II

10 minutes de lecture

 Claude était assis à table. Il était tard. Le feu de cheminée crépitait sur sa droite. Au bout de la table, presque à l'opposé de lui, Marie lisait. Claude ne l'avait jamais vraiment observé. À vrai dire, il avait fait une croix sur les femmes il y a longtemps. Il avait même pensé un temps qu'il n'en reverrait plus jamais de sa vie. Il s'autorisa alors à la regarder.

  Marie n'était ni belle ni laide. La tête penchée sur son livre, les cheveux tirés en arrière, on apercevait son front, déformé par ses sourcils froncés sur sa lecture. Le vêtement qui recouvrait ses épaules et son cou laissait cependant deviner une morphologie fine, peut-être presque maigre, justifiée par les temps durs. L'homme glissa son regard sur ses mains, petites et un peu épaissie par les années de cuisine déjà à son actif. Ses ongles étaient coupés courts, ce qui donnaient une impression encore plus petite de ses mains.

  La jeune femme leva son regard sur le bagnard, se sentant probablement observée. Ses yeux bleus rencontrèrent ses yeux verts. Il regarda son nez, la bosse sur son pont. Il aperçut rapidement la couleur pourpre de ses joues et la finesse de ses lèvres. Soudain, tout son visage sembla devenir rouge.

  Claude ne voulut pas la mettre mal-à-l'aise. Il tenta d'entamer la conversation pour la rassurer sur ses intentions :

-Tu t'appelles bien Marie ?

Cette dernière avait déjà baissé la tête.

-Oui.

Claude la regardait encore, mais il força dans son regard une certaine douceur.

-Tu as quel âge, Marie ?

-Vingt-deux ans.

Claude hocha la tête. À cet âge-là, il venait d'écouler sa première année au bagne. Il avala sa salive, but une gorgée de soupe, et se tut un instant. Dehors, le vent se levait, balayant le brouillard de l'hiver.

-Tu aimes lire ?

-Oui, confirma Marie, qui n'avait pas su lire une ligne depuis que Claude lui avait adressé la parole.

-Qui t'as appris ?

-Ma mère, monsieur.

 Marie avait fini par le regarder de nouveau. Elle avait de beaux yeux. Un crépitement claqua dans la cheminée avant que Claude ne demanda autre chose.

-Tu n'es pas déjà mariée ?

Marie rebaissa la tête. Elle sembla confuse.

-Non.

Claude eut peur de la froisser.

-Pardon pour cette indiscrétion. Marie releva la tête plus brusquement qu'elle ne l'aurait voulu. Il n'aurait pas fallu qu'il prenne sa timidité pour de l'impolitesse. Claude se demanda si c'est à cause de cela qu'elle était toujours célibataire.

-Non, non, ça va.

Un ange passa.

-Je préfère travailler encore ici avec mes parents.

Claude acquiesça. Il but une autre gorgée de soupe. Le silence retomba de nouveau, comme le rythme principal de leur conversation. Du coin de l’œil, il vit Marie fermer son livre. Il pensa alors qu'elle allait se lever et partir, mais à la place elle lui posa une question.

-Vous êtes marié, vous ?

Claude ne leva pas les yeux, et mis un moment à répondre. Il put presque sentir Marie trembler depuis sa chaise.

-Non.

Il but une autre gorgée.

-J'aurais dû.

Il plongea ses yeux dans le bol vide.

-Mais je me suis fait arrêter avant.

Ce silence là pesa bien plus lourd que les précédents. Marie écoutait Claude d'une oreille très attentive. Sa confession lui donna un nouvel aperçu de ce bagnard qu'elle avait senti différent. Claude semblait plus sensible.

-Serait-ce trop te demander de reprendre un peu de soupe ? Finit par trancher Claude.

Marie se leva tout de suite, en assurant que pas du tout, et s'approcha de lui pour prendre son bol. Claude garda la tête baissé. Lorsqu'elle revint avec le bol plein, plus qu'il n'aurait dû probablement, il leva les yeux sur elle pour la regarder un moment.

 Marie retourna s'asseoir au bout de la table, non sans les joues empourprées. Elle ouvrit de nouveau son livre. Il plongea sa cuillère dans la soupe.

-Que lis-tu ? Demanda-t-il au bout de quelques minutes.

Marie regarda Claude, surprise que la conversation se poursuive finalement.

-Des fables.

Il acquiesça.

-Je peux vous le prêter si vous n'avez rien à lire là-haut.

Claude s'arrêta un instant, la cuillère en main, et n'osant pas la regarder, lui avoua, presque à voix basse :

-Je ne sais pas lire.

Il but une gorgée. Il oublia de souffler dessus et elle lui brûla la gorge.

  Marie déposa sur l'homme un regard tendre. Dans ce moment de vulnérabilité, elle observa ce mètre quatre-vingt, robuste, s'affaisser dans une sorte de honte injustifiée. Ses cheveux, repoussés jusqu'aux oreilles dans un châtain foncé ne tombèrent pas assez pour camoufler ses joues rosies. Elle remarqua pour la première fois son oreille droite, mal-formée. Elle était très petite, et le haut de l'oreille était repliée presque à la moitié sur le reste. Cela lui donnait un côté enfantin.

Il cligna des yeux, ses longs cils balayant les poussières et autres intérêts de cette pièce. Claude semblait, seulement par cette phrase, par son ton et son fond, témoigner d'une vie dure, accablante et désolante.

  Marie avança sa main sur la table.

-Je peux vous apprendre, si vous voulez.

Le forçat ne la regarda même pas.

-Non, c'est plus la peine. C'est trop tard maintenant.

-Non.

Claude se tourna vers Marie, surpris qu'elle le contredise.

-Au contraire. Il faut saisir chaque chance qui se présente à nous.

Claude écoutait.

-Laissez-moi au moins vous raconter ceci : un jour, bien avant ma naissance, et quand mes parents avaient déjà l'auberge, ils accueillirent trois bagnards en cavale. Les deux premiers s'enfuirent dans la nuit, mais le dernier ne les suivit pas. Il demanda à mes parents de le cacher, mais le pauvre homme n'avait pas d'argent. Mon père lui demanda alors de faire divers travaux en échange, ce qu'il accepta. En voyant ma mère lire chaque soir après un dîner partagé, il osa lui demander un jour de lui apprendre, convaincu qu'il aurait là une porte ouverte à un nouveau monde bien plus fascinant que tout autre. Ma mère accepta. Dès lors, chaque soir, il étudia les lettres assidûment sous les directives de ma mère. En six mois, il sut parfaitement lire et se mit même à écrire. Après deux ans de cavale et de travaux, il partit sous une nouvelle identité vivre ailleurs. Un an après son départ, mes parents reçurent un cadeau qui est le livre que je tiens dans mes mains, et qui est écrit par cet ancien bagnard.

  Le regard de Claude brillait. Celui de Marie aussi. Il déglutit et acquiesça.

La jeune femme se leva de sa chaise, laissant le livre sur la table.

-Bonne nuit, Claude, souhaita-t-elle avant de disparaître dans une autre pièce.     Claude resta à fixer le livre quelques minutes. Il s'en empara, et se mit à en tourner les pages. À vrai dire, il n'avait jamais vraiment tenu de livre dans ses mains, si ce n'est la Bible, mais il y a de ça très longtemps, lorsqu'il éprouvait encore une certaine forme de foi. Un bruit retentit à l'extérieur, et Claude monta dans sa chambre avant de croiser les aubergistes. Lorsque ces derniers entrèrent précipitamment dans le chaud, ils découvrirent un feu de cheminée, un bol de soupe vide. Et rien d'autre.

Les aubergistes s'apprêtaient à sortir au moment où Claude vint prendre son petit-déjeuner, et ils le prièrent de prendre son temps et de partir quand bon lui semblait. Ils se dirent au revoir, et le couple partit s'approvisionner.

 Après un premier repas copieux, Claude rassembla le peu d'affaire qu'il possédait, et franchit la porte de l'auberge.

-Vous partez aujourd'hui ?

Claude se retourna sous la douce voix de la jeune femme.

-Oui.

Elle était encore vêtue de son habit de nuit. Ses cheveux étaient tressés, son visage dégagé. Claude s'arrêta sur le pas de la porte. Il lui sourit sincèrement.

-Au revoir, Marie.

La jeune femme ne dit rien. Son visage était fermé. Ses yeux brillaient. Il ne savait pas dire ce qu'il lui prenait. Il se serait attendu à un adieu plus chaleureux. Après un hochement de tête, il se retourna et recommença à marcher.

-Vous reviendrez nous voir ?

Claude s'arrêta. Il se tourna complètement vers elle. Marie, vulnérable, dans l'entrée, n'avait pu cacher l'inquiétude dans sa voix. Claude comprit.

-Oui, Marie, je reviendrais te voir.

Et il s'avança dans la rue, disparaissant dans le brouillard.

  Claude vivait désormais à la ferme avec le Rougeon. Si ce dernier était effectivement bien têtu, il n'en était pas moins facile à vivre. Il logeait et nourrissait seulement Claude. Leur colocation fut discrète au début, puis le vieillard s'ouvrit de plus en plus à de la compagnie après dix ans de solitude. Il lui arriva même de sourire.

L'ancien bagnard fut chaque jour reconnaissant envers Rougeon. Grâce à lui, il avait du travail, un toit et un camarade pour longtemps. Du côté des travaux, tout lui convenait également. Grâce à ses années de bagne, dont il fallait bien tirer du positif, le travail lui semblait moins pénible qu'à un novice. Et il le faisait bien.

L'hiver finit par passer et le printemps, avec ses promesses, vint. Les colocataires retrouvèrent une certaine joie de vivre que chacun tirait de l'autre.

  Claude avait pris pour habitude de passer une fois par semaine chez les aubergistes, à quelques minutes de la ferme. Ils avaient noué une certaine amitié, mais surtout, Claude fut toujours reconnaissant de leur hospitalité. Mais ce qui motivait surtout l'homme à se rendre dîner à l'auberge, fut Marie.

En effet, Claude se mit à s'intéresser à cette dernière. Depuis cette discussion au coin de feu où elle lui avait tenu tête quant à l'apprentissage de la lecture, il reconnut s'être probablement trompé sur le caractère de la jeune femme. Elle semblait sûre d'elle, un peu têtue, mais surtout, très intelligente. Et Claude découvrit qu'il avait eu raison en apprenant à la connaître de plus en plus. D'abord, il se dit qu'elle aurait dû faire des études, mais ses parents n'auraient jamais eu les moyens de lui payer. Puis, il découvrit qu'une fois la timidité dépassée, Marie avait une certaine joie de vivre, et qu'elle savait, plus que n'importe qui, tenir une conversation. Il l'avait vu discuter avec des fermiers et des étudiants perdus jusqu'à l'auberge, et il en était formel. Marie avait du charme.

  Les deux finirent par se lier d'amitié. Et pour cause : au-delà des discussions intéressantes, Marie apprenait à lire à Claude. Après chaque dîner partagé, ils passaient deux heures à étudier, penchés sur un livre, côte à côte. Il va s'en dire que cette activité favorisa une certaine complicité entre eux.

  Marie, au cours de sa vie, avait vu beaucoup d'hommes. En grandissant, elle se rendit compte que l'idée du mariage la repoussait vivement, et qu'elle préférait définitivement vivre vieille fille auprès de ses parents. Non pas que les hommes la rebutaient autant, mais elle n'y trouvait pas grand intérêt. Marie était discrète et introvertie : l'idée d'être auprès d'un homme ne semblait pas s'accorder avec sa nature profonde.

Bien sûr, quelques hommes tentèrent bien de demander à Marie sa main, mais ce fut, pour tous pratiquement, des ex-bagnards, et ses parents l'avertissaient depuis toujours :

-Tu ne te marieras jamais à un criminel, aussi petit le crime soit-il ! Si tu décides un jour de te marier à un bagnard, creuse ta tombe ! Ça ira plus vite !

Elle était prévenue.

  Alors, quand Claude arriva un soir d'hiver, grelottant et affamé, elle crut avoir affaire à un ex-forçat ordinaire. Mais en l'observant, elle se rendit compte qu'il faisait sur elle un effet qu'aucun homme ne lui avait jamais procuré : il l'impressionnait. Non pas forcément par sa robustesse ou sa certaine pudeur, mais plutôt par son regard. Le bagnard avait des yeux transparents de sentiments. À juste les regarder, Marie semblait pouvoir lire une vulnérabilité qu'il tenta pourtant de ne jamais laisser percevoir. Et en observant ses parents gravirent autour de lui, elle réalisa bien être la seule à l'avoir remarqué.

Claude était beau. Claude était même plus que beau : il était désirable. Tout de lui aspirait à Marie une soif de connaissance. Et cette dernière, qui n'eut jamais voulu se marier, sut dès cette première soirée que c'est Claude qu'elle souhaitait épouser. D'abord, elle se dit que ce fut sûrement son côté romanesque qui prit le dessus, mais elle ne put expliquer la force, à la fois extérieure et intérieure, qui la poussa à comprendre que deux êtres sont déjà intimement liés par ce que certains appellent le destin et que leur rencontre n'est que la concrétisation d'une évidence. Voilà pourquoi ne fut jamais inspiré par quelque autre homme que ce bagnard : ils s'étaient attendus, sans s'y attendre.

Marie n'eut donc plus qu'une idée en tête : faire en sorte de concrétiser son projet de mariage avec Claude.

  Un jour cependant, Marie accompagna son père en ville faire quelques courses. Elle ne passa pas inaperçue aux yeux d'un homme de loi, qui n'attendit pas moins que de croiser son regard pour l'aborder. Il se présenta au père sous le nom de Paul, ambitieux être qui venait de tomber amoureux de la plus belle créature alentours, qui fut par chance sa fille. Conquis, l'aubergiste l'invita le soir même pour un dîner de présentation officielle.

Si le prétendant put convaincre les parents, Marie passa les jours suivants à pleurer et à implorer ses parents de ne pas la marier.

-Marie, tu vas finir vieille fille, et par la même occasion, risée et honte de tes parents si ce n'est du village, que dis-je, de la France entière !

-Pour une fois que ce n'est pas un bagnard qui s'intéresse à toi... -Sois reconnaissante !

Une semaine plus tard, la décision fut prise, sans son consentement : Marie se mariera à Paul, l'homme de loi au corps maigre et aux yeux malins. Le désespoir venait de la gagner. Mais il restait encore une chance à la fiancée d'être sauvée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire unpamplemousseausucre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0