Mr. Péron - Après-midi

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13h47

J’arrive enfin au milieu de la cours, groggy par quasiment une heure de route en compagnie de Rammstein. Mak venait habituellement me sauter dessus ; je n’ai plus que les oies qui me menacent de leur bec. Sales bêtes ! maugréais-je en contournant leur enclos proche de ma voiture. L’imposante bâtisse en pierre datant de plus de deux siècles m’écrase de son ombre. Mr Péron s’acharne à l’entretenir. D’ailleurs, il m’a vu arriver et descend actuellement de son échelle. Il l'utilisait pour réparer un volet du premier étage. J’ai à peine le temps d’effacer ma grimace au vu des notions de sécurité balayées par l’imposant personnage, que ce dernier s’empare de ma main.

  • Ça va ti, la miss ?

Il me broie littéralement les doigts. Sa voix grave ne laisse pas de place à une réponse qu’il n’aurait pas eue de toute façon. Il m’amène droit vers la porte d’entrée, je le suis en me massant la paume non sans refouler du pied quelques chats en quête de caresses.

  • La route fut bonne ?

Je grommelle de manière sourde, ça l’amuse de profiter de mon silence. Il enchaîne sur des questions d’ordre privé en me montrant où m’installer. Il y a des baffes qui se perdent.

  • Comment v' la famille ? Et c'te rhume ?
  • Quand est-c' k' tu emménages dans l' coin ? J' peux t' louer min gabion, j' suis sûr k' c’est plus grand k' ton appart’ étriqué d' citadine ! Tout dans l’intimité, ia k' les canards qui t' dérang' ront !
  • Mon ainée pass' plus, j' pourrais ti r' filer ses vêt' mints, y' servent plus d' ici !
  • Ah ! T' jours aussi jolie ! Ça m’ fait penser, h' ier soir a c'te bar, Marc et Victor ont juré d' te tringler, s' rveille ti arrières.
  • D’ailleurs, toujours à brouter le gazon ? Parc' k' j’ai un brave gars à t' présenter s' non.

Je pousse un cri vexé. Déjà que je peine à le comprendre, là, il va trop loin. Il hausse des épaules en allant s’installer à la table de la cuisine. Le silence brutal est frappant. Je m’arrête non loin, m’appuyant sur le bord d’un fauteuil pour étudier les lieux dont seul le ‘’tic tac’’ régulier d’une lourde pendule brise le calme.

Une grande table prône au centre de la salle à manger. On pourrait y mettre coude à coude une bonne quinzaine de personnes. L’ensemble est assez sombre, peu d’ouvertures ou avec les rideaux tirés. Il se dégage une forte odeur de vieux bois avec un escalier grinçant amenant aux étages. Je m’en retourne à la cuisine pour y retrouver un endroit plus lumineux et vivant. Ce sont, avec la chambre et les toilettes, les seules pièces réellement occupées par le maître de maison. Il doit utiliser moins de 30m2 sur les 150 que totalise sa demeure.

Perdue dans ma contemplation, je prends place à la petite table en plastique tout en le regardant ouvrir une bouteille de Ricard. Il me passe déjà un verre. Je m’en saisis en voyant le sien être rempli à en faire rougir un barman. Il garde le silence, j'apprécie. Nous trinquons avant de faire cul-sec.

  • Allez les bleus, dit-il d'un air las sans broncher.
  • Gnn ! Je tousse en sentant la larme me monter à l'œil. Il l'a chargé le salaud !

Les verres sont reposés, il souffle du nez avant de sortir ses propres dossiers. Je l'accompagne d'un geste fluide, ma sacoche posée contre les pieds de ma chaise. Il sait ce qui nous attend. Il ne sourit plus.

J'expose lentement mes scénarios en fonction des thématiques. Les premières options se concentrent sur une modification de son cheptel.

Dans un premier temps, je lui propose d'abandonner le lait, de s'orienter vers une race allaitante (1). Il argue que c'est cher, que la banque ne voudra pas financer un tel projet. Au milieu de ses grognements, je pose une main apaisante sur la sienne en lui souriant, confiante. J'annote sur un bout de papier.

[ Je m'en occupe. Confiance. ]

Il ne cesse pas de râler pour autant et repousse la fiche en croisant les bras. M'y connaissant dans l'analyse des gestuelles corporelles, je n'insiste pas et reprends ma feuille. Je prends sur moi, place une autre fiche en mode attaque. L'idée est presque identique à la première : récupérer les vaches de réforme du coin (2), les engraisser un mois ou deux avant de les revendre à l'abattoir pour le compte d'une filiale de Charral que je sais être ouverte à des contrats de cet ordre.

Son regard s'assombrit, il ne réagit même pas. Je retire la proposition en silence. Je me doutais que ça ne lui plairait pas. C'est rabaissant comme activité, peu glorifiant, voir même honteux auprès des autres, puis pas vraiment rentable, environ 100€ de bénéfice par vache. Je me devais pourtant de la lui présenter, par conscience professionnelle.

En dernier lieu, je propose d'agrémenter son cheptel de vaches mixtes afin d'améliorer ses ventes bovines. Il réagit à peine aux précisions que je donne, faché par ma seconde proposition.

Le temps défile. Son verre se remplit à nouveau, de pinard cette fois. Mes notes changent de couleur. J'aborde le thème des cultures. J'ai dessiné un petit cœur vert sur les bords des fiches présentant ces scénarios. Pas très sérieux, je sais.

La première consiste à passer en agriculture biologique. Il me fait bien vite remarquer ce que je sais déjà. Il n'a pas assez d'hectares, il va devoir louer des terres en plus, devoir encaisser les deux années de transition des terres existantes... Je riposte en sortant un document avec les aides vertes de la PAC (3) et en détaillant un rapide calcul de la revente de ses vaches et de tout matériel agricole devenu alors inutile. Enfin, je tapote avec un brin de fierté mal placée sur mon petit mot écrit précédemment. Je dis ''mal placée'', car je ne sais pas si j'y arriverai en vrai... je n'ai pas le temps d'avoir peur.

Il dodeline de la tête, l'idée se fraie un passage dans son esprit, même si je sens qu'il reste réticent à l'idée d'arrêter l'élevage. Je pointe mes yeux de deux doigts, puis la fiche exposant le scénario, avant de la mettre sur le côté en tapotant dessus du plat de la main.

[ On la garde pour plus tard. ]

  • Hein ?! Il ne comprend pas, j'ai utilisé le langage des signes par réflexes. Je me morigène en écrivant ma pensée sur mon calepin.

Il se sert un autre verre. J'en profite pour enchaîner. À peine voit-il les initiales de la feuille qu'il se lève brusquement !

  • Ça jamais ! Plutôt cr' ver !

Mes yeux font un tour complet de mes orbites, alors que je reprends ma feuille sur laquelle est écrit GAEC (4). Je n'ai même pas envie de forcer. Avec son caractère de merde, il n'y a aucune chance qu'il se rapproche des autres exploitants. Pourtant, ce serait la meilleure solution, mais la moins probable. Un pincement me prend au cœur, j'avais contacté certains de ses voisins, avait même réussi à lancer un début d'idée avec trois de ces derniers. J'ai l'impression de m'acharner sur une cause perdue avec ce type.

Je m'affale à moitié, posant ma tête fatiguée sur mon poing droit. Je l'écoute d'une oreille distraite rabâcher le discours habituel. Tout est de la faute de la société, du Gouvernement, des banques ! J’ai la totale. Je me demande si les rougeurs sur ses joues sont dues à la colère ou à la boisson tout en rangeant posément mes fiches de ma main libre. Il tombe alors le fameux ...

  • Et pi j'paye un bras pour r' c' voir d' conseils d' merde !

Ah, je l'attendais celle-là. Il commence sérieusement à m'énerver, nous en sommes à plus de trois heures, ça fait plus d'une heure que je travaille gratis et j'en ai par-dessus la tête. Vu que rien ne le satisfait, je frappe du poing sur la table pour attirer son attention. Il me regarde avec agressivité, s'il croit que je vais m'incliner... En le fixant droit dans les yeux, je lui tends mon ultime scénario et me relève, allant chercher de l’eau au robinet. Je lui tourne le dos, bois mon verre en grimaçant.

Je lis mentalement ma fiche à mesure qu'il la découvre. Revendre l'ensemble de son actif, voir si viabilité en gardant la maison, sinon déménager. En somme : abandonner.

Je me sens inutile. Mon ventre gargouille un peu trop fort. Mes yeux sont fermés, je me suis adossée à l'évier, concentrée sur le gargouillis de la tuyauterie. Soudain, je sens une main se poser sur mon épaule. Je me retourne brusquement face à Mr. Péron qui me fixe d'un air fatigué. Il a posé la feuille sur la table, on se dévisage en silence. Mon estomac fait d'autres bruits peu ragoûtant, ça le fait doucement sourire.

  • Vins, j'allais bintôt manger d' façon.

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(1) : Un cheptel est grossièrement un troupeau. Il existe trois types de races de vache :

- laitière : élevées pour leur lait (on peut jouer sur la quantité et la qualité selon la race). La plus connue est la prim’holstein, la race emblématique quand on s’imagine une vache, blanche avec ses taches noires.

- allaitante : élevées pour leur viande. On les appelle ainsi car elles allaitent leur propre veau. La plus connue est la charolaise, toute blanche ! Il y a aussi l’aubrac, la créole ou la limousine.

- mixte : un mélange des deux autres. Les plus belles vaches selon moi et qui assurent une certaine polyvalence aux exploitants. Vous pouvez y retrouver la salers, la montbéliarde, la normande… Fond toute seule devant tant de mignosité.

(2) : Une vache de réforme est une vache qui ne peut plus vêler ou fournir du lait. Elle va être engraissée, puis abattue.

(3) : La Politique Agricole Commune se répartit en trois grands axes pour recevoir des aides. Les aides dites ''vertes'' se concentrent sur des actions en faveur de l'environnement : le bio', mettre des sols en prairies pour laisser aux terres le temps de se reconstituer, réimplanter des haies entre ses parcelles, laisser une bande non exploitée entre les champs et les chemins, utiliser moins de produits phytosanitaires, etc.

(4) : Un GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun) est grossièrement un mariage entre plusieurs exploitations agricoles. Chaque partie se concentre sur une activité et l’ensemble est plus durable. Mais, comme dans un mariage, s’il y a des tensions entre les agriculteurs, c’est la mort.

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