Chapitre 6 : Alteanne

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Emmitouflée dans mon châle en laine, je déguste une bonne tasse de chocolat chaud aux chamallows et regarde à travers la baie vitrée le paysage qui commence à prendre une jolie teinte opale. Les résidences se saupoudrent d’un voile lacté et les routes se couvrent d’une fine couche de neige immaculée. Les flocons blancs descendent de leur nuage gris papillonnant par milliers dans les airs.

Je me suis tellement concentrée sur mes examens que je viens de me rendre compte que j’ai passé les fêtes de fin d’année toute seule.

Quoi qu’il en soit, je n’ai plus rien célébré durant ces dix dernières années. Depuis la disparition de ma mère, quelque chose s’est détruit en moi dont je ne pourrais expliquer.

Malgré tout ça, je n’ai pas pu avoir une discussion avec Jagger. Au moment où je voulais lui parler, sa petite amie surgissait de nulle part ou ses coéquipiers le rejoignaient pour aller s’entraîner à la patinoire. Et désormais, Jagger et Bethanie vivent sous le même toit.

Mes chances de l’aborder ont été très limitées ces temps-ci.

Lorsque je pose mon mug sur le plan de travail de la cuisine, la sonnette de la maison retentit. J’enfile mes bottines en daim et me vêts de ma pèlerine en fourrure avant de parcourir le jardin enneigé pour aller à la rencontre des deux camions qui se sont garés sur le bateau devant chez moi.

— Bonjour ! Que puis-je pour vous ? dis-je en claquant des dents.

— J’ai une cargaison de colis à livrer. Pouvez-vous me dire si mademoiselle Miller habite bien ici ?

J’hallucine ! Il est en train d’insinuer que je suis sûrement l’une des domestiques de mademoiselle Miller. Il en a jugé en contemplant attentivement mon look vestimentaire et ma coiffure désordonnée. Une femme vivant dans une villa luxueuse ne porte pas des affaires normales, mais des robes ou des habits hors de prix.

— Êtes-vous devenue sourde, jeune fille ? Je voudrais avoir l’approbation de la maîtresse des lieux, afin de pouvoir décharger tous les colis présents dans les deux semi-remorques.

Je mords fortement ma lèvre inférieure, honteuse. Qu’est-ce que j’allais m’imaginer en sortant avec une tenue pareille !

Les riches avec les friqués et les pauvres avec les fauchés. Cela s’arrête sur des statuts stupides. Les gens n’ont même plus le droit de sortir comme ils le veulent, on leur placarde déjà une étiquette sur le front.

— J’aimerais connaître l’expéditeur des paquets, s’il vous plaît ?

— Je ne peux malheureusement rien vous dire à ce sujet et moi, je perds mon temps avec vous !

— Mademoiselle Miller est juste en face de vous ! Vous jugez une personne selon son apparence ? affirmé-je en lui lançant un regard noir. Que cela ne se reproduise plus ou j’informerai à votre patron que vous n’êtes qu’un employé incompétent ! Et An…

Je me stoppe net en réfléchissant à mes mots et à ma propre phrase.

Je n’ai pas besoin de mettre Andrew dans cette histoire. Il est temps que je me défende toute seule ! pensé-je réellement. Il en va de ma vie.

Outré, le type balbutie quelques mots inarticulés avant de me tendre son téléphone pour que je signe le bon de commande. Je comprends qu’il y a des tonnes d’articles en provenance des Maldives.

Un frisson me cloue sur place, pétrifiée.

Qui est la personne qui m’a offert autant de cadeaux alors que je n’ai rien demandé à personne ?

L’homme s’excuse de son manque de respect envers moi et dispose d’un hayon pour décharger les cartons ainsi qu’une mallette en métallique.

Stupéfaite de la quantité des boîtes, j’admets que je vais avoir du boulot pour rentrer tout ça dans la demeure et de les ranger. Je ne sais même pas ce que ces paquets contiennent réellement dedans.

Sans offenser le manutentionnaire, un sourire nerveux orne nonchalamment mes lèvres. Je décide donc d’appeler ma meilleure amie pour qu’elle vienne en vitesse à la maison. Andrew est avec sa famille et Cameron a refusé de partir avec lui à Londres. Pour elle, c’est encore trop tôt pour officialiser leur relation. Après le coup de sa secrétaire, elle a du mal à lui pardonner et à digérer les événements.

Il m’a fallu presque une journée entière pour déballer et ranger les dons. Cameron est une experte pour voir que ses objets coûtent énormément cher.

— Le rouge à lèvres de Pearlbow est vendu à neuf-mille dollars sur leur site officiel. Je suppose que les autres produits ont un montant beaucoup plus élevé, surtout ces vêtements qui valent au moins trois fois le prix du gloss.

Mal à l’aise de la situation, j’ouvre la valise et découvre des liasses de billets avec une enveloppe positionnée au-dessus. Je déplie le rabat et extirpe la lettre.

« Prépare-toi convenablement et rejoins-moi à 20h au Midsummer House, ma jolie. Ne sois pas en retard, ça t’évitera d’avoir une punition ».

J’avale amèrement ma salive en ne comprenant pas la plaisanterie à laquelle je dois faire face. Pendant quelques secondes, j’ai cru que j’étais dans un rêve éveillé, mais les applaudissements de Cameron me font revenir à la réalité.

— Hé ho, Alteanne ?

— Désolé Cameron, ça te dit qu’on se fait une beauté avec les robes ? Je suis invitée par un mystérieux inconnu dans un restaurant à cinq étoiles et je n’ai pas envie d’y aller toute seule.

— Pourquoi voudrais-tu te rendre là-bas déjà ? me demande-t-elle perplexe.

— J’aimerais savoir qui m’a offert ses présents et j’ai moins de deux heures pour me préparer. Viens avec moi, si tu veux.

Cameron hoche la tête et nous décidons de rejoindre la salle de bain.

***

— Tu es méconnaissable, Alteanne !

— Je pourrais dire de même pour toi, très chère.

Nous gloussons comme des adolescentes avant de comprendre que nous sommes arrivés sur le lieu du rendez-vous.

Cigarette à la bouche, je tire la dernière latte et jette le mégot sur le trottoir, ce qui me vaut les regards pestiférés des autres passants qui entrent dans le restaurant.

Nos souffles courts et nos cœurs battants, nous nous engouffrons dans le bâtiment à la recherche de l’inconnu. Nous nous rendons subitement compte que ce lieu n’est pas ordinaire.

— Génial ! Une soirée avec des vieux aigris qui frisent la quarantaine, voire la cinquantaine ! s’exclame mon amie avant qu’elle ne déglutit péniblement en fixant un point bien précis.

Je suis son regard qui s’est arrêté à une table et essaye de parler, mais aucun son ne sort de ma bouche. Sous le choc, je ne dis rien.

— Je crois que je préfère rentrer chez moi. J’en ai assez vu comme ça, m’explique Cameron aux bords des larmes.

Sans avoir averti Cameron, nous remarquons Andrew avec une femme aux cheveux bruns, très élégante, au galbe parfaitement soigné, qui est assise sur ses jambes.

Mais quel connard !

Andrew est un putain d’enfoiré de merde !

Essayant de garder mes ardeurs en moi au lieu de claquer un scandale dans la salle, une main se pose précipitamment sur mon épaule. J’ai juste eu le temps de me retourner et de découvrir qu’il s’agissait de Carter Suan vêtu de son plus beau costume.

— Je vois que vous avez ramené une amie, mademoiselle. Venez, toutes les deux, suivez-moi, nous sort-il avec prestance.

Sans broncher, nous montons les escaliers, nous longeons les couloirs et arrivons à la dernière pièce. Carter insiste pour que j’entre dans le local avant qu’il ne me barre la route en s’adressant à l’homme qui se trouve dans la salle.

— Grand-père, elle est là avec une amie.

— Très bien. Tu peux disposer, Carter, rétorque-t-il froidement.

Carter s’enfuit en quatrième vitesse alors que la voix rauque d’un homme nous ordonne d’entrer. Je jette un coup d’œil et remarque qu’il y a quelques toasts et une bouteille de champagne posés sur une table. Ces petits pains grillés sont accompagnés par du tzatziki. Ça me donne l’eau à la bouche ! J’adore cette crème onctueuse.

Non, je ne suis pas venue pour m’empiffrer !

— Navré que mon petit-fils se soit comporté de la sorte envers vous, Alteanne. Pour vous montrer notre gratitude au sein de notre famille, je vous ai fait parvenir quelques cadeaux ? Ainsi que le million de dollars pour vous dédommager.

Q-quoi ?!

Au début, j’ai cru que c’était Jagger qui m’avait acheté toutes ses choses pour m’amadouer et pour que je le remplace en prenant ses lourdes responsabilités. Mais je me suis trompée.

Puis d’ailleurs pourquoi pensé-je à lui directement ?

— Vous êtes complètement fou ! m’écrié-je à pleins poumons.

— Vous n’avez pas du tout aimé, c’est ça ? me questionne-t-il déçu. J’ai passé deux mois à chercher tous ses articles pour vous et vu mon âge, j’étais énormément fatigué. Tenez pour vous, me dit-il en glissant un ticket doré sur son bureau.

Je la réceptionne et serre brutalement les poings en grognant puis examine le vieillard avec une lueur de défi dans le regard.

C’est une carte de crédit gold premium, retrait illimité…

Il me lance aussi le papier avec le code inscrit dessus pour que je m'en serve.

— Vous savez que je n’ai pas besoin de tout ça ? L’argent ne fait pas le bonheur et je préfère vivre avec ce que je gagne et non avec ce que l’on me donne ?

— Taisez-vous donc ! m’ordonne-t-il.

Cause toujours papi, tu m’intéresses ! me répété-je inconsciemment dans mon esprit.

— Que vous le vouliez ou non, je me dois de réparer les erreurs de ma descendance. Je ne suis pas un tyran loin de là, bien qu’on me voit comme tel.

— Vous savez qu’un cadeau, ça me suffisait amplement ? Je suis issue d’une famille normale, je n’ai pas envie qu’on me traite comme une princesse !

— Soyez sans crainte, vous ne serez jamais une princesse, réplique-t-il en lâchant un petit rire. Vous pouvez retourner à votre villa désormais. Ravi de vous avoir rencontré, mesdemoiselles. Mon chauffeur va vous raccompagner.

En sortant de cet endroit, je bouscule sans faire exprès un homme qui discutait avec une vieille femme et qui fumait sa cigarette. Je m’excuse rapidement avant qu’il ne s’empare de mon bras.

Jagger.

Il arque un sourcil et plante ses yeux noisette dans les miens.

— On s’est déjà rencontré quelque part, non ? Votre visage m’est étrangement familier. Peut-être lors d’une des anciennes festivités avec les Suan ?

Ma mâchoire se crispe.

— Où sont passées tes bonnes manières, mon enfant ? Présente tes excuses, tu me fais honte !

Attendez, c’est moi qui lui suis rentrée dedans et c’est lui qui doit se faire pardonner ? C’est le monde à l’envers ! Si elle savait que son fils jouait la comédie, elle en ferait une attaque. Je comprends mieux pourquoi Adam n’avait pas voulu faire partie du clan Sullivan.

Sa maman sort tout droit d’un conte de fées avec une horrible belle-mère. Elle, c’est la sorcière…

— Vous n’avez pas à vous excuser, monsieur Sullivan ! Je suis la seule responsable. Ce qui me fait le plus honte ici, c’est vous, madame, la désigné-je du bout de mon doigt. Une femme sans cœur et misérable.

Elle avale amèrement sa salive en me dardant d’une œillade meurtrière.

— Avant de juger une personne, faudrait-il la connaître, et pourrais-je savoir à qui j’ai affaire au juste ?

Trouve-toi, un nom et un prénom qui pourrait leur faire attraper une crise cardiaque !

Je réponds aussitôt sans hésiter.

— Théa. Et voici ma cousine Louve, dis-je d’un ton sarcastique.

À ma plus grande surprise, Jagger s’avance vers moi et chuchote au creux de mon oreille tandis que sa mère vient de partir.

— Tu vas me le payer quand les cours vont reprendre, je sais exactement qui tu es. Ton père sera informé que tu as eu le culot d’offenser ma mère. Ce n’est pas parce que tu t’es habillée convenablement que tu fais partie de notre milieu, tu es et resteras une fille du peuple, Alteanne ! Je vais te faire vivre un enfer, sois-en sûr !

Fais chier qu’il m’ait reconnu !

— Vous m’en voyez désolé, monsieur Sullivan, mais ces filles sont bien plus dignes que vous et votre famille. C’est pourquoi je me dois de rompre le contrat que j’ai passé avec vous, rétorque Alberto Suan, agacé. Je crois que respecter les femmes, cela ne fait pas partie de votre vocabulaire. D’autant plus que, dorénavant, il va être difficile d’avoir une aide financière de notre part.

Je prends un plaisir extrême d’afficher un air triomphant sur mon visage. Alberto qui protège une fille du peuple comme, le dit si bien Jagger. C’est inattendu venant du grincheux.

— Merci le vieux, mais je pense que je suis assez grande pour me défendre toute seule.

Les convives sont ahuris de mes propos face à Alberto. Les politiciens éberlués crient au scandale.

— Audacieuse. J’adore votre franchise ! Ça change des hypocrites qui sont derrière moi, me déclare Alberto ravi. Je vais vous ramener chez vous, mesdemoiselles. J’espère que vous accepterez quand même ces modestes offrandes à l’égard de ma progéniture qui ne sait pas tenir correctement un volant entre les mains.

Je roule les yeux au ciel, désespérée.

Heureusement qu’il m’a juste effleuré avec la carrosserie.

— Mais je m’en fous de votre richesse ! J’ai simplement demandé à Carter s’il pouvait retrouver le harceleur de mon amie puisqu’il me devait un service.

Alberto reste ferme et nous désigne la limousine.

— Je vous prie, mesdemoiselles. Rentrez bien.

***

Il y a à peine deux heures, j’ai reçu un message menaçant. Je relis encore et encore sans donner une explication concrète à mon père qui est très contrarié que je sois du côté des Suan. À cause de moi, la famille Sullivan est dans la merde. Andrew m’en veut terriblement et il songe même à me faire revenir au restaurant avec Jack, car je ne suis qu’une petite fille ingrate et écervelée.

C’est sûr que j’ai coupé son envie d’aller voir ailleurs ! Et est-ce que j’étais supposée de savoir qu’ils seraient là ? Non, je croyais qu’ils étaient toujours en Angleterre.

Je rumine sans cesse ses paroles déjà ancrées dans ma mémoire pour lui prouver que je ne suis dans aucun clan. Je veux juste faire ma vie comme bon me semble et aider mes amis qui sont dans le besoin, il y a quoi de mal à ça ?

Soudain quand je m’apprête à aller dans la salle d’eau pour décompresser dans un bain bien chaud, je reçois un mail.

À : Alberto Suan

Cc : Alteanne Miller

Objet : Information : attention à votre père !

Je suis désolé que la soirée ne se soit pas déroulée comme vous l’aviez prévue.

En revanche, j’ai discuté avec votre père. Il ne vous tuera pas ce soir enfin…

« pas encore ». S’il y a un problème avec lui, n’hésitez pas à m'en faire part.

Cordialement,

A.S

Président Directeur Général de Suan Corporation.

Dois-je en rire ou en pleurer ?

À : Alteanne Miller

Cc : Alberto Suan

Objet : Pour votre gouverne, je ne suis pas terrifiée d’Andrew.

Peu importe, si ma soirée est fichue ou non, il faudrait que vous revoyiez la liste de vos invités.

Certains ne devraient pas se présenter à une cérémonie, s’ils ne savent pas se tenir correctement avec les autres convives.

Entre autres, je n’ai pas peur de mon père. Je vous remercie pour les cadeaux,

même si je préfère la bas de gamme !

Au revoir,

A.M

Rien de plus banal qu’une fille du peuple pour vous répondre !

J’espère que l’homme à la tête de la firme la plus puissante du monde peut convaincre Andrew. Chose impossible, il a le sang comme moi, trop chaud pour faire comme si de rien n’était. Je sais que je vais passer un mauvais quart d’heure avec lui et que Jagger va m’en faire baver durant le restant de l’année scolaire.

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