6/10 — Brad

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Je rentrai en toute hâte ce soir-là. J’avais invité Victor à dîner chez moi. Nous avions discuté de nombreuses minutes ce midi par téléphone et, de fil en aiguille, l’heure de reprendre le travail s'était rapprochée. Je ne pouvais me permettre d’arriver en retard sur mon lieu de travail, d’autant plus que je ne l’avais quitté que pour m’installer dans ma voiture, sur le parking situé à cent mètres de là. Il n’y avait pas de raison pour que je n’y retourne pas à l’heure.

Je lui avais donc proposé de terminer cette conversation chez moi. Son intonation sèche et ses remarques déplaisantes, durant cet appel, avaient provoqué en moi une terrible appréhension quant à l'idée de le revoir. J'avais peur que ce rendez-vous ne desserve mon intérêt principal : le convaincre de parler de moi à Jade.

Généralement, je déteste utiliser ce genre de procédé : celui d'insister lourdement pour obtenir gain de cause. J’avais l’impression de revenir dans le passé. De réitérer un schéma et de prendre le même chemin tout en espérant que le résultat puisse différer. C’était insensé. D'autant plus qu'il y a deux choses dans la vie que je déteste par-dessus tout : me répéter et me répéter encore. Pour moi, le seul résultat possible était couru d'avance : un retour à zéro assuré.

Je franchissais la ligne jaune de mes préceptes personnels, peu convaincu par la nécessité d’une telle action. Toutefois, la voix du Rêveur me la rappelait de temps à autre, faisant vibrer chaque parcelle de mon corps. L’emplissant d’une culpabilité persistante.

C'était comme s'il m'influençait dans mes faits et gestes. 

Avant de rentrer dans mon appartement, j’allai chercher quelques boissons pour mon convive du soir.

Même si notre conversation tourne au vinaigre, ce n’est pas une raison pour lui en servir, pensai-je.

Je m’arrêtai chez un caviste et achetai deux bouteilles de bière. Une imperial pale ale et une stout. Je savais qu’il préférait le vin, mais n’ayant aucune connaissance en la matière, je trouvai plus raisonnable de ne pas lui imposer. Et puis, la bouteille de vin, ça aurait fait trop « rendez-vous », là où il ne s’agissait que d’un « rendez-vous » (la nuance n’existe que dans la prononciation, mais elle existe).

Pour le repas, je fis simple, car je déteste la complication. Je préparai les ingrédients nécessaires pour assembler nous-mêmes des hamburgers. Je sortis du réfrigérateur, avant son arrivée : salades ; tomates ; oignons ; cheddar ; et pour seul condiment une bouteille de ketchup bien entamée.

En dressant la table j’essayai de me souvenir de la dernière fois où nous nous étions vus. Il me semblait que c’était avant notre rupture, à Jade et moi. Longtemps avant…

Depuis qu’il avait quitté son emploi de comptable pour « changer de vie », nous nous étions éloignés l'un de l'autre, bien que sa sœur, de son côté, passait des heures et des heures avec lui au téléphone. Je pensais à lui et son parcours, me rappelant que je ne l’avais aucunement épaulé. Je me le reprochai sincèrement, mais, pourtant, je lui avais proposé de venir uniquement pour lui demander un service : me décharger de mon mal-être vis-à-vis de Jade.

J’hésitai à feuilleter rapidement ses livres pour donner l’impression que je m’y intéressais, mais Victor n’était pas une personne dupe. Mieux valait jouer carte sur table après tout. Autant continuer à croire qu’il n’écrivait que sur la pluie et le soir… je trouvais cela bien plus amusant.

Il arriva avec trente minutes de retard, mais je ne lui en voulus pas car, finalement, j’étais chanceux qu’il accepte de venir. En outre, j'avais tué le temps en sirotant quelques bières. Une ou deux de plus et j'aurais tout oublié.

À son arrivée, je lui servis immédiatement un verre d'Imperial Pale Ale, et l’invitai à me suivre dans le salon où nous attendaient nos hamburgers décomposés.

— Tu as du culot de m’inviter comme cela ! rugit-il avec franchise, entrant dans le vif du sujet.

— Je sais, confirmai-je en lui tendant son verre le plus amicalement possible. J’en profite d’ailleurs pour m’excuser de ne pas t’avoir donné de nouvelles tout ce temps. 

Une tension subite avait envahi l'atmosphère. Les mouvements vifs de Victor traduisaient son état d'esprit du moment. Sûr qu'il en écrirait un livre. Un soir sous l'orage.

Il but une gorgée de son IPA. J'espérais que ça l'aiderait à se calmer. Il se fendit toutefois d’un commentaire plus ou moins agréable :

— Elle est forte, et bien trop amère ta bière... mais elle est bonne quand même. Ça ne m’étonne pas de toi !

— Les gens trop étroits d’esprit traitent la bière comme une vulgaire "boisson des rues" et ils ont tort, rétorquai-je. L’histoire de l’humanité elle-même est intimement liée à la bière, quand on y regarde de plus près.

Il posa son verre et détourna son regard, comme s’il ne voulait pas voir les mots que je prononçais. Il écarta l’assiette en face de lui pour me montrer qu’il ne mangerait pas ici. Il reprit :

— Tu m’as demandé de venir chez toi pour me parler bière ou tu as une autre idée en tête ?

— Non, avouai-je.

J'avalai l'intégralité de mon verre pour reprendre confiance. Je me lançai.

— Je t’ai demandé de venir pour te parler de Jade.

La messe était dite. J’avais avancé mes pions. J’attendis maintenant sa réaction.

Après une grimace étrange, il se racla la gorge et répondit :

— Il n’y a pas de doutes… tu as vraiment du culot. Et ta bière est vraiment trop amère.

J’aurais dû lui servir du vinaigre.

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