Le virage

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J'ai grandi dans une petite ville de Normandie, un endroit paisible, calme, où rien d'extravagant ne se produit jamais. Mon enfance fût plutôt heureuse, avec de ci de là quelques frustrations, jalousies mesquines qui ne durent que le temps d'un battement de cœur et que seules les jeunes âmes connaissent. Les sentiments adultes sont bien moins fuyants ; ils s'installent tranquillement en notre sein et nous creusent, petit à petit, profitant de notre complicité muette. Il faut dire que nous avons appris, au fil du temps, à bien nous comporter en société, autrement dit à ne pas faire des vagues. Bien sûr, les adultes débordent de temps en temps, selon la fameuse histoire de la goutte d'eau et du vase : en fait, c'est un tsunami qui à ce moment là les menace et désireux à la fois de s'en débarrasser et de le contenir, ils le dirigent comme ils peuvent, c'est à dire maladroitement, laissant au passage nombre de dommages collatéraux. Telle une catastrophe naturelle, la vague de nos sentiments ne cherche pas à savoir qui est coupable ou non : dans un sublime déferlement d'injustice, elle s'écrase au hasard, fauchant ainsi indifféremment tout ceux qui se trouvent sur son passage. C'est alors que l'on se retrouve à payer pour d'autres, et d'autres payent pour nous, et le joyeux cercle recommence, encore et encore, sans jamais se lasser de compter ses victimes. Les enfants, au contraire, se prêtent au jeu du ressac, et dans leur inconsciente sagesse laissent tout ce qu'ils peuvent ressentir s'envoler en écume un moment seulement après avoir chaviré leurs cœurs. L'enrayement de l'accumulation les protège des explosions que nous, adultes, ne connaissons que trop bien. Jusqu'à ce que, bien sûr, on leur apprenne à se taire, à contenir : nous l'avons appris nous aussi, et maintenant c'est leur tour ; il faut bien grandir un jour.

Et c'est pendant cette période bâtarde de la construction de notre être qu'on nous demande d'ignorer ces vagues, au moment où elles deviennent si larges et puissantes qu'elles commencent à déranger ceux qui se trouvent sur leur passage. L'apparence de l'enfance s'est effacée, et le reste suivra vite ; ce n'est qu'une question de temps. Des fois on ne nous demande rien : il n'y a pas besoin, la vie s'en charge à la place des adultes, et le résultat n'en est que plus inouï ; certains de ceux là se tairont à jamais, submergés, noyés par les flots.

Mon enfance s'est terminée à mon entrée au collège. C'est là-bas que j'ai vraiment appris à me taire, bien que les hurlements n'aient jamais cessé de s'écraser contre les parois fragiles de ma boîte crânienne. Se taire, ça n'a l'air de rien au début. Simplement rester muet, insensible d'apparence à ce qui se trame devant soi, comme une statue, dont la pierre ne ressent rien. Mais a-t-on déjà vu un être humain se transformer en statue ? Jour après jour j'en prenais l'apparence, sans pour autant pouvoir stopper le fil de mes pensées, ou le pincement de mon cœur lorsque le bus tournait à gauche au dernier carrefour avant l'entrée du bâtiment principal où se jouait mon petit drame personnel.

Ce trajet de bus, je le connais encore par cœur. Tous les jours je regardais le paysage défiler, avec l'espoir secret que cette fois-ci le bus s'arrêterait, tomberait en panne, ou changerait de destination, sans qu'on sache pourquoi ni comment, simplement il m'emmènerait ailleurs, ailleurs que là-bas. Il ne s'est jamais arrêté, ni n'a changé de route. Tous les matins je continuais à voir défiler les mêmes maisons, les mêmes champs de lin et de colza, fleuris ou non selon les époques, à passer sous le même pont à mi-chemin, sous lequel un jour un camion s'est bloqué, déformant légèrement le côté droit en forçant le passage, la grande route dans la forêt, pleine de bosses et de nids-de poule, qui annonçait la fin du trajet et le début de la nausée, patiemment nichée au creux de l'estomac depuis le réveil, puis ce carrefour, ce carrefour plein de promesses, à droite duquel se trouvait le lycée, Eden hors de portée, si près et pourtant inaccessible. Mais tous les matins le bus tournait à gauche, et le cauchemar recommençait. La journée débutait invariablement par le mur des crachats : il fallait passer devant pour entrer dans l'enceinte du collège, et c'était ce mur qu'avaient choisi les grands de la cour pour s'installer, profitant ainsi d'une place de choix pour cracher, ou non, sur les groupes de collégiens qui passaient la porte tous les matins. Certains, ceux qui leur ressemblaient, passaient à travers les mailles du filet. Les autres, dont je faisais partie, n'échappaient pas à l'humiliation de la salive ; après ce passage obligé je partais me réfugier dans les toilettes, situés au fond de la cour, et seul endroit où l'on puisse s'isoler, car dotés d'un verrou à chaque porte. Bien sûr, dans ce genre d'endroit, on reste vulnérable même si physiquement hors de portée : je n'étais pas à l'abri que l'on m'y suive, pour s'adonner à des petits jeux psychologiques malsains.

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