5/10 — Jade

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À treize heures trente, je me réveillai après m’être assoupie, sans m’en rendre compte. Les heures avaient dévalé la pente interminable du temps pendant que mon esprit végétait durant mon sommeil. Pas le moindre rêve cette fois-ci, à part la vision du néant. J’avais passé la matinée devant mon écran d’ordinateur, absorbée par le souvenir sanglant de mes songes nocturnes. Le Rêveur se rappelait sans cesse à moi. Chacune de ses apparitions était porteuse d'un mauvais présage.

Brad, mon ex-petit ami, avait laissé un message sur mon téléphone portable. Je le supprimai sans l’écouter.

Je soufflai de dépit, constatant que mon boulot n’avait pas avancé d’un iota. Inutile de nier l’évidence, après tout. Accablée par le doute, je n'avais rien fait de bon.

À cette époque, j’étais programmeuse pour une grande boîte de la ville. En télétravail. Cela me permettait de jongler entre mes responsabilités professionnelles et personnelles, du temps où Brad et moi formions un couple. Je bénéficiais également de beaucoup plus de libertés pour l’exécution de mes tâches quotidiennes, même si j’éprouvais des difficultés à concilier mes deux vies. Je ne me ménageais pas. Comme toute personne dans ce genre de situation, lorsque la fatigue et la routine étaient decenues mes meilleures amies, j'avais imaginé — ou espéré — que le futur m'apporterait son lot de consolation. La vie de famille et le repos bien mérité. Tout ça.

J’avais tort.

Depuis notre rupture, je m'ennuyais fermement. Ma pseudo-liberté induite par ma condition de travail avantageuse devint rapidement un fardeau. Mon existence avait été mise sur « pause ». Seul le travail m’apportait le silence salvateur dans le dédale sans fin de mon esprit où s'enchevêtraient, entre autres, doutes et remords. En informaticienne digne de ce nom, j’échafaudais constamment des schémas immatériels emplis d'algorithmes, à profusion — des labyrinthes dans lesquels j’aimais parfois me perdre. Trouver une solution à un problème qu’on se crée soi-même, tel un enfant consolidant un château de sable qu’il aurait lui-même détruit : c’était l’image que j’imaginais de mon travail. C’était ça, être programmeuse. On trouve la solution d’un problème qui génère un autre problème auquel il faut une autre solution. Un éternel cheminement dans lequel je me satisfaisais.

Sauf ce fameux jour où rien ne me réussissait…

Après ma séparation avec Brad, je m’étais installée chez mon frère, dans sa maison se situant dans une province proche de Lille. Il m’avait offert suffisamment de place pour que je puisse embarquer toutes mes affaires avec moi, y compris le matériel nécessaire pour le boulot. Comme il était écrivain, il « travaillait » de manière irrégulière. À l’envi, dirais-je. J'aimais infiniment scruter mes programmes informatiques, mais je parcourais ses romans avec plus de frénésie encore. Je plongeais dans son univers avec joie. Certains pensaient que je réagissais ainsi parce qu’il s’agissait avant tout de mon frère. Pourtant, c'était faux. Je leur manifestais, au mieux, mon désaccord ; au pire, je laissais dire.

Rononçant définitvement à travailler, je tentai de lire son bouquin, en cours d'écriture, pour me changer les idées. Rien à faire, je ne vis qu’une succession de mots sans queue ni tête, me menant, encore et encore, à ma réflexion du jour : qu’avais-je donc perdu en moi ?

Plus qu’une simple perte, c’était la sensation que l’on m’avait pris quelque chose qui dominait.

Je priai pour retrouver cette parcelle de moi qui n'existait plus...

Un crissement de pneus résonna soudainement dans la rue. J’oubliais mes pensées pendant quelques minutes, me dirigeant à l’extérieur de la maison. Je sortis vérifier ce qu’il s’y tramait, soulagée de m’évader de cette atmosphère suffocante sous laquelle j’étais enfouie.

Une voiture se tenait au milieu de la route, moteur allumé. Pas de doute, son chauffeur venait de piler sous l’effet de surprise. Une large tache de sang s’écoulait entre ses roues et le cadavre de Mimoune — le chat de mon frère. La conductrice sortit en toute hâte, en larmes, l’air désespéré.

— Je ne l’ai pas vu, il s’est jeté sous la voiture ! hurla-t-elle, comme si elle avait besoin de se justifier...

Je m’approchai de Mimoune, étendu dans une position inconcevable, et vérifiai s’il respirait encore en posant une oreille près de son museau en piteux état.

Non. Son souffle s’était définitivement éteint.

Ce chat, mon frère l'avait trouvé quelques mois plus tôt dans la rue. Il avait décidé de le garder chez nous car il était certain que cela me remonterait le moral. Je reconnais qu'il y avait contribué jusqu'à ce jour. Je la chérissais beaucoup, cette petite bête.

— Ce n’est pas de votre faute, Madame. Reprenez votre route, je vous prie, lui conseillai-je poliment.

Je ramassai la carcasse de Mimoune, l'agrippant d'une main par la peau du dos en essayant de ne pas me salir. Sa mâchoire se détachait petit à petit de sa gueule. Je la tins du mieux possible, accueillant des os et de la chair dans la paume de mon autre main. Le sang dégoulinait. Mon chemisier en était couvert.

— Et une chemise de foutue, super journée ! me plaignis-je.

Je retournai à la maison aussitôt. Dans un silence d'église, les personnes aux alentours gardaient les yeux rivés vers moi, ce qui me gêna fortement.

Peut-être ont-elles remarqué qu’il me manquait quelque chose, et elles n’osent pas me le dire, pensai-je.

De retour à la maison, je jetai Mimoune à la poubelle, puis débarrassai le sol des nombreuses taches de sang qui avaient coulé. Après quelques tentatives de nettoyage de mon chemisier vouées à l'échec, je me résignai à le jeter, par-dessus le chat. Les éboueurs devaient collecter les ordures le lendemain. Je déposai donc le sac dans la benne, sur le trottoir.

Le cadavre empestait déjà.

La conductrice ayant renversé Mimoune n'avait pas bougé. Étrangement, elle semblait choquée. Elle me fixa du coin de l'œil, lorsque je sortis sac poubelle en mains. Elle rumina des mots que je n'écoutai pas.

Je rentrai prendre une douche alors que mon obsédante question trottait en moi, comme une chanson vibrant à tue-tête dans mon crâne, sans que je ne puisse en interpréter la moindre parole.

« Que manque-t-il en moi ? Que manque-t-il en moi ? Que manque... »

J'avais l'impression que la conductrice, au-dehors, m'épiait à travers les murs de la salle de bain.

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