Chapitre 6

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                   Isabelle

« Il ne faut pas désespérer avec les imbéciles.

Avec un peu d’entraînement, on peut en faire des militaires ».

Pierre Desproges.

Le bus scolaire me dépose devant le portail du lycée. Je reste parler avec Jessica avant que les cours ne commencent. Un bourdonnement se faufile jusqu’à nous. Un son assourdissant vibre dans mes tympans. Difficile d’y faire abstraction !

Il fait son apparition à bord d’une Dodge, les fenêtres grandes ouvertes. Une musique de style rock métal emplit tout l’espace, et le sol vibre sous mes pieds. Sentant sûrement que quelqu’un le fixe il plonge une nouvelle fois son regard si particulier dans le mien. Mes mains deviennent moites, et je sens mes forces me quitter. Ses yeux me sondent intensément. Remarque-t-il l’effet qu’il produit sur moi ? Je m’embourbe dans le sol, qui me happe toujours plus bas. J’ai envie de couper le contact, mais je n’y arrive pas. Mon cerveau a activé le mode « pause ». Je ne vois que lui et ses yeux aussi sombres que la nuit. J’entends un lointain « c’est quoi cette musique ? », mais je m’en fiche éperdument. Je pourrais décrocher la lune pour que ce moment dure une éternité.

⸻ Isabelle ! Isabelle !

Une secousse me réveille de ma léthargie factice. Jessica me tire sur le bras. Je dois baisser les armes et mettre fin à ce duel de regard des plus intenses. Mais je compte bien remettre la partie, la bataille est perdue mais pas la guerre.

─ Qu’est-ce qui t’arrive ? m’alarmé-je.

─ Ça a sonné.

Je reviens à la réalité et me rends compte que quelques lycéens l’observent. Il passe brusquement devant moi en me heurtant l’épaule sans s’excuser ni me regarder.

Mais qu’est-ce qui lui prend ?

Interloquée, je l’observe pénétrer dans le bâtiment, la démarche plus négligente que jamais.

Je ne le connais peut-être pas mais son attitude me blesse. Comment peut-il me regarder de cette manière et m’ignorer la seconde d’après ? Habituellement je sais quand je plais à quelqu’un, mais Ethan reste imperturbable. Il érige un mur de fer entre lui et le monde et paraît aussi froid que la glace.

⸻ Tu es sûr que ça va ? Tu es toute pâle.

⸻ Oui, marmonné-je, d’un air sombre.

En temps normal, je devrais rougir de plaisir mais là c’est… différent. Il m’attire tellement que j’en pâlis. Son air sombre qu’il affiche en permanence me subjugue totalement. Dès que nous nous croisons, j’ai l’impression de marcher sur un fil. Depuis hier, ma pensée est altérée.

À la fin de la pause déjeuné, j’assiste à une altercation. Assise sur un muret je discute avec Jessica tout en surveillant discrètement Ethan. Ce dernier pas très loin, ne lance pas un regard dans ma direction. Chase, un lycéen populaire accompagné de sa petite troupe se dirige vers lui. À ses côtés, je reconnais Doug le Quaterback de l’équipe de Foot. L’air peu amicale qu’ils affichent ne me dis rien qui vaille. Je fais signe à mon amie de se taire puis tends l’oreille, curieuse.

⸻ Ecoute euh…

⸻ Ethan.

⸻ Oui c’est ça, tu ne le sais peut-être pas encore mais la place sur laquelle t’es garé, c’est la nôtre.

⸻ Ah oui ? Et elle est à qui précisément ?

Il se redresse de toute sa taille, le regard noir. Chase accuse un spasme mais tient le coup. Ethan les pointes un à un du doigt avec une insolence défiant tout.

⸻ À toi ? À toi là-bas ? Ou encore à toi ?

⸻ On se gare là c’est tout.

⸻ Ah ouai, et il y a votre nom dessus ? Vous avez signé un contrat avec l’école et vous payez vos places ?

⸻ Mais non pas besoin. Tout le monde le sait, question de logique mec ! Ça a toujours été comme ça. On te laisse pour cette fois.

Puis il approche son visage tout près du sien et rajoute, menaçant :

⸻ Mais à partir de demain tu la bouge ta caisse.

Il se met à rigoler puis balance en lui tournant le dos « profite bien ». Ethan hausse les sourcils l’air méphistophélique, puis lui balance d’un ton faux :

⸻ Ça me touche que tu t’inquiètes pour moi, mais t’es qui pour me donner des ordres ?

Le leader pivote sur lui-même le regard mauvais.

⸻ Écoute, t’as pas l’air d’avoir bien capté, alors je vais te le répéter une dernière fois.

Il insiste bien sur chaque mot :

⸻ C’est-comme-ça-pour-tout-le-monde.

L’atmosphère devient lourde, et les élèves sentant une dispute approcher se réunissent autour d’eux. Ethan peu impressionné, n’en décolère pas.

⸻ Tu crois que je suis un mouton et que je vais me plier à vos petites règles stupides, mais tu te mets le doigt dans le cul. Alors retiens bien ce que je vais te dire : ma voiture je la gare où je veux et quand je veux, j’ai de compte à rendre à personne.

Le visage de Chase se décompose. Il réfléchit quelques secondes avant d’ajouter :

⸻ Tu viens d’arriver alors tu ferais mieux de faire profil bas !

⸻ C’est bon laisse le maintenant, intervient Doug en tirant son ami en arrière.

Mais celui-ci se dégage et revient vers Ethan, menaçant.

⸻ Si tu bouges pas ta caisse, je te le ferais payer.

⸻ Tu crois vraiment que je vais me laisser marcher dessus par une bande de gamins ? Vous vous croyez supérieur mais vous êtes rien !

Ethan marque une pause.

⸻ Ok t’a raison. Approche.

Pensant qu’il veut signer l’armistice, il s’avance l’air confiant. Un sifflement se fait entendre et Chase se retrouve par terre, le visage déformé par le coup qu’il vient d’essuyer, mais aussi par la rage. Il se relève en vitesse et envoi son poing dans le ventre d’Ethan comme un boulet de canon. Ce dernier se plie en deux, ses genoux éraflent le sol dans un bruit sourd. Ses yeux deviennent mesquins et il se précipite sur son adversaire. Une ribambelle de coups pleut sur l’asphalte, sous les encouragements des élèves. J’aperçois un filet de sang mais tout se passe si vite que je n’ai pas le temps de voir qui est blessé. Ameuté par le raffut, les surveillants réussissent à les séparer. Ethan aborde une courte entaille sur la joue. Quant à Chase, ses deux yeux au-beurre noirs et son visage sale en disent long sur son état.

⸻ Que quelqu’un les emmène à l’infirmerie ! Quand vous reviendrez, vous gagnez tous les deux un aller direct dans le bureau du proviseur !

Chase s’éloigne avec le capitaine de l’équipe de Foot. Dans le malheur de la bagarre, je trouve un peu de réconfort en me désignant pour l’accompagner à l’infirmerie. Nous arpentons seuls les couloirs. Mon rythme cardiaque s’accélère.

⸻ Ça va ? lui demandé-je, d’une voix chevrotante.

Il essuie le sang qui suinte de sa joue d’un revers de la main.

⸻ Ouai c’est rien ça, j’ai connu bien pire.

Bien pire ?

Je me demande dans quels mauvais coups il s’est déjà fourré. Nous marchons en silence et je profite pour le regarder à la dérobé. Avec sa petite blessure, son air caligineux ressort lui proférant un charme incroyable.

⸻ En fait, tu connais mon nom mais tu ne m’as pas dit le tiens.

Ma bouche devient pâteuse.

⸻ I... Isabelle.

⸻ Enchanté.

Son ton glacial est dénué d’émotion. Je ne peux m’empêcher de me demander s’il est sincère, car tout dans son attitude prouve le contraire.

⸻ Tu sais, Chase mérite ce qui lui est arrivé. Même si je suis contre la violence, m’empressé-je d’ajouter.

⸻ Excuse-moi de te dire ça, mais c’est vraiment un connard ce type ! Ça fait longtemps que ça dure ?

⸻ Depuis un certain temps. C’est le clan des populaires que veux-tu, tout leur est dû.

⸻ Et vous les laissez faire ?

Ses pieds accrochent le sol à plusieurs reprises.

⸻ On n’a pas vraiment le choix.

⸻ On a toujours le choix ! rétorque-t-il.

Depuis que j’ai mis un pied dans ce lycée ils font leur loi. Bien que je trouve leur comportement exécrable, je ne m’y suis jamais opposé. D’ailleurs personne ne l’avait encore fait avant lui.

⸻ Je pense que c’est un manque d’envie. La plupart des gens sont hypocrites, ils veulent être appréciés de leur bande pour être valorisés.

Il pouffe doucement de rire.

⸻ Peut-être mais de mon point de vue, je ne vois pas en quoi je pourrais être valorisé en traînant avec ces abrutis.

Malgré la gêne que je ressens, je ne peux m’empêcher de rigoler. Un sourire s’esquisse sur ses lèvres puis il éclate d’un rire tonitruant. Mais il a raison ! Chaque règne fini par prendre fin et le joug du pouvoir des mécréants, est toujours aboli par le peuple.

Je m’arrête devant l’infirmerie en me tournant vers lui. Mes yeux roulent sans délicatesse sur ses longues jambes et arrêtent leurs courses folles sur son lobe, muni d’une boucle noire. En dessous de son oreille, un tatouage coure sur sa peau. Les traits fins s’entrelacent en des motifs tribaux qui forment de jolies pointes. Son dessin poursuit son chemin plus bas, mais est masqué par son tee-shirt. Il m’adresse un petit sourire avant d’ouvrir la porte. Je le laisse seul et m’empresse de retourner en classe, le cœur léger.

                      ***

Pour notre dernier cours, nous devons rendre le devoir sur le thème : « faut-il nous plier au système actuel ? ». Mr Harper se plaît à interroger les élèves sur des sujets philosophique, il nous questionne tour à tour, ce qui mène à de réels débats et rend le cours plus vivant. Il demande à Ethan s’il a eu le temps de faire la synthèse.

⸻ Je la rédige, répond ce dernier en levant à peine le nez de sa feuille.

⸻ Je peux me permettre de vous interrompre pour recueillir votre avis sur la question ? Pensez-vous qu’on doit se plier à notre système actuel ?

Ce dernier se lève de sa chaise dissimule un petit rire, puis reprend son sérieux.

⸻ Certainement pas !

Certains le regarde, bouche-bée. Quant à moi je ne laisse rien transparaître mais mon cœur palpite.

⸻ Très bien, chacun pense comme il veut et il n’y a pas de mauvaises réponses. Mais voulez-vous préciser ?

⸻ Ah parce qu’il faut que je développe en plus ?

Le prof acquiesce, l’encourageant à divulguer le fond de ses pensées.

⸻ Puisque vous insistez… pourquoi on devrait se plier aux exigences de notre gouvernement ? On est pas des moutons, ni des machines, on est des êtres humains, fait de chair, et de sentiments, et si ce système ne nous plaît pas, pourquoi on devrait s’y conformer ? On n’a aucun ordre à recevoir et encore moins de politiciens véreux ! Personnellement je ne me plierais pas aux exigences du système, je n’offrirais pas ma vie à ces connards !

⸻ S’il vous plaît, surveillez votre langage, l’interromps Mr Harper.

Il continue sur sa lancée d’un ton fiévreux.

⸻ Il y a trop d’injustice, des gens crèvent de faim pendant que d’autres vivent dans l’excès. Vous trouvez ça normal peut-être ? Un jour, un vent de révolte soufflera et tout ce gouvernement pourra aller se faire foutre !

Il lève les poings, et termine la voix tremblante : « Fuck les politiciens et fuck ce gouvernement ! ».

Le silence retombe dans la salle et un malaise ambiant s’installe. J’ose un regard vers le tableau. Mr Harper frémit, je ne l’ai jamais vu dans cet état. On dirait une cocotte-minute sur le point d’exploser.

⸻ Non mais ça va pas ? Je voulais recueillir votre opinion, pas vous lancer dans une révolution ! Je suis conscient que certains sujets peuvent amener à de véritables débats et je les accepte, à partir du moment où ils sont constructifs et respectueux !

Ethan reste debout, les mains crispées sur la table.

⸻ Parce que la vérité n’est pas constructive c’est ça ? On est pas dans le putain de monde des bisounours ! Vous vouliez mon opinion ? Je vous l’ai donné, si ça vous plaît pas je suis désolé mais je ne peux rien pour vous.

⸻ Ça suffit ! Sortez !

Il ramasse ses affaires, puis au moment d’atteindre la porte, balance grossièrement à l’ensemble de la classe :

⸻ Cours de philosophie mais oui ! On ne peut même pas donner son opinion, ça craint !

⸻ DEHORS !!

La porte claque et je sursaute en même temps. Je ne le connais que depuis hier, mais il ne cesse de me surprendre. Il est à lui seul une véritable tornade, et j’ai envie d’être emportée avec lui, dans ses vents cycloniques. D’où vient-t-il ? Et pourquoi reprendre le lycée aussi tardivement ? Je suis bien décidée à creuser, et percer ces houleux mystères.

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