Une matinée comme une autre

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6h50, 03 avril

BIIIP ! BIIIP ! BIIIP !

Je hurle en jetant l’engin de mort à l’autre bout du lit !

BIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!

Quel enfer ! Je n’ai pas frappé assez fort pour le briser. J’attrape un coussin et le plaque sur ma tête. Le son strident continu à s’élever dans des gammes insoutenables, des coups sont donnés de l’autre côté du mur. Je finis par céder, quitte la chaleur des draps pour sauter sur le réveil et le martèle au sol jusqu’à ce qu’il se taise. Le calme enfin revenu, je tente de maîtriser mon souffle, d’oublier que c’est le troisième depuis janvier. Mon voisin lance une insulte étouffée à travers le placo puis, plus rien. Après un micro-sommeil de dix secondes, je me décide à me lever pour de bon. La carcasse maudite me tombe des mains et s’en va rejoindre tout ce que je veux oublier sous le lit. Je prends le temps de me redresser, de m’étirer en pensant à programmer un réveil sur mon téléphone, le dernier moyen dont je dispose pour être théoriquement au boulot au moment demandé sur ma fiche de paie. Je me promets aussi de me coucher à une heure raisonnable ce soir et d’arrêter de spammer les parties sur League Of Legends.

Tel un zombie, j’agrippe quelques vêtements de la veille, y rajoute une culotte propre et une adorable paire de chaussettes blanches à cœurs roses, cadeau de ma tendre et absente copine. Une rapide toilette, un déjeuner expédié sur ma table basse en lisant un manga pris au hasard, puis enfin le départ vers la voiture. Et je suis en retard !

Bref, un matin tout ce qu’il y a de plus normal.

8h02

Le Berlingo se gare en crissant sur le parking du siège de la boîte. Mon patron aime bien appeler ainsi l’immeuble dans lequel nous louons nos locaux. Si ça lui fait plaisir après tout, qui suis-je pour l’en blâmer ? Je pénètre dans les bureaux, esquive la machine à café et grimpe les trois étages me séparant de nos plans de travail. Un coup d’œil à droite, puis à gauche… Personne. Je file m’installer face à Margaud, ma collègue de bureau, telle une ninja des temps modernes.

  • ‘Lu Symph’ ! rigole-t'elle en voyant passer notre boss juste après mon arrivée. Pas mal ce matin. Seulement six minutes de retard.

Je regarde ma montre. 8h06. Presque à l’heure, c’est être à l’heure ! Je lui tapote la cheville du pied en lui faisant un adorable sourire. C’est ma façon de lui dire bonjour quand tout va bien. Sinon, c’est un grognement quand il ne faut pas me parler, un lancer de petit avion en papier quand je veux discuter et une mine de chien battu quand j’ai besoin d’un café accompagné d’un câlin réconfortant.

  • Tu as du boulot aujourd’hui ?

L’agenda se découvre à mes yeux. J’ai effectivement un rendez-vous à 14h chez l’un de mes agriculteurs, Monsieur Péron. Il a demandé deux heures de consultation pour que je l’aide à examiner ses comptes afin de trouver un moyen d’optimiser l’ensemble. Je hoche la tête de manière affirmative sans rien ajouter. Elle n’insiste pas, si je ne lance pas une réponse, c’est que je ne veux pas en parler. Et, pour le coup, je n’ai vraiment pas envie d’en discuter. Cette journée commençait bien pourtant…

Sur un soupir, j’ouvre le dossier en tâchant de retrouver mes notes manuscrites sur son exploitation. Il me faut déjà un petit quart d’heure pour me lancer. J’ai tellement la flemme… Pour me motiver, j’ouvre une page internet et lis une histoire prise au hasard sur Scribay tandis que je regroupe mes cheveux en une longue queue de cheval. Le tout accompli, je pousse un autre et loooong soupir avant de baisser les yeux sur mes mémos :

- Monsieur Péron, agriculteur de 67 ans, toujours actif. Marié à 25 ans et divorcé à 40, a enchaîné avec le départ de ses deux filles à 18 ans pour les études. Vit seul depuis un peu plus de 20 ans
Note : son chien, un berger allemand du nom de Mak, est mort le 13 octobre 2018 -> /!\ ne pas en parler.

- Exploitation polyculture élevage (1) : 42 vaches laitières, des Prim’Holstein. Possède 25 hectares de SAU (surface agricole utile) et en loue 10. Total de 35 hectares dont cinq en prairie. La majorité est en zone protégée : autorisation d’utiliser des engrais, mais pas de produits phytosanitaires de catégorie désherbants -> la débroussailleuse est sa plus fidèle alliée dont les stagiaires sont le carburant.

- Fortement endetté, la faute aux cours laitiers, aux prêts pour rembourser les emprunts, à l’espoir que l’année suivante soit meilleure… -> Point positif : j’ai réussi à étaler le remboursement de sa dette sur la durée. Petite fierté de ma part, j’ai allégé la pression financière qui pèse sur ses épaules ! <3 <3

- Rappel des services de contrôles : mise aux normes du hangar et de la laiterie. Visite dans deux mois d’un inspecteur sanitaire -> Coût des travaux : pas dans ses moyens. Je connais l’inspecteur, tenter d’avoir un délai supplémentaire contre une magouille fleur sur le dossier Charles.

Je soupire à nouveau, commence à me pencher sur ses comptes de résultat et bilans d’exploitation des dix dernières années.

(…)

Le temps défile à toute vitesse. Je déteste ce casse-tête, je le hais. J’ai à ma disposition plusieurs éléments que je dois imbriquer de façon à rendre durable la petite exploitation dans un monde où la tendance tend à faire disparaître ces dernières. L’Etat veut qu’ils se regroupent… le fond est louable, mais si l’agriculteur veut garder son indépendance ?... De toute façon, ils n’ont plus vraiment le choix avec l’évolution de la PAC (politique agricole commune) et les contraintes d’exploitation toujours plus lourdes.

Bref. J’y passe toute la matinée.

(…)

Je tente toutes les combinaisons possibles, rien n’y fait. Je suis dans une impasse. Son exploitation n’est pas viable en l’état actuel. Pas avec les cours laitiers et les dettes qui s’accumulent. Il va falloir changer, il n’a pas le choix. Je soupire, commence à mettre en ordre mes fiches mémo et les différents scénarios que je vais lui proposer. Je réfléchis à des modifications de son exploitation, voir à en abandonner certaines parties. J'hésite à prendre l'ultime scénario, finis par le fourrer dans ma sacoche.

  • RRRrrrrrrrrrrrrhaaaaa !

Je cache la tête entre mes mains, inspire profondément. Margaud est partie manger. Le regard perçant d'entre deux doigts, j’étudie mes options. Je ne supporte pas ce sentiment de proposer un moindre mal. Ma montre indique 12h51. J’ai une heure de route… tant pis.

J’éteins l’ordinateur, prends le temps de dessiner un cœur sur le bloc note de Margaud et attrape mes affaires accrochées au porte-manteau. Mon ventre gargouille, je grignote une pomme en mettant les clés dans le contact.

En avant.

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(1) : Une exploitation en polyculture élevage implique que l’agriculteur a des animaux et des parcelles pouvant servir à différents types de culture. Bref, il fait tout. Si vous allez vous perdre en Picardie par exemple, c’est majoritairement des cultivateurs : d’immenses exploitations sans animaux. La Mayenne compte pour sa part plus de vaches que d’êtres humains.

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