I

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 L'homme s'assit à table, alors qu'on lui servait un bol de soupe. La faim, qu'il avait pourtant enduré pendant près de quinze ans, sembla soudain se démultiplier, lui brûlant vivement les entrailles. Il en déduit que la perspective d'un repas après tant d'années en fut la raison.

 La cuillère, dont la mémoire kinesthésique lui avait mise en main naturellement, plongea dans la soupe puis dans sa bouche. Quinze ans plus tard, voilà un vrai repas chaud.

 Le couple regardait le bagnard de loin. La femme eut un sourire aux lèvres. Il ne fut jamais rare qu'il fasse preuve d'hospitalité envers les forçats, les condamnés en fuite, les veuves ou les mômes, mais celui-ci avait quelque chose de particulier.

-Votre lit est prêt, vint avertir la femme au bagnard qui venait d'ingurgiter sa soupe. -Mon lit ? S'en étonna-t-il. Elle lui sourit et son époux confirma :

-Ben oui. Vous allez quand même pas partir par c'temps. L'hiver est rude par ici et on a rarement eu un décembre aussi froid.

-Combien j'vous dois ?

-Oh rien pour ce soir, mon brave.

Le bagnard cacha bien son émotion et ne dit mot. Il se contenta de baisser la tête, repu.

La fille était près de la cheminée, dans un coin. Son regard ne quittait pas le forçat, sans pour autant vouloir qu'il la remarque. Il avait l'air trop épuisé pour se douter de quoi que ce soit. Un tintement lui fit relever les yeux. L'aubergiste venait de lui servir un digestif.

-Vous cherchez du travail, non ? Devina-t-il en s'asseyant près de lui. Y a un fermier pas loin d'ici qui vieillit dur. I' cherche d'la main d’œuvre.

L'aubergiste but tout d'un coup.

-Qui est-il ?

-Le père Rougeon. Têtu mais de bonne compagnie. Veuf d'puis a dix ans, fils disparu en vile. Il arrête pas de quémander de l'aide au village. On l'aide par-ci par-là, mais on bosse aussi nous !

L'homme but d'une traite son digestif et dit d'un ton résolu :

-D'accord, j'irai voir demain matin.

-J'vous donnerai son adresse après une bonne nuit de sommeil.

Il y eut un instant où leurs regards se croisèrent.

-Merci pour lui. L'hiver est rude pour les vieux comme lui. Allez.

L'aubergiste plaqua ses mains sur la table et appela :

-Marie ! Conduis ce brave homme à sa chambre.

Le teint de la jeune femme prit une couleur pourpre qu'elle dissimula en baissant la tête. Le bagnard la regarda se lever et s'avancer jusqu'à l'escalier, où il la suivit après un dernier salut au couple d'aubergistes.

   Bougie en main, Marie avançait dans le couloir du premier étage, le pas tremblant. Elle avait l'habitude de voir des forçats, mais celui-là était impressionnant. Elle n'avait jamais été très à l'aise avec les hommes en général, et celui-là semblait encore différent.

L'homme regarda Marie ouvrir la porte d'une chambre au fond. Elle se décala pour le laisser entrer. À l'intérieur, tout ce dont un ancien bagnard n'aurait pu se permettre de rêver : un lit, un petit bureau avec une chaise et de l'encre, et de quoi faire un brin de toilette. Marie lui demanda de l'attendre et revint avec une couverture qu'elle déposa sur le lit.

-Il fait froid, vous en aurez besoin. S'il vous manque quelque chose, n'hésitez pas à venir nous voir. Reposez-vous bien.

Et Marie s'enfuit dans le couloir, sans entendre son Merci.

 Le bagnard s'assit sur le lit. En contemplant la pièce autour de lui, il fut surpris par une sensation sur sa cuisse : une grosse larme venait de rouler sur sa joue brunie par les travaux, tombant sur son pantalon de toile, pile dans un trou qui avait grandit en même temps que les années. Il s'allongea alors, et le confort du lit lui facilita tellement le sommeil qu'il s'endormit presque immédiatement. La bougie manqua de s'éteindre seule.

Les rayons de la Lune passèrent par la fenêtre de la chambre d'un bagnard cette nuit-là, et bercèrent un homme enroulé dans une couette comme on s'apprête à naître de nouveau.

Malgré le confort du lit, des années de réveil aux aurores ne s'oublient pas si vite, et l'homme fut déjà debout quand les pas de l'aubergiste s'élevèrent dans les escaliers. Après une petite toilette, l'ancien bagnard s'apprêta à sortir de sa chambre quand un coup retentit sur la porte au même moment.

-Ah, vous avez meilleure mine ! S'enquit l'aubergiste plutôt qu'un bonjour.

Il tendit au grand homme un tas de vêtements.

-Voici des vêtements un peu plus propre que les vôtres. Les oublis ça sert toujours. J'sais pas s'ils sont à votre taille, essayez-les vous n'y perdrez rien.  Effectivement, les vêtements étaient un peu serrés, mais neufs pour lui, ce qui n'est pas négligeable.

 Après un petit-déjeuner, l'homme demanda à l'aubergiste par quel chemin passer pour se rendre chez le fermier. Ce dernier se proposa de l'accompagner. Alors qu'ils s'apprêtèrent à sortir, la jeune femme fit son entrée dans la grande pièce de l'auberge, livre en main.

-Marie ! J'accompagne le brave homme chez le Rougeon. Je te laisse commencer les corvées.

Marie sourit aux deux hommes, et sans un mot, se précipita dans la cuisine. Les deux hommes prirent alors la route à pied.

Le Rougeon était un homme de petite taille, bourru et barbu. Son aspect laissait penser qu'il venait de passer toute sa vie dans une ferme, impression qui s'avère véridique. Sa ferme se tenait debout derrière lui, presque en bon état. Quand les deux hommes arrivèrent, il ne se méfia point comme il l'aurait fait avec des inconnus. L'aubergiste était un des rares humains qu'il laissait mettre un pied sur sa propriété.  Le vieillard leur fit le tour de la ferme familiale en présentant à l'ex-forçat les travaux pour lesquels il aurait besoin de main d’œuvre. Il lui présenta le programme : logé et nourri en échange de service. Le plus robuste des trois, conscient de sa situation, se senti chanceux d'une telle opportunité. Généralement, on leur donne bien moins que ça.

 Le pacte fut passé, et le vieillard demanda à son nouveau colocataire de déménager dès le lendemain. Accord concluant.


De retour à l'auberge, les deux hommes trouvèrent les femmes de la maison occupées à leur tache. L'aubergiste ne tarda pas à les rejoindre, et l'ex-forçat proposa son aide. Ainsi, ce dernier se retrouva à accompagner la fille de la famille jusqu'au lavoir, à une vingtaine de minutes de l'auberge. Il portait l'énorme sac de vêtements. Sur la route, ni l'un ni l'autre ne dit mot. À un moment, Claude passa devant la jeune femme, qui se mit à l'observer. Malgré son imposant manteau, on devinait la robustesse de son corps. L'ex-forçat était certainement une montagne. Marie attribua son épaisseur à sa morphologie, puisqu'il sortait depuis peu du bagne, et donc de la malnutrition. Elle pensa que certains étaient les favoris de Dieu, ou peut-être les préparait-Il juste plus à leur destin ?

Le linge lavé, les deux rentrèrent à l'auberge, toujours sans un mot. Claude marcha devant de nouveau. Marie en profita.

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