Chapitre 14

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Raymond eut vite extrait les gros calibres de son bar privé. Et que je te présente une boutanche de Kirsch antédiluvien, tout droit sorti des caves de Satan lui-même. Raymond se réservait habituellement ce nectar des anges déchus mais il tenait à mettre tout de suite son esclave sous pression…histoire de ne pas se trouver inférieur.[1] Suivirent, dans la foulée, un petit fût de gnole qui suait bon l’acide sulfurique, un flacon ambré qui recelait un breuvage sombre et légèrement fumeux et tout un éventail d’alcools divers, tous plus violents les uns que les autres.
Mais ce n’était pas tout !

Tombé à genoux pour fouiller le fond de son bar, Raymond cherchait obstinément quelque chose. Il avait beau sortir toutes les bouteilles, il tardait à trouver l’objet de sa quête. Enfin, après bien des injures et coups de tête dans les étagères maintenant désertes, il trouva ce qu'il cherchait, et sortit une bouteille en verre épais, renforcée par deux arceaux métalliques rouillés qui se devaient de contenir tout risque de propagation involontaire…

  • Ça, mon gars…si tu tiens le choc…j’veux bien êt’ changé en poulet fermier ! marmonna Raymond à sa seule attention.

Les deux ivrognes s’attablèrent sans un mot. La table surchargée ne laissait que peu de place pour les deux verres qui s’apprêtaient à passer leur pire nuit…Le deuxième tour du conflit allait se jouer dans les heures à venir. Les antagonistes en étaient conscients mais ne disaient rien, méditant déjà quelque malheur au vaincu.

Vae victis !

Les premiers décilitres souillaient enfin les verres. Raymond avait décidé d’y aller crescendo. Il ne versa donc qu’un petit 78° en guise d’apéritif. Comme c’était lui le Maître, il attaqua le duel en premier et vida son verre d’un coup. Cul sec ! Il convenait de ne pas marquer la moindre souffrance ni même la plus petite congestion. Premier coup réussit sans effort. Au suivant !

Conardus considéra d’un œil paisible le verre qui n’attendait qu’un bon geste de sa part. Alors, le coude promptement levé, il se versa le contenu dans…l’oreille gauche et rota de la droite !

  • Eh…tu triches ! vociféra Raymond
  • Ben…non mon gars…il semblerait que quelques différences physiologiques nous séparent, non ?
  • Ah bon, tu bois avec les oreilles, toi ? grommela le vieux.
  • Bah ouais…, tu vois bien ? fit l’autre, fataliste.
  • Admettons…

Le menton baissé mais l’œil et le sourcil levés vers son adversaire, Raymond réarma les godets d’une nouvelle charge. Même cérémonial.
Les deux ivrognes[2] remplirent et vidèrent les gobelets avec une cadence qui ferait bander les os blanchis de ce cher Henry Ford.

  • Bon, on va passer la deuxième vitesse, pensa Raymond.

Il voyait bien que l’extraterrestre encaissait les premières rafales sans broncher.
Révélateur…
Cela lui permettait de prendre la mesure de l’ennemi avant de lui en verser une nouvelle (mesure d’alcool, eh ballot !)
De son côté, Conardus sentait bien qu’il avait un adversaire redoutable à vaincre. Cela lui rappelait un mec qu’il avait eu du mal à battre dans une taverne paumée de la constellation UMP (Univers Merdique de la Politique) Il était tombé sur un lascar plus imbibé qu’un baba en fin de journée sur l’étal d’un pâtissier. Plusieurs heures de lutte acharnée, quelques fûts de gnole des steppes arides d’une planète de merde pour coucher le rival. Pété comme un rivet du Titanic, le mec ! Avec trois jours de sommeil animal pour s’en remettre et une gueule de bois modèle séquoia. Sans parler des sermons véhéments de la hiérarchie.
Victoire chèrement acquise, douce à son cœur d’écumeur d’infini (et de crus…)
Conardus était donc assuré d’avoir un rival digne d’attention à l’autre bout de la table.

Inutile de vous raconter le menu des prestations de deux loustics.
Les vapeurs d’alcool plombaient l’ambiance et mettaient la maison sous pression. Les deux pochetrons, de leur côté, biberonnaient comme des sagouins et liquidaient les boutanches à un rythme soutenu.
Soudain :

  • Je demande une pause, hoqueta le spatio-ivrogne.
  • Haaa…tu jettes l’éponge, mon cochon ? tonitrua Raymond, la bave au bec.
  • Pas…pas …du tout ! se défendit le premier.
  • Bah, quoi alors ?
  • Comment qu’on vidange les ballastes chez toi ? s’informa le visiteur.
  • Tu descends les marches et tu liquides dans le jardin. Sur les roses, de préférence.

Conardus se leva, vacilla un peu et se dirigea vers la porte de sortie. La démarche un peu chancelante, il tourna le dos à son adversaire. Oh, pas longtemps ! Juste quelques secondes avant de se dire que l’autre pourrait en profiter pour tricher et inventer un truc pas clair pour le coucher. C’était d’un commun chez les poivrots… Alors, il se retourna brusquement, et jeta un regard mauvais vers le retraité. Celui-ci le regardait avec un sourire angélique aux lèvres, le menton appuyé sur ses mains croisées. L’air supérieur de ce vieux macaque ne lui inspirait rien de bon.
Fallait vraiment sortir la classe pour le faire plonger, le pépère, se dit Conardus.

Sans quitter des yeux son adversaire, il recula vers la porte de sortie, chercha d’une main aveugle la poignée de porte. La trouva. L’actionna. Ouvrit la porte, mais, comme il ne pouvait pas se soulager dans le jardin sans tourner le dos à Raymond, il recula encore d’un pas, s’assura de ne pas perdre des yeux les verres et les bouteilles et…pissa dans le couloir !
L’autre ne bronchait pas. Il considéra le non-terrien d’un œil innocent.
Trop sûr de sa victoire imminente.

En fait, les quelques courtes secondes où Conardus lui avait tourné les endosses lui suffirent pour mélanger deux alcools forts… Cocktail secret qui tuait son pote René à chaque fois qu’il voulait jouer les grands. Des années d’expérience, un métier parfaitement maîtrisé et une gestuelle impeccable.
L’esclave revint bientôt.

  • Allez, camarade, on reprend ! engagea-t-il.
  • T’es sûr que t’as plus à prendre l’air, hein ? rétorqua Raymond avec un brin d’ironie.
  • Cool ! Maintenant, je passe la supérieure et je te fume dans la dernière ligne droite !
  • Essaie déjà de gravir le premier col avant de te croire sur les Champs…rigola doucement le vieux.

Et le cirque recommença. Les verres claquaient sur la table avec une régularité d’horloge suisse. Puis, au terme de la cinquième bouteille de je ne sais pas quoi[3], Conardus sembla accuser le coup. Comme si une bombe venait de lui exploser dans la tronche. Le regard devint vite vitreux. Il tenta de reposer son verre. En vain. Comme un venin qui se serait répandu dans les veines de son corps, Conardus donna l’impression de prendre comme de la graisse d’oie dans un frigo. Le verre échappa à ses doigts devenus inertes. Il eut encore le temps de lever un regard interrogateur vers Raymond avant de s’écrouler sur la table ! Et le voilà qui roupillait en ronflant comme un braséro en plein vent d’hiver. Raymond le secoua un peu, beaucoup, passionnément… en vain.

Il était complètement out !

Raymond, le sourire aux lèvres, avait la victoire modeste. Il soupira doucement, bavocha quelques mots inintelligibles, et sirota son dernier glass tranquillement.

  • Terre, un…Planète mes couilles, zéro !

[1] Tu te demandes où il va chercher ce genre de réflexions, quand même ! (et moi donc !)

[2] Car tu finis bien par comprendre qu’E.T. ne suce que rarement de la glace…

[3] Ils avaient les bras devant les bouteilles, alors je n’ai pas pu lire les étiquettes !

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