Chapitre 5

7 minutes de lecture

                    Ethan

« Entre l’amour et la haine s’établi une frontière ouverte,

Qu’attisent des conflits qui mènent à la perdition.

Naissent ainsi les guerres dans les cœurs et le sang ».

Descrea – Pascal Desliens.

La tête entre les mains, j’essaye de me concentrer sur le cours mais les paroles du prof ne m’atteignent pas. Je suis déjà loin, trop loin. J’agite nerveusement les jambes pendant que mon cœur se tord.

C’est quoi ce bordel ?

Quand j’ai croisé son regard ça m’a fait comme un électro choque. J’ai senti mes entrailles remuer et impossible de la lâcher des yeux. C’est sûrement le stress qui est remonté comme par hasard au moment où je l’ai vu.

Et puis c’est elle qui m’a maté aussi. Et deux fois en plus !

N’empêche, j’ai jamais ressenti une sensation aussi bizarre en regardant quelqu’un. Assis derrière elle, je prends tout mon temps pour l’observer. Ses cheveux parsemés de mèches blondes retombent dans son dos. Je ne sais pas pourquoi mais elle m’agace maintenant. C’est peut-être stupide mais j’ai envie de lui arracher son ruban bleu et de défaire sa coiffure impeccable. Amusé, j’attends qu’elle se retourne une deuxième fois pour me foutre de sa gueule mais elle reste figée sur sa chaise, droite comme un piquet.

Eh bien, ça doit pas être tous les jours rose avec elle !

J’étends mes longues jambes et mon pied rencontre sa chaise. Je jubile, je jurais l’avoir vu tressauter.

Putain arrête ça, tu la connaît même pas !

Mon regard se perd dans la contemplation de la table et je dessine un cercle sur mon carnet.

Passionnant ce cours.

Personne ne doit remarquer la moindre contrariété, je dois rester ce que j’ai toujours été : indéchiffrable. C’est la seule façon de me protéger de ce putain de monde qui m’entoure. Une bouffée de chaleur remonte malgré moi sur mes joues. Je n’ai qu’une hâte, bouger de là. Cette pièce m’étouffe ! Et comme si ça ne suffisait pas une brune deux rangs plus loin, me lance à plusieurs reprises des coups d’œil appuyés. Elle est plutôt mignonne mais son regard fixe et ses petits yeux charbonneux me foutent mal à l’aise. Je l’ignore et m’efforce de ne plus regarder sur le côté, ni devant. L’heure s’écoule lentement et quand le moment de délivrance arrive enfin je sors le premier, sans un regard en arrière.

Je passe le reste de la journée à prendre mes marques. Aucun tracas ne vient bouleverser le fragile équilibre que j’ai réussi à instaurer. Le cerveau en compote, je sors de mon heure de biologie. J’ai clairement plus l’habitude de me concentrer autant et j’ai besoin de me détendre. J’avance vers la sortie, quand je LA vois. Je ne résiste pas à la tentation de la regarder une dernière fois. Les yeux vissés vers le sol, elle lève doucement la tête au moment de me croiser. Ses yeux limpides me traversent, et je n’arrive plus à détacher mon regard du sien. Ou peut-être que je ne le veux plus. J’ai l’impression qu’elle m’ouvre son âme, et j’irais bien tout droit en enfer pour prolonger ce moment. Mon cœur fait un bond en arrière. Je perçois au fond de ses prunelles cerclées de gris une sorte de fragilité, et son air innocent m’achève. Sur le cul, je n’arrive plus à penser correctement.

Il faut que je me casse !

Effrayé par ce qu’elle remue en moi, je me précipite hors du couloir en bousculant plusieurs élèves au passage. Malgré les protestations, je ne prends pas la peine de m’excuser. Dehors, je respire enfin mais pas complètement. Je ne souffle qu’une fois le lycée dans mon rétroviseur.

J’ai vraiment l’air d’un abruti !

J’ouvre les fenêtres dans cette fournaise puis essuie nerveusement ma nuque. Mon pied appuie sur l’accélérateur. Je ne contrôle plus rien.

Je suis en train de tomber malade ou quoi ?

J’essaye de chasser cette inconnue de mes pensées, mais plus je ferme les yeux, plus je la vois. Un chauffard me klaxonne et je freine comme un taré. Il me fait un gros fuck avant de continuer sa route. D’habitude mon démon intérieur l’aurait poursuivi pour le défoncer, mais ça me passe au-dessus. Je regarde autour de moi. Ma caisse est immobilisée et je suis seul comme un con au milieu d’un carrefour. Apparemment, j’aurais grillé un feu.

J’ai failli avoir un accident bordel !

Je me barre en vitesse avant que d’autres ne rappliquent. Je change de direction. Hors de question de rentrer. Il faut que je me rafraîchisse. Je roule jusqu’à Wilnoh’s Forest un quartier pas trop loin de chez moi. Les bars et restaurants défilent le long de la route.

Le Drinks Club Foley attire mon attention avec son ambiance intimiste. Je rentre dans le bar, avec pour seule idée de me désaltérer. Mes yeux s’habituent assez vite à l’obscurité. Les lumières violettes peignent les murs et le plafond. L’endroit est désert, j’en profite pour passer commande.

⸻ Tu ne crois pas qu’il est un peu tôt pour boire ? plaisante le serveur.

Je le jauge en vitesse en me demandant de quoi il se mêle, après tout c’est son boulot de me servir, mais son air sympa et ses yeux rieurs me radoucissent. Il doit avoir à peu près mon âge.

⸻ J’ai besoin d’un petit remontant.

Je pose un gros billet sur le comptoir.

⸻ Des soucis de cœur ? s’informe-t-il, en préparant ma boisson.

Pas du tout !

Je rigole nerveusement tout en restant évasif dans ma réponse. Après tout, demain je l’aurais déjà oubliée.

⸻ Pas très bavard hein ?

⸻ Disons que je viens de reprendre les cours.

Il fronce les sourcils, intrigué, et je lui explique mon récent déménagement.

⸻ Moi c’est Jason.

Je lui rends sa poignée de main en me présentant à mon tour.

⸻ Si tu veux sortir un soir pas de soucis. Je sais que c’est pas évident quand on vient d’arriver. J’ai quelques potes, ils sont cool et on sera ravi de te montrer les endroits sympas où sortir.

Intéressé par sa proposition et quelque peu touché, je prends son numéro avant de m’enfoncer dans un des sièges en cuir tout en sirotant mon whisky. L’ambiance tamisée me détend.

Je retourne commander un autre verre, Jason me l’offre et nous causons.

Il est vraiment sympa ce type.

Plus le temps passe, plus je me sens dans mon élément. Je me rappelle m’être promis de trouver un taf. L’argent de ma mère ne suffira pas, il nous faut plus de blé. Celui qui a l’air d’être le gérant passe plusieurs fois devant moi, et je me présente à lui.

⸻ Enchanté moi c’est Doris, se présente-t-il.

⸻ Vous recherchez pas un serveur par hasard ? Je suis disponible après les cours et j’ai besoin de travailler.

Je me lève pour lui montrer que je suis déjà prêt à me mettre au boulot.

⸻ T’as déjà une expérience similaire ?

C’est le moment de tout jouer.

⸻ J’ai enchaîné les boulots pendant un an et j’ai eu l’occasion de bosser dans un restaurant. J’apprends vite et je suis capable de servir vos clients.

⸻ On peut dire que t’es assez culotté, mais c’est ce que j’apprécie et j’ai besoin d’une personnalité forte pour mon équipe.

Il se frotte la barbe en poursuivant :

⸻ Eh bien petit, tu tombes à pique. Il se trouve que j’ai besoin de renfort et je cherchais justement à embaucher quelqu’un pour quelques heures par semaine mais ça n’intéressait personne. Si tu fais tes preuves ce soir, je t’engage. C’est un contrat d’un mois par contre ça te pose un problème ?

Mon cœur se gonfle de bonheur.

⸻ N... non, c’est très bien.

⸻ Ok, alors au travail. Jason va te montrer les vestiaires, tu commences dans dix minutes.

Je suis mon nouveau collègue derrière le comptoir.

⸻ Félicitation mec, déclare-il, en me donnant une tape amicale dans le dos.

Nous faisons une brève visite des lieux et nous terminons par les vestiaires. J’enfile en vitesse le tee-shirt qu’il me tend à l’effigie du bar.

⸻ Bienvenu dans l’équipe. Il regarde sa montre et rajoute, pressé : on se retrouve dans deux minutes.

Je range mon sac dans le casier et me dépêche de regagner l’intérieur, impatient de faire mes preuves.

                     ***

Je finis ma première soirée de travail, satisfait. Doris m’a engagé. Ça ne va pas être de tout repos, mais je me sens parfaitement capable d’associer taf et étude. Je rentre, exténué. Dès que la porte se referme, la voix de ma mère m’interpelle du canapé.

⸻ Tu rentre tard. Tu ne t’es pas fait virer au moins ?

Je m’arrête devant elle.

⸻ Non j’ai trouvé un taf.

Elle hausse les sourcils.

⸻ Quoi ça te surprend tant que ça ?

⸻ Bah c’est bien, et dans quoi ?

⸻ Serveur au Drinks Clubs Foley.

Un petit moment de silence s’installe jusqu’à ce je le brise, hargneux.

⸻ Au faite, y a que ça qui t’intéresse de savoir si je me suis fait virer ?

⸻ Bah vu ce qui s’est passé la dernière fois…

⸻ C’est bon, l’interromps-je sèchement.

Elle n’insiste pas et monte se coucher la mine éteinte. Je me prépare vite fait à manger et grimpe à mon tour dans ma chambre. Des cartons jonchent le sol, entassés les uns sur les autres. Mon regard s’arrête sur un, en retrait. Je le pose sur mon lit. Une petite boîte repose au fond, entourée de papiers journaux. Je l’ouvre avec précaution, les mains tremblantes. Ma poitrine se serre à la vue d’une ancienne photo.

Trois enfants.

Les inséparables.

Le trio infernal.

Je serre de toutes mes forces le bout cartonné. Je fais l’abrutis entre eux. Nat m’imite en tirant la langue mais c’est Jenny qui illumine le cliché. Sa frange blonde mordille ses sourcils, et ses lèvres s’étirent en un sourire timide mais franc. Je tâtonne au fond de la boîte et en extirpe un long écrin en velours bleu. À l’intérieur, une gourmette en argent. Mon cœur se contracte violement quand je l’effleure du bout des doigts. Je me précipite vers mon bureau et fourre l’écrin au fond de mon tiroir. Je ferme le couvercle de la boîte à souvenir d’un coup sec avant de la ranger sous le lit. Une larme menace de tomber, et je me promets de ne plus me plonger dans le passé. Du moins pas pour l’instant, tout ce que je veux c’est avancer.

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