Le départ

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J'ai toujours aimé ces être fragiles, qui ne feraient pas de mal à une mouche – c'est écrit dans leurs yeux de la plus belle des manières – et qui pourtant semblent porter le poids du monde sur leurs épaules. J'ai toujours eu envie d'alléger leur charge, leur montrer qu'ils ne sont pas seuls, et qu'ils ont le droit d'exister. Autant de pureté dans une seule enveloppe ne devrait pas être laissée à l'abandon, et c'est pourtant, bien trop souvent, le cas de ces créatures, presque transparentes, qui prient que personne ne les remarquent, ou qu'on les remarque enfin, dépendant du contexte. Ces personnes ont pour moi un caractère presque biblique, qui touche au mystique, au sacrificiel, et qui me fascine : ils brillent de pureté au milieu d'un monde terne et sale, comme si l'horreur ambiante n'avait de prise sur eux. Ils sont des agneaux perdus au milieu d'un troupeau de loups affamés qui n'auraient pas eu le temps – ou même l'idée – de se rouler dans la boue pour foncer leur robe immaculée afin de passer inaperçus. À l'époque je ne me demandais pas encore ce qui avait pu arriver à ces personnes pour qu'elles se comportassent ainsi ; je me contentais de les aimer, follement, sans vraiment les comprendre. Je ne saurai jamais quel était le poids de M., ses cicatrices, mais j'aime pouvoir me dire que je l'ai aidée à les supporter, ne serait-ce que pour un an.

L'année d'après, je suis passée en CE2, et M., du fait de ses difficultés scolaires, a redoublé. Je me rappelle avoir senti mon cœur se serrer, en prévision de l'inéluctable distance qui nous séparerait désormais : je changeais de classe, j'allais étudier à l'autre bout de l'école tandis qu'elle resterait là, là où l'on s'était trouvées. Évidemment, il y avait toujours les récrés. Mais, sans pouvoir l'expliquer, j'avais compris déjà que l'éloignement, même de quelques mètres, était souvent fatal aux relations : cette théorie serait, par la suite, maintes fois vérifiée. Malgré tout, nous avons essayé, au début, de nous retrouver tous les jours, sur le territoire où l'on régnait à l'époque, à coté du bac à sable de la cour. Puis, au fil du temps, prise d'ennui dans ma salle solitaire (je finissais toujours mes exercices beaucoup trop vite et avais du temps à tuer), je me liais avec les enfants qui constituaient désormais mes « camarades de classe » : il faut dire qu'ils avaient l'immense avantage d'être là. Petit à petit, M. et moi nous sommes éloignées : elle aussi avait trouvé une autre épaule, en le personne de ma sœur, qui, ayant sauté une classe, se retrouvait cette année-là dans la sienne.

J'ai vécu cette amitié comme une trahison amoureuse : leurs rires étouffés me brisaient le cœur et je ne supportais pas de les voir investir toutes les deux « notre » territoire, récré après récré. Ma sœur avait enfilé mes vêtements et volé ma vie, la vie parfaite qui était la mienne encore quelques mois plus tôt. Moi, j'avais avancé sous la contrainte, et voyais, impuissante, tout un monde s'éloigner. Ce fût l'un de mes seuls chagrins d'enfance. L'autre fût la mort de mon grand-père.

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