Les décadents

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Défi "Vampires sans romantisme"

— Où qu'c'est qu'tu vois un éternel r'tour touô ? Hin ? OU QU'C'EST ?

 — Dans sa grosse mousse-mousse, au Freddy !

 — Pour une généalogie... Y s'ra gêné au logis !

 — Ah, ah ! Ho, ho !

 — OU QU'IL EST TON MACHIN, HIN ? OU QU'IL EST ?

Cela faisait une heure qu'on martelait le pauvre Friedrich. Hélas pour lui, il avait eu le malheur de tomber sur des affreux qui battaient le trottoir en cette nuit froide de novembre 1891... Ils l'avaient chopé au col, aussitôt qu'il se trouvait dans un coin sombre, et depuis, l'algarade s'était prolongée ; il gisait sur le pavé, trempant à moitié dans la petite eau de pluie dégueulasse qui stagnait dans les fentes, et il était battu, battu, bien entendu.

Lorsqu'on décida qu'il en avait eu pour son pesant de cacahuètes, on le laissa là, tel un tas, comme un tas d'autres bougres à qui l'on avait réglé leur compte : les lascars reprirent chemin, leur voix chantonnant chansons chaudes de vigueur, d'entrain, de cul, qui s'élevaient répercutant les façades et les plaintes.

Ils s'en retournaient à leurs pénates, trop contents de la soirée pour risquer de la gâter en dépassant les bôn' — comme ils disaient. Casser du philosophe avait suffit à les rendre gais, si bien qu'une fois dans leur bicoque, ils firent péter le sampagne — sampagne, vous dites ? — Hâtif lecteur, vous allez voir !

 — T'as vu comment j'ai fermé son clapet au Nini !

 — Fier de toi, fiston.

 — Môman, j'trouve pô l'tire bouche-bouche !

 — A la bonne vôt' ! dit ce qui ressemblait au pater familias.

 — 'Ci pôpa, et attention... cul-sec tout l'monde !

On versa dans des gobelets la bouteille entière : c'était du sang, tout simplement, qui ruisselait du goulot.

 — On boit plus assez de sampagne... On devrait faire la fête plus souvent !

 — Ah oui, bobonne, ça oui...

La femme fit une grimace. Elle ne semblait point apprécier le sobriquet, sorte de cognomen — Bobonnus ! — qu'elle avait hérité depuis peu, sûrement, pour qu'il pût la contrarier.

Soudain, alors que la fête battait son plein, on toqua à la porte — la sonnette était kakée. Pôpa et Môman se turent : c'est qu'on était très peu habitués à recevoir si tard — voire, à recevoir tout court. La marmaille et les copains, les oncles et les tantes, les cousins et les cousines firent de même, tous s'attendant au pire : la police, ou bien les voisins — puis ils se souvinrent que ceux-ci étaient tous morts.

En fait d'un visiteur, on ouvrit à une jeune femme toute luisante de pluie. La lumière du porche gribouillait son manteau de taches d'ivoire ; ses yeux étant comme brillants dans l'obscurité, sa voix, incertaine :

 — Suis-je bien chez... Boulabiers ?

 — Ouais ?...

 — Je peux vous parler un instant ?

 — Euh... Chai pô. Chéris, t'en dis quouô ?

 — Bah ouais, sûr qu'elle peut. T'façon si elle nous emmerde, tu sais ce qu'on...

 — Merci bien.

On fit entrer la jeune femme. Elle ne se fit pas prier pour s'asseoir sur le premier fauteuil venu, en prenant d'abord soin d'y enlever les restes d'apéricubes et de bretzels secs. Elle les toisa, un à un, le père, la mère, tout le reste comme s'il s'agissait d'un jeu de sept familles.

 — Alors comme ça, c'est vous, les Décadents...

 — Les Décaquoi ? Qui qu'c'est qui nous appellent comme ça ?

 — Eh bien, reprit la jeune femme, la presse parle de vous en ces termes depuis que vous rossiez monsieur Nietzsche.

 — Comment les journaux peuvent déjà en parler ?

 — Son cadavre a été retrouvé hier soir, dans un coin sombre.

Cela faisait donc vingt-quatre heures qu'ils s'adonnaient à la nouba.

 — Vache, ça fait donc une sacré chouille qu'on fait lô...

 — Maintenant que je vous vois, je comprends pourquoi on vous appelle comme ça... Ouvrez grand la bouche ?

 — Hin ?

 — Ah oui, c'est bien vrai. Vous n'avez que dix dents. Des décadents, à vrai dire, le terme convient.

L'assemblée ne semblait guère comprendre...

 — Bref, ma venue a un autre but. L'on a retrouvé d'étranges morsures sur le cadavres de Friedrich, deux marques rondes et ensanglantées qui se situent au niveau de son cou.

 — BOBONNE !

 — M'APPELLE PÔ BOBONNE ! Et puis, j'y suis pour rien...

 — C'est mouô, dit un des oncles bedonnants.

 — Putain, Bertrand, tu ne pouvais pas te retenir ?

 — Une p'tite soif... de temps en temps...

 — Alors, c'est donc vrai... Vous êtes des vampires.

 — Ouais, mais on voudrait pas trop qu'on le sait dehors, alors on va vous dézinguer fort.

La femme bondit de son fauteuils, animée par un soudain réflexe de survie, se rappellant Bram Stocker et les autres, l'échappée de l'étreinte vampirique et des canines assoiffées — elle s'imaginait déjà planter un pieu dans leur coeur !

Mais bien qu'ils fussent beaufs, les "Décadents" n'en étaient pas moins de bons chasseurs — et pas de galinettes cendrées —, ce qui leur permit d'attraper en un instant celle qui compromettait leur identité. Elle se trouva acculée contre un mur, le souffle rapide, l'angoisse s'échappant de ses paupières pour couler le long de ses joues rougies par l'effort.

 — Att... Attendez.

 — Niarf ! dit en bon vampire le père, qui l'estrangulait en la putréfiant de son haleine.

 — Prop... Proposition !

 — Mouhahaha, chantèrent en coeur enfants et parents.

 — Ar... gent.

 — Hin ? Quoi ?

Il la libéra aussitôt de son emprise.

 — Tout le monde sait que vous êtes des vampires, après l'incident de Nietzsche. La ville entière est au courant !

 — Bah on les tuera tous.

 — Il existe une autre solution, je peux vous aider.

 — Fais vite, cocotte.

 — En vérité, j'ai de l'argent, beaucoup d'argent. Assez pour monter ma propre émission... Et de cette émission, je voudrais que ce soit vous, les stars. Imaginez, la prochaine Sitcom à succès... La Famille Boulabiers... non, en fait. Les Décadents partent en vrille !

Il y eut une courte réunion de famille, puis, ne cessant de ressasser le mot "argent", on se décida enfin. Le père se racla la gorge, cracha un peu — la femme essuya sa joue — puis, sur un ton dépassant toute réjouissance imaginable :

 — QUI QUI VA PASSER A LA TELE ?

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