Introduction

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Et voilà. Comme d'habitude, la nuée s'essouffle dès l'apparition de la page. Quand je marchais dans la rue tout à l'heure, ça fusait, les mots s'entrechoquaient et formaient leur puzzle très bien eux mêmes. Et là plus rien. Pourtant je n'ai jamais eu le stress de la page blanche. Mais il semble qu'une malédiction étrange condamne les pensées à flotter dans l'air à moins de se trouver à portée de quelque chose, un ordinateur, un cahier, pour les y coucher dans la seconde. Les mots me font parfois l'effet de filles très faciles : si on les prend tout de suite on les a, si on attend ils ont déjà détourné leur attention, prêts à se nicher dans les bras de quelqu'un d'autre. Mais peut être que la faute finalement n'en revient pas aux mots : peut être est-ce nous qui, dans notre incapacité à nous fixer sur quoi que ce soit les laissons dériver hors de notre portée. Dans une société où il faut tout très vite, où l'on n'a même plus besoin de se remémorer son numéro de compte en banque parce qu'un smartphone le fait pour nous, sommes nous finalement coupables de ne pas réussir à tenir le fil de nos pensées assez longtemps pour qu'elles ne nous échappent plus ? Si les mots sont des amantes frivoles, nous sommes des hommes froids, passionnés une seconde et rhabillés celle d'après, conditionnés à ne pas creuser, prendre les choses en surface et facilement, surtout facilement.

Voilà que je perds encore le fil. Le téléphone vibre et, d'un coup, je ne suis plus là. Concentrons nous un instant. Que faut-il dire, que faut-il faire ? Me laisserais-je doucement tenter par les sirènes du simple, qui me répètent que j'ai mieux à faire que d'écrire, que de toute façon c'est trop compliqué pour moi et que mes histoires n'intéressent personne ? Elles sont cruelles les sirènes, oui, elles l'ont toujours été, elles vous dévorent si vous les laissez approcher, rien à voir avec les superbes jeunes filles à queue de poisson qui ont bercé notre enfance. Elles vous accrochent avec leur chant puis vous déchirent le corps, vous ne pouvez déjà plus bouger, il est trop tard. Ne pas céder donc. Raconter une histoire. N'importe laquelle, de toute façon il s'agit simplement de se vider, se délester du poids des choses, toujours présent, qui vous accable. Peu importe qu'elle vous plaise ou non, finalement, on n'a besoin d'aucune permission.

Difficile pour certains –j'en fais partie– d'admettre qu'on n'ait pas besoin de permission. Ceux là donc, attendent parfois toute une vie en vain pour une permission qui ne viendra jamais de qui que ce soit d'autre qu'eux. Mais il ne faut pas que ça se sache. Car si on se donnait chacun la permission de faire ce que l'on veut, ce serait un joyeux bordel. L'ordre est de rigueur, toujours, et seuls les affranchis pourront régner. Il y a toujours eu les gagnants et les perdants, et il faut trouver sa place quelque part, sauf qu'aucune des deux cases n'est flatteuse, loin de là ; à chaque situation ses inconvénients, et si l'une offre à priori plus de confort, en réalité aucune n'est enviable. Il s'agirait de pouvoir s'y soustraire. Comment faire ? A-t-on seulement le choix? Et quand bien même trouverions nous la force de le faire, est-ce réalisable ? Se résigner peut être. Si tôt, avec encore autant de forces disponibles ? Ce serait comme cracher à la gueule de ceux qui n'en ont plus. Mais alors quoi ? Chaque minute passée à avoir peur est une minute de moins dans la bataille. Chaque minute de doute nous enfonce un peu plus dans la boue sous nos pieds, paralysés. Mais personne ne donne jamais la permission, il va falloir se servir, tendre sa main tremblante vers la lumière et en prendre un peu pour soi, la réclamer comme un dû.

Même la plus terne des existences contient en elle une violence incroyable. Si l'on pouvait voir les émotions du monde au moment où elles se forment, peut être comprendrions nous la folie des Hommes. Quelque chose en nous s'est égaré, sans que quiconque y fasse vraiment attention. La compassion ? L'empathie ? La capacité de penser à quelqu'un d'autre que soi-même est mourante- et c'est bien normal : dans un monde où il faut sans cesse sauver sa propre peau, il faudrait également penser à celle du voisin ? Comment puis-je porter deux peaux en même temps ? Pourquoi ne sauve-t-il pas la sienne ? Bien sûr l'Homme est malade, il a sombré dans la folie qu'il a créée. Boursouflés d'égoïsme, coupables de bonne conscience, capables de fermer les yeux sur tout sauf ce qui nous concerne, ne comprenant la douleur que lorsqu'elle nous touche, aucun de nous ne peut se targuer d'échapper aux fautes inhérentes à la société humaine actuelle. Et quand bien même vous voudriez vous soustraire à tout cela, ce serait plus compliqué qu'il n'y paraît ; essayez donc de nager à contre courant pour voir.

Alors on se résigne, c'est ce que nous sommes, et ça donne envie de gerber. Bah oui, pour faire bien. Mais même gerber n'est pas anodin dans ce monde. Non, se vider de toute cette merde sur les autres, c'est presque en redemander pour soi même, une deuxième tournée s'il vous plait, tout en salissant les autres à côté. Une fois vide, on peut re-remplir, et le cercle continue. On ne pense plus qu'à soi un moment, les petites choses s'empilent, et puis petit à petit on retrouve la nausée, la bonne conscience qui nous fait gerber toute cette pourriture accumulée. Jamais au bon moment, jamais sur les coupables. Nous vomissons là où bon nous semble, là où on peut surtout, sur les réseaux sociaux souvent parce que oui nous vivons à notre époque, dans la rue, dans le métro, sur les gens en général, les parasites en particulier, les profiteurs, les chanceux ou simplement quelqu'un qui nous aurait bousculé au moment où l'on se dit qu'il est maintenant temps de se faire respecter. Et après on recommence, on accumule, on est complice mais on garde des chaussures propres, parce qu'on ne vomit jamais sur ses propres chaussures, non monsieur. On est complice mais on garde la tête haute, parce qu'on vomit tout ça nous, on ne laisserait pas faire si c'était en notre pouvoir, donc on peut dormir la nuit : on a bonne conscience. Ça ne dure qu'un temps.

Bien sûr que les coupables sont ailleurs. Bien sûr qu'ils sont inatteignables. Alors on se tabasse entre nous, histoire de. La vérité, c'est que toute cette violence, il faut bien s'en débarrasser, la mettre quelque part. Loin si possible, parce qu'elle ronge la vie, elle nous fait des rides et un sourire à l'envers pendant nos vieux jours. Alors cette violence je vais m'en débarrasser : je vais vous raconter une histoire.

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