Premières rencontres

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Avant ces évènements, j'étais inscrite à l'école primaire de mon village, un patelin perdu au milieu de la campagne normande. L'air y est de toute saison imprégné d'odeurs, celle par exemple du colza en fleur, du bitume brûlant sous le soleil, formant à la surface des petites cloques que je m'amusais à « exploser » en marchant dessus, barbouillant mes semelles de goudron, l'odeur du fumier dans les champs, des feux de bois et j'en passe. Toutes ces odeurs, maintenant que je me promène quotidiennement dans l'air irrespirable de Paris, sont associées aux moments heureux de mon enfance, et provoquent en moi une certaine nostalgie quand, au détour d'un chemin, elles viennent me surprendre.

Mon école primaire ne contenait que quelques classes et, après le déménagement (je n'ai que peu de souvenirs de ce qui se passât à Bourges, je ne parlerais donc pas de cette période, plus floue encore que toutes les autres), j'intégrai celle de CE1. Bien que décrite comme assez turbulente étant jeune, je me comportai bien en classe, et les maîtresses ont toujours loué ma douceur et ma gentillesse. Il faut dire que j'étais le genre de petite fille que les adultes aiment à voir : mignonne, bien peignée– ma mère, qui avait connu son lot de gamins sales dans la classe de maternelles où elle enseignait, a toujours mis un point d'honneur à ce que nous soyons présentables– et sachant se comporter en toutes circonstances. J'étais si bien vue de la délégation des adultes que je pouvais tout me permettre à côté : rien ne pouvait me faire tomber du piédestal sur lequel je me tenais fièrement.

Je n'étais cependant pas appréciée de tous : C. ne voyait pas d'un bon œil mon arrivée dans son décor, et me prit en grippe. Je m'en accommodais sans problème, c'était le seul nuage à l'horizon et il ne causait pas grand tort : les petits nouveaux, ce que j'étais alors, ont un tel pouvoir attractif chez les autres enfants que personne ne l'a jamais écoutée. Et puis, à cet âge encore doux, les inimitiés ne sont pas faites d'humiliations et autres horreurs ; C. se contentait de m'ignorer, et ça m'allait très bien. À côté de ça, le monde était à mes pieds : j'étais imbattable à la balle au prisonnier, j'étais celle qu'on appelait quand on avait un problème, j'aidais les autres à faire leurs exercices, et j'avais toujours fini mon travail bien avant tout le monde. Je gagnais tous les rallyes lecture sans qu'aucun autre enfant ne s'en formalise, on ne se déteste pas encore pour ça à cet âge là, et puis j'avais d'autres qualités appréciables : dès qu'un de mes camarades avait un problème avec un autre, je montais au créneau. Un jour, j'ai fait pleurer la terreur de la cour simplement en lui tirant les cheveux. Il avait fait du tort –une énième fois– à je ne sais plus quel gamin qui était venu me trouver. J'ai eu peur mais je me suis plantée en face de lui, et me suis éxecutée. Lorsqu'il s'est plaint de mon geste aux adultes, j'ai calmement expliqué qu'il avait commencé, et que par ailleurs il maltraitait à peu près tout le monde quotidiennement : je repartais m'amuser avec mes amis tandis qu'il restait auprès des adultes durant plusieurs récréations ; il était puni.

Je détestais l'injustice : quand j'en étais témoin, je m'appliquais à réparer le mal fait, sans autre désir que de savoir que le monde pourrait ensuite recommencer à tourner rond, les coupables punis, les victimes rassurées. Inutile de dire que je me sentais la reine du monde, sentiment fort répandu chez les enfants, qui n'ont pas encore conscience de leur mortalité. Cette idée de mortalité ne tarda pas à me rattraper et me frappa comme un électrochoc, j'y reviendrais. Pour le moment, je règne. Très tôt dans l'année, je jetais mon dévolu sur la seule personne chez qui je ne semblais déclencher aucune passion : M. C'était une petite fille très timide, qui parlait d'une voix si fluette qu'on l'entendait à peine, et qui avait beaucoup de difficultés scolaires. Elle représentait pour moi toute la douceur dont j'avais parfois l'apparence mais que je savais pertinemment ne pas porter en moi. Quand je vins lui parler, elle me regarda d'abord avec des yeux effarouchés, pleins d'une terreur qui m'était jusque là inconnue ; cette terreur, je n'allais pas tarder à la fréquenter intimement, mais à l'époque elle me surprit plus que je ne saurais le dire. Je fis de mon mieux pour lui faire comprendre qu'elle n'avait rien à craindre de moi.

Bientôt, nous passions tout notre temps ensemble. Je découvrais avec délices que derrière cette enveloppe fragile se trouvait quelqu'un, quelqu'un avec qui je pouvais raconter des histoires, inventer des jeux, chanter, rire, bref, quelqu'un qui devint rapidement mon amie. Je me rappelle que ce lien n'a pas plu à tout le monde : que lui trouvais-je à cette petite fille transparente, était-elle mieux qu'eux si je l'avais choisie ? C'étaient là les premiers indices que j'aurais pu glaner sur les réflexes humains ; à l'époque je n'y prêtais guère d'attention, ce n'était pas à moi de régler leurs problèmes personnels : leur mépris était injustifié, et donc indéfendable. Je n'avais pas compris qu'il arrive qu'on puisse se faire du mal soi-même, et alors comment punir le coupable ? Ce genre de considération viendrait plus tard. Et puis j'avais M., dont j'étais sûre qu'elle ne m'abandonnerait jamais, M. était parfaite : elle ne réclamait rien et recevait chaque sourire comme une offrande. Je m'appliquais à lui en donner plus que de raison, attitude qu'elle fini elle aussi par adopter, une fois en confiance.

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