silencieux. Devant cette provocation elle insista : il lui fallait une réponse. A. ne bronchait toujours pas, et Mme D. commençait à perdre patience : ce combat allait définir tous les suivants, et, lorsqu'on enseigne en ZEP, il est vital –le mot est pesé– de pouvoir se faire respecter. Elle se leva et, se saisissant de la casquette de l'insolent, posa la question encore une fois. A. se leva à son tour – ou plutôt se déplia ; il faisait presque deux fois sa taille. Je crois bien, alors que A. s'étalait paisiblement, conscient de sa supériorité, que j'ai vu Mme D. rétrécir. Il lui saisit le poignet, toujours sans un mot. Dans la classe, personne ne bronchait. Je savais bien qu'il était plus prudent de détourner les yeux, ces accès de violence étant imprévisibles, ils pouvaient changer de cible à tout moment, et mieux valait ne pas se trouver directement dans le viseur, mais il m'était impossible de ne pas contempler la scène. À la grimace qui se dessinait sur le visage de Mme D., qu'elle essayait pourtant de garder menaçant, je compris qu'il lui tordait la main. Les traces rouges que je pus observer sur son poignet quand il la lâcha enfin confirmèrent malheureusement ces soupçons. Il reprit sa casquette, lâcha Mme D. sans la quitter des yeux, et se rassit calmement. Réalisant qu'elle ne pouvait pas lutter, elle retourna à son bureau, et, essayant de garder la tête haute, se saisit d'un bloc de feuillets, dont on connaissait tous la fonction : les mots d'exclusion.

Jusqu'à présent d'un calme olympien, ce qui d'ailleurs donnait plus de poids encore à chacun de ses gestes, A. explosa ; il ne pouvait pas se permettre d'être expulsé le jour de la rentrée. C'était la première fois que j'entendais le son de sa voix : des insultes qui m'était à ce jour encore inconnues passèrent ses lèvres, à l'adresse de l'infortunée Mme D., dont on pouvait presque entendre les battements de cœur tant ce dernier essayait de s'échapper de sa poitrine. Elle tentait de garder une contenance, obstinément penchée sur sa feuille, mais A. s'était levé, elle ne pouvait pas l'ignorer après l'éclat du son de la chaise qu'il avait, dans son élan, envoyée en arrière et, planté devant elle, il abattit son poing sur le bureau, qu'on put entendre crier sous la violence du geste. La pauvre femme sursauta. Tout en déchirant le feuillet qu'elle venait de remplir, A. proféra quelques menaces ; à l'époque je n'en avais pas encore entendues dans l'enceinte protégée d'une salle de classe – cela n'allait pas tarder cependant à devenir monnaie courante ; comme je le disais, le ton était donné.

Mme D. savait très bien qu'elle avait perdu. Elle tenta une dernière charge, c'était une classe dite difficile, et elle ne pouvait pas se permettre de perdre complètement la face – nous n'en étions encore qu'au tout début de l'année : si il refusait de partir, il resterait silencieux jusqu'à la fin du cours, pour ne pas déranger ses camarades. Un éclair malsain passa dans les yeux de A. alors qu'il ouvrait la bouche. S'en échappa un flot d'insultes et de menaces, qui, par intermittence, se prolongea jusqu'à la sonnerie. De temps en temps il prenait les autres à parti : soit par provocation envers Mme D., soit par peur des représailles de A., ils jouèrent tous le jeu. Je voulais disparaître de toutes mes forces : le hasard fit que j'étais installée derrière lui, et qu'il ne songea pas à se retourner. J'étais sauvée, mais épuisée – disparaître n'est pas une mince affaire.

Quand je repassais devant la salle de classe de Mme D. quelques minutes plus tard pour me rendre en cours de français, elle pleurait, prostrée derrière son bureau. Depuis un quart d'heure elle n'avait pas pu bouger d'un iota, pétrifiée sur sa chaise, secouée, de temps en temps, par de longs sanglots. On ne parla que de l'incident ce jour-là. Le lendemain, la rumeur courait parmi les élèves que Mme D. avait du attendre un long moment sur le parking avant de pouvoir rentrer chez elle : ses pneus avaient été crevés. Je n'en ai pas parlé à la maison. Quand ma mère, le soir, a demandé si ma journée s'était bien passée, j'ai juste répondu « ça va », et je suis montée dans ma chambre.

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