Mr. Péron - Soir

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Je pèse le pour et le contre de sa proposition. Finalement, je vais me rasseoir pour faire de la place sur la table. Ma montre indique 17h17. Je sursaute lorsque s'écrase devant moi une planche de bois remplie de saucisson, fromage et apéritifs en tout genre. Il ne me donne pas le loisir de refuser, prend place face à moi avec un long couteau.

  • Hmph. T'es pas d' v' nu vég 'tarienne au moins ?!

Je ris en secouant la tête de façon négative. J'accepte un verre, puis un second. Après tout, se faire payer en dollars ou Pinard, quelle est la différence ? J'attrape quelques cacahuètes, m'en mets dans le décolleté. Je vois son regard, l'ignore en allant récupérer les arachides rebelles.

Nous parlons de tout et de rien, enfin, il aborde surtout le sujet de sa famille. Ses yeux brillent quand il parle de ses deux filles et de leurs réussites dans la vie. La tristesse arrive quand il enchaîne sur son ex-femme et sa vie idyllique en région parisienne, loin de lui. Le flot de paroles se tarit, il prétexte devoir aller aux toilettes. Une fois seule, je m'empresse d'aller voir ses vaches.

J'attendais ça depuis une bonne heure ! J'adore me balader au milieu d'une étable, entendre le doux ronronnement des ruminants, rapprocher le fourrage de leur gueule pour avoir le temps de les gratter entre les yeux, sentir l'odeur de ferme... Je vais me perdre du côté de l'enclos des veaux. Je déclenche bien vite une jérémiade de cris, ce qui me fait partir en courant. J'ai l'impression de revenir à mes jeunes années. L'agri me retrouve dans sa salle de traite en 2x4. Je suis dans la fosse et y examine les griffes en quête d'un possible défaut (1). Sans mot dire, il me tend un tablier avec un clin d'œil. Je pousse un cri de joie en comprenant où il veut en venir !

Je l'enfile promptement tandis qu'il s'éloigne, humant les odeurs nauséabondes qui en émanent. Quelques minutes plus tard, j'entends du bruit, suivi par l'arrivée dans la salle de plusieurs vaches. Je fais craquer mes doigts en ouvrant les vannes des tuyaux amenant au tank à lait.

Que la traite commence !

C'en est presque trop facile... 42 vaches à deux, on les expédie en moins d'une heure. Il a ramené sa bouteille de pinard avec lui, je picole d'une main et lave les trayons de l'autre. Au diable les questions d'hygiène !

(...)

Il est 20h pile. Nous voilà attablés. Je baigne dans une légère euphorie, les cheveux encore humides après la douche. Je savoure le repas qu'il a préparé. J'ai du mal à garder l'esprit clair. Lui a l'air en meilleur état, pourtant il a bu au moins deux fois plus que moi. Après un dessert expédié et la radio coupée, nous sortons un jeu de cartes, toujours accompagnés de nos fidèles pots de moutarde reconvertis en verre. Je me souviens de celui qu'il m'avait passé, Tintin coursé par les Dupont.

À mesure que les parties de Rami s'enchaînent, il devient plus maussade, plus sombre. Son ton est las, sa tête ailleurs.

  • C' te femme... S' tu savais les bons moments qu'on a v' cu ensemble. Et mes filles; la tiote à Lille, la grande en Br' tagne. Des avocates d' la famille, si on m'avait dit !

Il fait tourner son verre de vin alors que je rentre ma tête dans les épaules. Je ne sais pas si j'ai envie d'entendre ça. En tout cas, il m'a dessaoulée.

  • Elles m’appellent, parfois. J'peux entendre mes p' tits-enfants. J'les vois une fois l'an, paraît k' j' suis trop loin. K' suis trop... sa voix se fait plus sourde.... K' suis trop lourdaud.. mauvaise influence... Ma femme dit k' c'est moi k' fait pas d'efforts, d' pas être là aux anniversaires, à Noël.

Sa voix se brise. Il se retient de pleurer, ça se voit. Il renifle bruyamment, remue son nez dans tous les sens en prenant de nouveau la bouteille.

  • Paraît k' juis k'un boulet ! Ti crois ça !

Il crie, secoue la tête, en verse la moitié à côté. Il tend la bouteille vers moi, je refuse poliment en lui montrant un mot écrit d'une main tremblante.

[ J'ai de la route après ! ] Ça le fait sourire.

  • Les jeunes d’aujourd’hui, s' savent pu s’amuser.

Je lui rends son sourire. Oh que si. L'espace d'un instant, j'ai l'impression qu'il va mieux. Je pense déjà à me lever pour rejoindre ma voiture et rentrer chez moi.

  • Ce Bertrand, c' pas un homme pou' ma Lulu !

Le voilà qui repart avec un début de colère au fond du regard. Il me montre les quelques cartes postales qu'il reçoit avec des mots bateau, il me parle de la vie de gens qui comptent pour lui. J'abandonne l'idée de partir, je n'ai pas le cœur de l'interrompre. De nouveau, sa voix se brise. Il ne dit plus rien, finit son verre. Il règne un calme mortel dans la cuisine. Je le regarde caresser du doigt une carte postale, il semble m'avoir oubliée.

Finalement, il relève les yeux.

Il commence à se rapprocher de moi. Avant que je ne réagisse, il me caresse doucement la joue, puis rapproche sa bouche de mon visage. Je ne recule pas, je suis tétanisée. Je ne veux pas… mais il souffre tellement…

Ses yeux s’humidifient. Il entrouvre les lèvres, je peux sentir son souffle chaud me chatouiller le nez.

Ses lèvres embrassent ma joue, je sens ses poils de barbe me piquer.

  • Charlotte… Tu m' manques tell' ment… il hoquette.

Charlotte, sa cadette. Il me prend pour sa fille.

Il s’éloigne, je ne me détends pas pour autant. La souffrance l’aveugle… Il ne me voit pas, il ne voit que sa fille dont il connaît à peine les enfants, ses petits-enfants. Il se met à sangloter, pris de soubresauts incontrôlables.

Je ne bouge pas, je crois même que je fais de l'apnée.

  • Pourquoi z' êtes parties... Qu'est-ce k' j' fait d' mal...

Plus il parle, plus il va mal. Sa détresse me tord les intestins. Il finit par fondre en larmes.

J'arrive à me lever. Je ne sais pas quoi faire, je m'adosse au meuble de cuisine à côté de lui. Je l'observe en biais, il est au-dessus de son lavabo, fermant les yeux comme si sa vie en dépendait. un flot de larmes s'en échappe pourtant, allant s'écraser sur l'inox dans des ''ploc'' sonores.

Ma main se pose sur son épaule, descend lentement le bras jusqu'à serrer son immense poing. Rien ne laisse présager qu'il a senti mon geste, mais je ne sais pas quoi faire de plus. Moi aussi, je pleure.

Il se calme subitement, va se rasseoir en jouant avec son verre vide. Il mime d'en avaler le contenu, ne remarque même pas qu'il ne contient rien.

  • Si j’avais pas m' filles, c' serait fait d' puis longtemps.

Il fait tourner le verre sur son bord, n’en détache pas le regard. Moi je tente juste de rester debout. Un flot de souvenirs me revient en pleine face. Je repense à Claire, à tout ce qu'il y a de mauvais dans ma vie de merde. Je sens mes jambes qui tremblent, manque de m'effondrer en rejoignant ma chaise. Si je reste plus longtemps, ça va mal finir. Je déchire un bout de papier, à l'image de mon esprit, et y griffonne quelques mots que je lui tends.

[ Je dois y aller… Je reviendrai, pas demain… après-demain, promis ! ] Il sourit faiblement, épuisé.

Je finis enfin par le laisser, je le porte à son lit, il est complètement ivre. Je pose une bassine à côté de sa tête par précaution, même s’il ne vomira pas. Je souris furtivement. Les agri’ ne sont pas des êtres humains… Leur résistance à l’alcool est beaucoup trop élevée.

Une fois revenue dans la cuisine, je me sens au plus mal. Je tremble de partout, j'ai envie de vomir et de pleurer en même temps. Dans ce genre de situation, nous avons chacun notre manière de réagir. Moi, je me mets en mode automatique. Après quelques minutes, je ferme enfin le robinet, il n’y a plus de vaisselle sale. Il est 22h07… J’ai un peu plus d’une heure de route… misère.

Je monte le voir. Il s’est déshabillé, enroulé dans sa couette, endormi. Ainsi, il paraît si... apaisé…

J’apporte une gourde d’eau à côté de son lit et le laisse comme ça. Je me prends à penser que je l’ai aidé… c’est si prétentieux. Je lui ai conseillé de vendre sa ferme, serré une main et lavé deux verres.

Je sens la nausée me prendre à la gorge. Je secoue la tête, regroupe les fiches en ordre sur la table avec mon numéro pro’ pour qu'il me rappelle demain, dire ce qu’il va faire. Je sais qu’il ne le fera pas. Pas pour ça du moins.

Je prends la fuite hors de chez lui.

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(1) : Une salle de traite en 2x4 : quatre vaches peuvent se faire traire de part et d'autre d'un renfoncement dans le sol, appelé la fosse. On peut traire ainsi jusqu'à huit vaches en même temps à l'aide de quatre griffes, les machines qu'on accroche aux trayons des vaches et qui aspirent le lait.

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